Marxisme-Leninisme
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Lettres de Friedrich Engels sur le matérialisme historique

Source: Lettres sur le matérialisme historique (1890-1894); Moscou, Éditions du Progrès, 1980.

Engels à Conrad Schmidt à Berlin [1] [Extrait]

Londres, le 5 août 1890

[…]

J’ai lu dans le Deutsche Worte de Vienne ce que pense du livre de Paul Barth [2] le malencontreux Moritz Wirth [3], et cette critique m’a donné aussi une impression défavorable du livre lui‑même. Je le parcourrai, mais je dois dire que si Moritzchen cite fidèlement le passage où Barth prétend n’avoir pu trouver dans tous les écrits de Marx qu’un seul exemple de la dépendance dans laquelle la philosophie se trouve par rapport aux conditions matérielles de l’existence, à savoir que Descartes identifie les animaux aux machines, un homme capable d’écrire une chose pareille me fait pitié. Et puisque cet homme n’a pas découvert que si les conditions matérielles de l’existence sont la primum agens [cause première], cela n’exclut pas que les domaines idéologiques exercent sur elles une action en retour, secondaire à vrai dire, il ne peut certainement pas avoir compris la matière qu’il traite. Cependant, je le répète, tout cela est de seconde main, et Moritzchen est un ami dangereux. La conception matérialiste de l’histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a dit des "marxistes" français de la fin des années 70: "Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste [4]".

Il y a eu également dans la Volkstribüne [5] une discussion sur la répartition des produits dans la société future, pour savoir si elle se ferait selon la quantité de travail fourni ou autrement. On a abordé la question d’une façon très "matérialiste", à l’opposé des fameuses phrases idéalistes sur la justice. Mais par un fait étrange, personne n’a eu l’idée que le mode de répartition dépend essentiellement de la quantité de produits à répartir et que cette quantité varie, bien entendu, avec le progrès de la production et de l’organisation sociale, faisant varier en conséquence le mode de répartition. Or, tous les participants au lieu d’envisager la "société socialiste" comme une chose qui varie et progresse continuellement, la considèrent comme une chose fixe, établie une fois pour toutes, et qui doit donc avoir un mode de répartition établi aussi une fois pour toutes. Si on reste raisonnable, on peut seulement: 1° chercher à découvrir le mode de répartition par lequel on commencera, et 2° essayer de trouver la tendance générale du développement ultérieur. Mais je n’en trouve pas un mot dans tout le débat.

En général, le mot "matérialisme" sert à beaucoup d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec laquelle on étiquette toutes sortes de choses sans les étudier davantage, pensant qu’il suffit de coller cette étiquette pour que tout soit dit. Or, notre conception de l’histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et non un levier servant à des constructions à la manière des hégéliens. Il faut réétudier toute l’histoire, il faut soumettre ses formations sociales avant d’essayer d’en déduire les conceptions politiques, juridiques, esthétiques, philosophiques, religieuses, etc., qui leur correspondent. Sur ce point, on a fait jusqu’ici peu de chose, parce que peu de gens s’y sont attelés sérieusement. Sur ce point, nous avons besoin d’une aide de masse, le domaine est infiniment vaste, et celui qui veut travailler sérieusement peut faire beaucoup et s’y distinguer. Mais, au lieu de cela, les phrases vides sur le matérialisme historique (on peut précisément tout transformer en phrase) ne servent pour un trop grand nombre de jeunes Allemands qu’à faire le plus rapidement possible de leur propres connaissances historiques relativement maigres ‑ l’histoire économique n’est‑elle pas encore dans les langes ‑ une construction systématique artificielle et à se croire ensuite des esprits tout à fait puissants. Ç’est ce moment précis que choisit un Barth pour apparaître, et se consacrer à quelque chose qui, dans son milieu au moins, n’est plus qu’une phrase creuse.

Mais tout ceci se tassera. En Allemagne, nous sommes maintenant assez forts pour supporter beaucoup. Un des plus grands services que nous a rendu la loi contre les socialistes [6], c’est qu’elle nous a débarrassé de l’importun "savant" allemand vaguement socialiste. Nous sommes maintenant assez forts, pour digérer même ce savant allemand qui, de nouveau, s’en fait accroire. Vous qui avez déjà réellement fait quelque chose, vous avez dû certainement remarquer combien est petit le nombre de jeunes littérateurs adhérant au Parti qui se donnent la peine d’étudier l’économie, l’histoire de l’économie et l’histoire du commerce, de l’industrie, de l’agriculture, des formations sociales. Combien connaissent de Maurer plus que le nom? C’est la présomption du journaliste qui doit résoudre toutes les difficultés, mais les résultats sont aussi à l’avenant! Ces messieurs ont parfois l’air de s’imaginer que tout est assez bon pour les ouvriers. Si ces messieurs savaient que Marx jugeait ses meilleures œuvres insuffisantes encore pour les ouvriers et qu’il regardait comme un crime d’offrir aux ouvriers quelque chose qui fût au‑dessous du parfait!

[…]

Engels à Joseph Bloch à Königsberg [Extrait]

Londres, les 21‑22 septembre 1890

 […]

[…] D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx ni moi, n’avons jamais affirmé davantage. Si quelqu’un dénature cette position en ce sens que le facteur économique est le seul déterminant, il le transforme ainsi en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les divers éléments de la superstructure: les formes politiques de la lutte de classe et ses résultats ‑ les Constitutions établies une fois, la bataille gagnée par la classe victorieuse, etc. ‑ les formes juridiques, et même les reflets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des participants, théories politiques, juridiques, philosophiques, conceptions religieuses et leur développement ultérieur en systèmes dogmatiques exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et, dans beaucoup de cas, en déterminent de façon prépondérante la forme. Il y a interaction de tous ces facteurs au sein de laquelle le mouvement économique finit par se frayer un chemin comme une nécessité, au travers d’une infinie multitude de contingences (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison interne entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré.

Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais tout d’abord, avec des prémisses et dans des conditions très déterminées. Entre toutes, ce sont les conditions économiques qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions politiques, etc., voire même la tradition qui hante les cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en dernière instance, économiques, qui ont formé également l’État prussien et qui ont continué à le développer. Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie que, parmi les nombreux petits États de l’Allemagne du Nord, c’était précisément le Brandebourg qui était destiné par la nécessité économique et non par d’autres facteurs encore (avant tout par cette circonstance que, grâce à la possession de la Prusse, le Brandebourg était entraîné dans les affaires polonaises et par elles impliqué dans les relations politiques internationales qui sont décisives également dans la formation de la puissance de la Maison d’Autriche) à devenir la grande puissance où s’est incarnée la différence dans l’économie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra difficilement à expliquer économiquement, sans se rendre ridicule, l’existence de chaque petit État allemand du passé et du présent ou encore l’origine de la mutation consonantique du haut-allemand qui a élargi la ligne de partage géographique constituée par les chaînes de montagnes des Sudètes jusqu’au Taunus, jusqu’à en faire une véritable faille traversant toute l’Allemagne.

Mais deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un grand nombre de volontés individuelles, dont chacune à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de conditions particulières d’existence; il y a donc là d’innombrables forces qui se contrecarrent mutuellement, un groupe infini de parallélogrammes de forces, d’où ressort une résultante ‑ l’événement historique ‑ qui peut être regardée elle-même, à son tour, comme le produit d’une force agissant comme un tout, de façon inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque individu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi que l’histoire jusqu’à nos jours se déroule à la façon d’un processus de la nature et est soumise aussi, en substance, aux mêmes lois de mouvement. Mais de ce que les diverses volontés ‑ dont chacune désire ce à quoi la poussent sa constitution physique et les circonstances extérieures, économiques en dernière instance (ou ses propres circonstances personnelles ou les circonstances sociales générales) ‑, de ce que ces volontés n’arrivent pas à ce qu’elles veulent, mais se fondent en une moyenne générale, en une résultante commune, on n’a pas le droit de conclure qu’elles sont égales à zéro. Au contraire, chacune contribue à la résultante, et à ce titre, est incluse en elle.

Je voudrais, en outre, vous prier d’étudier cette théorie aux sources originales et non point de seconde main, c’est vraiment beaucoup plus facile. Marx a rarement écrit quelque chose où elle ne joue son rôle. Mais, en particulier, "Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte" [7] est un exemple tout à fait excellent de son application. Dans "Le Capital" [8] on y renvoie souvent. Ensuite, je me permets de vous renvoyer également à mes ouvrages: "M. Eugen Dühring bouleverse la science" [9] et "Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande" [10], où j’ai donné l’exposé le plus détaillé du matérialisme historique qui existe à ma connaissance.

C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes donnent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté économique. Face à nos adversaires, il nous fallait souligner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne trouvions pas toujours le temps, le lieu, ni l’occasion de donner leur place aux autres facteurs qui participent à l’action réciproque. Mais dès qu’il s’agissait de présenter une tranche d’histoire, c’est‑à‑dire de passer à l’application pratique, la chose changeait et il n’y avait pas d’erreur possible. Mais malheureusement, il n’arrive que trop fréquemment que l’on croit avoir parfaitement compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans difficultés, dès qu’on s’en est approprié les principes essentiels, et cela n’est pas toujours exact. Je ne puis tenir quitte de ce reproche plus d’un de nos récents "marxistes", et il faut dire aussi qu’on a fait des choses singulières.

[…]

Engels à Conrad Schmidt à Berlin [Extraits]

Londres, le 27 octobre 1890

Cher Schmidt !

Je consacre ma première heure de liberté à vous répondre. Je crois que vous ferez bien d’accepter le poste le Züricher Post [11]. Vous pourrez toujours y apprendre beaucoup de choses au toujours y apprendre beaucoup de choses au point de vue économique, surtout si vous gardez présent à l’esprit que Zurich n’est jamais qu’un marché monétaire et de spéculation de troisième ordre et, en conséquence, que les impressions que l’on y a sont affaiblies ou même falsifiées consciemment pour avoir été réfractées deux ou trois fois. Mais vous y ferez connaissance pratiquement avec le mécanisme et vous serez obligés de suivre les cours de bourse de première main de Londres, New York, Paris, Berlin, Vienne et du coup le marché mondial s’éclairera pour vous, sous l’aspect du marché monétaire et du marché des valeurs, qui en sont le reflet. Il en va des reflets économiques, politiques et autres tout comme des reflets dans l’œil humain, ils traversent une lentille convexe et par conséquent prennent forme à l’envers, les pieds en l’air. La seule différence est qu’il manque un système nerveux qui les remette sur leurs pieds dans la représentation qu’on en a. L’homme du marché mondial ne voit les fluctuations de l’industrie et du marché mondial que sous la forme du reflet inversé du marché monétaire et du marché des valeurs et alors l’effet devient la cause, dans son esprit. Cela, je l’ai déjà vu à Manchester dans les années 40: pour comprendre la marche de l’industrie, avec ses maxima et minima périodiques, les cours de la bourse de Londres étaient absolument inutilisables parce que ces messieurs voulaient tout expliquer par les crises du marché de l’argent, qui n’étaient pourtant elles-mêmes, la plupart du temps, que des symptômes. Il s’agissait alors de démontrer que la naissance des crises industrielles n’avait rien à voir avec une surproduction temporaire et la chose avait donc en outre un caractère tendancieux, qui incitait à la falsification. Aujourd’hui, cet élément disparaît ‑ pour nous au moins, une fois pour toutes ‑ et en outre c’est un fait que le marché de l’argent peut avoir aussi ses propres crises, pour lesquelles des perturbations se produisant directement dans l’industrie ne jouent qu’un rôle subordonné ou ne jouent même aucun rôle; dans ce domaine, il reste encore beaucoup de choses à établir et à étudier, en particulier aussi en ce qui concerne l’histoire des vingt dernière années.

Où il y a division du travail à l’échelle sociale, il y a aussi indépendance des travaux partiels les uns par rapport aux autres. La production est le facteur décisif, en dernière instance. Mais en même temps que le commerce des produits devient indépendant de la production proprement dite, il obéit à son propre mouvement, que domine certes, en gros, le processus de production mais qui, dans le détail, et à l’intérieur de cette dépendance générale, n’en obéit pas moins à ses propres lois qui ont leur origine dans la nature de ce facteur nouveau. Il possède ses propres phases et réagit de son côté sur le processus de production. La découverte de l’Amérique était due à la soif d’or qui avait déjà poussé auparavant les Portugais vers l’Afrique (cf. Soetbeer: La production des métaux précieux), parce que l’industrie européenne, si puissamment, développée aux 14e et 15e siècles, et le commerce correspondant, exigeaient de nouveaux moyens d’échange que l’Allemagne ‑ le grand pays producteur d’argent [métal] de 1450 à 1550 ‑ ne pouvait livrer. La conquête de l’Inde par les Portugais, les Hollandais, les Anglais de 1500 à 1800 avait pour but les importations en provenance de l’Inde, personne ne pensait à des exportations vers ce pays. Et pourtant quelle action colossale en retour ont eue sur l’industrie ces découvertes et ces conquêtes, nées des seuls intérêts commerciaux ‑ ce sont les besoins de l’exportation en direction de ces pays qui ont créé et développé la grande industrie.

Il en est de même du marché des valeurs [12]. En même temps que le commerce des valeurs [13] se détache du commerce des marchandises, le commerce de l’argent ‑ sous certaines conditions posées par la production et le commerce des marchandises et à l’intérieur de ces limites ‑ a sa propre évolution, obéit à des lois particulières, définies par sa propre nature, et connaît des phases particulières. S’il s’y ajoute encore qu’au cours de cette évolution nouvelle le commerce de l’argent s’élargit en commerce des titres, que ces titres ne sont pas seulement des bons d’État mais aussi des actions de sociétés industrielles et de transport, qu’en somme le commerce de l’argent acquiert un pouvoir direct sur une partie de la production (laquelle en gros le domine), on comprend que l’action en retour du commerce de l’argent sur la production devient encore plus forte et plus compliquée. Ceux qui font commerce de l’argent sont propriétaires des chemins de fer, des mines, des usines sidérurgiques, etc. Ces moyens de production acquièrent un double visage: leur exploitation doit se conformer tantôt aux intérêts de la production directe, mais tantôt aussi aux besoins des actionnaires dans la mesure où ce sont des banquiers [14]. Voici l’exemple le plus frappant: l’exploitation des chemins de fer de l’Amérique du Nord dépend totalement des opérations boursières que font à tel moment Jay Gould, Vanderbilt, etc., lesquelles opérations sont parfaitement étrangères aux chemins de fer en particulier et à ce qui leur est utile en tant que moyen de communication. Ici même, en Angleterre, nous avons vu, durant des dizaines d’années, différentes sociétés de chemins de fer lutter entre elles pour la possession de régions où elles touchaient l’une à l’autre; au cours de ces luttes, des sommes énormes étaient dépensées, non dans l’intérêt de la production et du transport, mais uniquement à cause d’une rivalité qui, la plupart du temps, n’avait d’autre but que de permettre des opérations boursières de la part des banquiers [15] possédant les actions.

Par ces quelques indications sur ma conception des rapports de la production avec le commerce des marchandises et de celles‑ci avec le commerce de l’argent, j’ai au fond déjà répondu du même coup à vos questions concernant le "matérialisme historique" en général. C’est du point de vue de la division du travail que la chose se conçoit le plus facilement. La société crée certaines fonctions communes dont elle ne peut se dispenser. Les gens qui y sont nommés constituent une nouvelle branche de la division du travail au sein de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts particuliers, envers leurs mandataires également, ils se rendent indépendants à leur égard, et… voilà l’État. Et les choses vont évoluer comme pour le commerce des marchandises et, plus tard, le commerce de l’argent; la nouvelle force indépendante doit bien suivre dans l’ensemble le mouvement de la production, mais, en vertu de l’indépendance relative qui lui est inhérente, c’est‑à‑dire qui lui a été conférée et qui continue à se développer progressivement, elle réagit aussi à son tour sur les conditions et la marche de la production. Il y a action réciproque de deux forces inégales, du mouvement économique d’un côté, et, de l’autre, de la nouvelle puissance politique qui aspire à la plus grande indépendance possible et qui, une fois constituée, est douée elle aussi, d’un mouvement propre; le mouvement économique s’impose bien et gros, mais il est obligé, lui aussi, de subir le contre-coup du mouvement politique qu’il a constitué lui‑même et qui est doué d’une indépendance relative, le contre-coup du mouvement du pouvoir d’État, d’un côté, de l’autre, de l’opposition qui s’est formée en même temps que lui. De même que, sur le marché de l’argent, le mouvement du marché industriel se reflète en gros, et sous les réserves indiquées plus haut, et naturellement à l’envers, de même, dans la lutte entre le gouvernement et l’opposition, se reflète la lutte des classes qui existaient et se combattaient déjà auparavant, mais elle se reflète également à l’envers, non plus directement, mais indirectement, non pas comme ne lutte de classes, mais comme une lutte pour des principes politiques, et tellement à l’envers qu’il a fallu des millénaires pour que nous en découvrions le mystère.

La répercussion du pouvoir de l’État sur le développement économique peut être de trois sortes: il peut agir dans la même direction, alors tout marche plus vite, il peut agir en sens inverse du développement économique, et de nos jours, chez tous les grands peuples, il fait alors fiasco à la longue, ou encore, il peut fermer au développement économique certaines voies et lui en prescrire d’autres ‑ ce cas se ramenant finalement à l’un des deux précédents. Mais il est clair que dans les deuxième et troisième cas, le pouvoir politique peut causer un grand dommage au développement économique et produire un gaspillage massif de force et de matière.

À cela s’ajoute encore le cas de la conquête et de la destruction brutale de ressources économiques où, dans certaines circonstances, tout un développement économique local et national a pu jadis disparaître. Aujourd’hui, ce cas a le plus souvent des effets contraires, du moins chez les grands peuples: du point de vue économique, politique et moral, le vaincu gagne, à la longue, parfois plus que le vainqueur.

Il en va de même du droit: dès que la nouvelle division du travail devient nécessaire et crée les juristes professionnels, s’ouvre à son tour un domaine nouveau, indépendant qui, tout en étant dépendant d’une façon générale de la production et du commerce n’en possède pas moins, lui aussi, une capacité particulière de réagir sur ces domaines. Dans un État moderne, il faut non seulement que le droit corresponde à la situation économique générale et soit son expression, mais qu’il possède aussi sa cohérence interne et ne porte pas en lui sa condamnation du fait de ses contradictions internes. Et le prix de cette création, c’est que la fidélité du reflet des rapports économiques s’évanouit de plus en plus. Et cela d’autant plus qu’il arrive plus rarement qu’un code soit l’expression brutale, intransigeante, authentique de la domination d’une classe: la chose elle‑même n’irait‑elle pas à l’encontre de la "notion de droit"? La notion de droit pure, conséquente, de la bourgeoisie révolutionnaire de 1792 à 1796 est déjà faussée, comme nous le savons, en de nombreux endroits dans le code Napoléon [16], et, pour autant qu’elle s’y incarne, elle est obligée de subir journellement toutes sortes d’atténuations, par suite de la puissance croissante du prolétariat. Ce qui n’empêche pas le code Napoléon d’être le code qui sert de base à toutes les codifications nouvelles dans toutes les parties du monde. C’est ainsi que le "développement du droit" ne consiste en grande partie qu’à essayer tout d’abord d’éliminer les contradictions, résultant de la traduction directe de rapports économiques en principes juridiques, en tentant d’établir un système juridique harmonieux, pour constater ensuite que l’influence et la pression du développement économique ultérieur ne cessent de faire, éclater ce système et l’impliquent dans de nouvelles contradictions (je ne parle ici, pour commencer, que du droit civil).

Le reflet des rapports économiques sous forme de principes juridiques a nécessairement aussi pour résultat de mettre les choses la tête en bas: cela se produit, sans que ceux qui agissent en aient conscience; le juriste s’imagine qu’il opère par propositions a priori, alors que ce ne sont pourtant que des reflets économiques ‑ et c’est pourquoi tout est mis la tête en bas. Et le fait que ce renversement qui, tant qu’on ne le reconnaît pas constitue ce que nous appelons un point de vue idéologique, réagit à son tour sur la base économique et peut la modifier, dans certaines limites, me paraît être l’évidence même. La base du droit successoral, en supposant l’égalité du stade de développement de la famille, est une base économique. Néanmoins, il sera difficile de démontrer qu’en Angleterre, par exemple, la liberté absolue de tester, et en France sa grande limitation, n’ont, dans toutes leurs particularités, que des causes économiques. Mais, toutes deux réagissent de manière très importante sur l’économie, parce qu’elles influencent la répartition de la fortune.

En ce qui concerne les domaines idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs: la religion, la philosophie, etc., celles‑ci sont composées d’un reliquat ‑ remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé et recueilli ‑ de ce que nous appellerions aujourd’hui: imbécillité. À la base de ces diverses représentations fausses de la nature, de la nature de l’homme lui‑même, des esprits, des puissances magiques, etc., il n’y a le plus souvent qu’un élément économique négatif; le faible développement économique de la période préhistorique a comme complément, mais aussi çà et là pour condition et même pour cause, représentations fausses [17] de la nature. Et bien que le besoin économique ait été le ressort principal du progrès dans la connaissance de la nature et qu’il le soit devenu de plus en plus, ce n’en serait pas moins du pédantisme de vouloir chercher des causes économiques à toutes ces absurdités primitives. L’histoire des sciences est l’histoire de l’élimination progressive de ces absurdités, ou bien encore leur remplacement par une imbécillité nouvelle, mais de moins en moins absurde. Les gens qui s’en chargent font partie à leur tour de sphères particulières de la division du travail et ils s’imaginent qu’ils travaillent sur un terrain indépendant. Et, dans la mesure où ils constituent un groupe indépendant au sein de la division sociale du travail, leurs productions, y compris leurs erreurs, réagissent sur tout le développement social, même sur le développement économique. Mais, avec tout cela, ils n’en sont pas moins eux‑mêmes à leur tour sous l’influence dominante du développement économique. C’est en philosophie, par exemple, qu’on peut le plus facilement le prouver pour la période bourgeoise. Hobbes fut le premier matérialiste moderne (dans le sens du 18e siècle), mais il fut un partisan de l’absolutisme à l’époque où la monarchie absolue florissait dans toute l’Europe et engageait en Angleterre la lutte contre le peuple. Locke a été, en religion comme en politique, le fils du compromis de classe de 1688 [18]. Les déistes anglais [19] et leurs successeurs plus conséquents, les matérialistes français, furent les philosophes authentiques de la bourgeoisie; les Français furent même ceux de la révolution bourgeoise. Dans la philosophie allemande qui va de Kant à Hegel, on voit passer le philistin allemand, de façon tantôt positive, tantôt négative. Mais en tant que domaine déterminé de la division du travail, la philosophie de chaque époque suppose une somme déterminée d’idées qui lui ont été transmises par les penseurs qui l’ont précédée et dont elle part. Et c’est pourquoi il arrive que des pays économiquement retardataires peuvent pourtant tenir le premier violon en philosophie: la France du 18e siècle par rapport à l’Angleterre dont la philosophie servait de base aux Français, et plus tard l’Allemagne par rapport à l’une et à l’autre. Mais, en France comme en Allemagne, la philosophie, tout comme l’épanouissement littéraire général de cette époque, fut, elle aussi, le résultat d’un essor économique. La suprématie finale du développement économique, dans ces domaines également, est pour moi chose assurée mais elle se produit dans le cadre de conditions que le secteur en question prescrit lui-même: en philosophie, par exemple, par l’effet d’influences économiques (qui n’agissent le plus souvent à leur tour que sous leur déguisement politique, etc.) sur la matière philosophique existante, transmise par les prédécesseurs. L’économie ne crée ici rien a novo [de neuf], mais elle détermine le type de modification et de développement de la matière intellectuelle existante, et encore elle fait cela le plus souvent indirectement: ce sont les reflets politiques, juridiques et moraux qui exercent la plus grande action directe sur la philosophie.

Sur la religion, j’ai dit l’indispensable dans mon dernier chapitre sur Feuerbach [20].

Donc, lorsque Barth prétend que nous aurions nié toute action des reflets politiques, etc., du mouvement économique sur ce mouvement même, il ne fait que se battre contre des moulins à vent. Il n’a qu’à regarder "Le 18-Brumaire" de Marx [21] où il est presque uniquement question du rôle particulier joué par les luttes et événements politiques, naturellement dans la limite de leur dépendance générale des conditions économiques. Ou dans Le Capital, par exemple, la section sur la journée de travail [22], où la législation qui est bien un acte politique, a une action si profonde. Ou encore, le chapitre sur l’histoire de la bourgeoisie (le 24e chapitre [23]). Ou encore, pourquoi luttons-nous donc pour la dictature politique du prolétariat si le pouvoir politique est économiquement impuissant? La violence (c’est‑à‑dire le pouvoir d’État) est, elle aussi, une puissance économique!

Mais je n’ai pas maintenant le temps de faire la critique de ce livre [24]. Il faut d’abord que je sorte le Livre III [25] et d’ailleurs je crois que Bernstein, par exemple, pourrait très bien faire la chose.

Ce qui manque à tous ces Messieurs, c’est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là, que l’effet. Que c’est une abstraction vide, que dans le monde réel pareils antagonismes polaires métaphysiques n’existent que dans les crises, mais que tout le grand déroulement des choses se produit sous la forme d’action et de réaction de forces, très inégales sans doute ‑ dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus originelle, la plus décisive ‑ qu’il n’y a rien ici d’absolu, que tout est relatif, tout cela, que voulez-vous, ils ne le voient pas; pour eux, Hegel n’ a pas existé.

[…]

Engels à Franz Mehring à Berlin

Londres, le 14 juillet 1893

Cher Monsieur Mehring !

Ce n’est qu’aujourd’hui que je puis enfin vous remercier pour la "Légende de Lessing" que vous avez eu l’amabilité de m’envoyer. Je ne voulais pas me borner à vous en accuser réception, sans y ajouter quelque chose au sujet du livre lui‑même, de son contenu. D’où ce retard.

Je commence par la fin, par l’appendice sur le matérialisme historique [26], ou vous avez expose l’essentiel à la perfection et d’une façon convaincante pour quiconque est sans parti pris. La seule objection que j’aie à faire, c’est que vous m’attribuez plus de mérites qu’il ne m’en revient, compte tenu même de ce que j’aurais trouvé tout seul, peut-être ‑ avec le temps ‑ si Marx, dont le coup d’œil [27] est plus rapide et l’horizon plus large, ne l’avait découvert bien auparavant. Quand on a eu la chance de travailler 40 ans avec un homme tel que Marx, on ne jouit généralement pas du vivant de cet homme, du renom que l’on croit avoir mérité. Mais une fois que le grand homme est mort, il arrive souvent que le plus petit soit surestimé: c’est, me semble‑t‑il, mon cas actuellement; l’histoire finira par tout mettre en ordre, mais d’ici là j’aurai passé sans encombre dans l’autre monde et n’en saurai rien.

À part cela, il manque seulement un point qui, à vrai dire, n’a pas été assez mis en relief dans les écrits de Marx et les miens, ce qui fait que nous en portons tous la même responsabilité. À savoir, nous nous sommes d’abord attaches à déduire les représentations idéologiques ‑ politiques, juridiques et autres ‑ ainsi que les actions conditionnées par elles, des faits économiques qui sont à leur base, et nous avons eu raison. Mais en considérant le contenu, nous avons négligé la forme: la manière dont se constituent ces représentations, etc. C’est ce qui a fourni à nos adversaires l’occasion rêvée de se permettre des interprétations fausses et des altérations, dont Paul Barth [28] est un exemple frappant.

L’idéologie est un processus que le soi-disant penseur accomplit sans doute avec conscience, mais avec une conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le mettent en mouvement lui restent inconnues, sinon ce ne serait point, un processus idéologique. Aussi s’imagine‑t‑il des forces motrices fausses ou apparentes. Du fait que c’est un processus intellectuel, il en déduit et le contenu et la forme de la pensée pure, que ce soit de sa propre pensée ou de celle de ses prédécesseurs. Il a exclusivement affaire aux matériaux intellectuels; sans y regarder de plus près, il considère que ces matériaux proviennent de la pensée et ne s’occupe pas de rechercher s’ils ont quelque autre origine plus lointaine et indépendante de la pensée. Cette façon de procéder est pour lui l’évidence même, car tout acte humain se relisant par l’intermédiaire de la pensée lui apparaît en dernière instance fondé également sur la pensée.

L’idéologue historien (historien doit être ici un simple vocable collectif pour: politicien, juriste, philosophe, théologien, bref, pour tous les domaines appartenant à la société et non pas seulement à la nature), l’idéologue historien a donc dans chaque domaine scientifique une matière qui s’est formée de façon indépendante dans la pensée de générations antérieures et qui a évolué de façon indépendante dans le cerveau de ces générations antérieures et qui a évolué de façon indépendante dans le cerveau de ces générations successives. Des faits extérieurs, il est vrai, appartenant à ce domaine ou à d’autres peuvent bien avoir contribué à déterminer ce développement, mais ces faits reconnus tacitement être, ne sont-ils pas eux-mêmes, à leur tour, de simples fruits d’un processus intellectuel, de sorte que nous continuons toujours à rester dans le royaume de la pensée pure qui a heureusement digéré même les faits les plus têtus.

C’est cette apparence d’histoire indépendante des constitutions d’État, des systèmes juridiques, des conceptions idéologiques dans chaque domaine particulier qui aveugle, avant tout, la plupart des gens. Si Luther et Calvin "viennent à bout" de la religion catholique officielle, si Hegel "vient à bout" de Kant et de Fichte, si Rousseau "vient à bout" indirectement par son "Contrat social" [29] républicain, de Montesquieu le constitutionnel, c’est un événement qui reste à l’intérieur de la théologie, de la philosophie, de la théorie de l’État, qui constitue une étape dans l’histoire de ces domaines de la pensée et qui ne sort pas du domaine de la pensée. Et, depuis que l’illusion bourgeoise de la perpétuité et de la perfection absolue de la production capitaliste s’est encore ajoutée à cela, la victoire des physiocrates et d’Adam Smith sur les mercantilistes passe elle-même, ma foi, pour une simple victoire de l’idée, non pas comme le reflet intellectuel de faits économiques modifiés, mais, au contraire, comme la compréhension exacte, enfin acquise, de conditions réelles ayant existé partout et de tout temps. Si Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste avaient instauré le libre-échange au lieu de s’engager dans les croisades, ils nous auraient épargné cinq cents années de misère et de sottises.

Cet aspect de la chose que je ne puis ici qu’effleurer, tous nous l’avons négligé, je pense, plus qu’il le méritait. C’est une vieille histoire: au commencement, on néglige toujours la forme pour le fond. Comme je l’ai déjà dit, je l’ai fait également, et la faute ne m’est toujours apparue que post festum. C’est pourquoi non seulement je suis très loin de vous en faire un reproche quelconque, d’autant plus que j’ai commencé à commettre cette faute bien avant vous, au contraire, mais du moins je voudrais vous rendre attentif à ce point à l’avenir.

À cela se lie également cette idée stupide des idéologues: comme nous refusons aux diverses sphères idéologiques qui jouent un rôle dans l’histoire, un développement historique indépendant, nous leur refusons aussi toute efficacité historique. C’est partir d’une conception banale, non dialectique de la cause et de l’effet comme de pôles opposés l’un à l’autre de façon rigide, de l’ignorance absolue de l’action réciproque. Le fait qu’un facteur historique dès qu’il est engendré finalement par d’autres faits économiques, réagit aussi à son tour et peut réagir sur son milieu et même sur ses propres causes, ces messieurs l’oublient souvent tout à fait à dessein. Comme Barth, par exemple, parlant de la caste des prêtres et de la religion, voir dans votre livre, page 475. J’aime beaucoup la façon dont vous avez réglé son compte à ce personnage d’une platitude incroyable. Et c’est lui que l’on nomme professeur d’histoire à Leipzig! Il y avait pourtant là le vieux Wachsmuth, également borné, mais doué d’un remarquable sentiment des faits, un tout autre type !

Au sujet du livre, en général, je ne puis que répéter ce que j’ai dit à maintes reprises des articles, quand ils paraissaient dans la Neue Zeit [30]: c’est de beaucoup le meilleur exposé de la genèse de l’État prussien, je dirai même que c’est le seul qui soit bon, car dans la plupart des cas il en révèle exactement les corrélations jusque dans les détails. Il est seulement regrettable que vous n’ayez pas embrassé tout le développement ultérieur jusqu’à Bismarck, et j’ai malgré moi l’espoir que vous le ferez un jour pour donner un tableau d’ensemble cohérent, depuis le Grand Électeur Frédéric-Guillaume jusqu’au vieux Guillaume [31]. Car enfin, vous avez déjà fait les études préliminaires et presque terminé le travail, du moins en ce qui concerne l’essentiel. Or, il faut l’avoir fait avant que tout le coffre aux vieilleries ne s’effondre; la défloration des légendes monarchiques patriotiques, sans être précisément une prémisse indispensable de l’élimination de la monarchie qui couvre la domination de classe (la république bourgeoise pure en Allemagne étant périmée avant d’être apparue), n’en est pas moins un des leviers les plus efficaces.

Vous aurez alors plus d’espace et plus d’occasions pour représenter l’histoire locale de la Prusse comme une partie de la misère commune de l’Allemagne. C’est là le point sur lequel je diverge quelque peu avec vous, avec votre conception des causes du morcellement de l’Allemagne et de l’échec de la révolution bourgeoise allemande du 16e siècle. S’il m’est donné de remanier l’introduction historique à ma Guerre des paysans [32], ce qui arrivera, je l’espère, l’hiver prochain, je pourrai y développer les points voulus. Non que j’estime erronées les causes que vous mentionnez, mais j’en ajoute d’autres et les groupe un peu différemment.

En étudiant l’histoire de l’Allemagne ‑ qui n’est qu’une misère ininterrompue ‑, j’ai toujours trouvé que seule la comparaison avec les époques correspondantes de l’histoire de France donnerait la bonne échelle, parce qu’il s’y passe juste le contraire de ce qui a lieu chez nous. Là‑bas, il se forme un État national à partir des disjectis membris [membres disjoints] de l’État féodal, alors que chez nous c’est précisément le paroxysme de la décadence. Là‑bas, tout le processus est assujetti à une rare logique objective, tandis que chez nous la débâcle s’aggrave de plus en plus. Là‑bas, au moyen âge, l’immixtion étrangère est figurée par le conquérant anglais qui intervient en faveur de la nationalité provençale contre celle du Nord de la France; les guerres avec les Anglais représentant en quelque sorte la guerre de Trente ans [33], mais elles se terminent par l’expulsion des envahisseurs étrangers, et la conquête du Sud par le Nord. Vient ensuite la lutte du pouvoir central contre le vassal bourguignon [34] qui s’appuie sur ses possessions étrangères et dont le rôle correspond à celui du Brandebourg-Prusse, mais cette lutte aboutit au triomphe du pouvoir central et parachève la formation de l’État national. Et chez nous, à ce moment même, l’État national se désagrège complètement (dans la mesure où le "royaume d’Allemagne" au sein du Saint-Empire romain [35] peut être qualifié d’État national), et le pillage des terres allemandes commence en grand. Si honteuse que soit cette comparaison pour les Allemands, elle n’en est que plus édifiante, et depuis que nos ouvriers ont replacé l’Allemagne au premier rang du mouvement historique, nous avons moins de peine à avaler l’opprobre du passé.

Un autre caractère très particulier de l’évolution allemande, c’est que les deux États de l’empire qui ont fini par se partager toute l’Allemagne ne sont ni l’un ni l’autre purement allemands, étant d’anciennes colonies conquises sur les terres slaves: l’Autriche est colonie bavaroise, le Brandebourg, colonie saxonne; et s’ils se sont emparés du pouvoir en Allemagne même, c’est uniquement en prenant appui sur leurs possessions étrangères, non allemandes: l’Autriche sur la Hongrie (sans parler de la Bohême), le Brandebourg sur la Prusse. À la frontière ouest, qui était la plus menacée, il n’y avait rien de pareil, à la frontière nord c’est aux Danois qu’on avait laissé le soin de défendre l’Allemagne contre les Danois, et le Sud avait si peu besoin d’être défendu que ses gardes-frontières, les Suisses, purent se séparer eux‑mêmes de l’Allemagne!

Mais voilà que je me suis lancé dans un tas de ratiocinations; que ce bavardage vous prouve au moins le vif intérêt que m’inspire votre travail.

Une fois encore, mes sincères remerciements et salutations cordiales.

Votre F. Engels

Engels à W. Borgius à Breslau [36] [37] [38]

Londres, le 25 janvier 1894

Cher Monsieur !

Voici la réponse à vos questions:

1. Par les rapports économiques, que nous regardons comme la base déterminante de l’histoire de la société, nous entendons la manière dont les hommes d’une certaine société produisent leurs moyens d’existence et échangent entre eux les produits (dans la mesure où existe la division du travail). Donc, toute la technique de la production et des transports y est incluse. Selon notre conception, cette technique détermine également le mode d’échange et de répartition des produits et, par conséquent, après la dissolution de la société tribale, également la division en classes, par conséquent les rapports de domination et de servitude, par conséquent l’État, la politique, le droit, etc. Sont inclus, en outre, dans le concept des rapports économiques, la base géographique sur laquelle ceux-ci évoluent, et les vestiges réellement transmis des stades de développement économique antérieurs qui se sont maintenus, souvent par tradition seulement ou par vis inertiae [par la force d’inertie], et naturellement aussi le milieu extérieur qui entoure cette forme sociale.

Si, comme vous le dites, la technique dépend pour une grande part de l’état de la science, celle‑ci dépend encore beaucoup plus de l’état et des besoins de la technique. Lorsque la société a des besoins techniques, elle impulse plus la science que le font dix universités. Toute l’hydrostatique (Torricelli, etc.) sortit du besoin vital de régularisation des torrents de montagne en Italie aux 16e et 17e siècles. Nous ne savons quelque chose de rationnel de l’électricité que depuis qu’on a découvert son utilisation technique. Mais, malheureusement, en Allemagne, on a pris l’habitude d’écrire l’histoire des sciences comme si elles étaient tombées du ciel.

2. Nous considérons les conditions économiques comme ce qui conditionne, en dernière instance, le développement historique. Or, la race est elle-même un facteur économique. Mais il y a deux points ici qu’il ne faut pas négliger:

a) Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Mais ils agissent tous également les uns sur les autres, ainsi que sur la base économique. Il n’en est pas ainsi parce que la situation économique est la cause, qu’elle est seule active et que tout le reste n’est qu’action passive. Il y a, au contraire, action réciproque sur la base de la nécessité économique qui l’emporte toujours en dernière instance. L’État, par exemple, agit par le protectionnisme, le libre‑échange, par une bonne ou mauvaise fiscalisé, et même l’épuisement et l’impuissance mortels du philistin allemand, qui résultèrent de la situation économique misérable de l’Allemagne de 1648 à 1830 et qui se manifestèrent tout d’abord sous forme de piétisme [39], puis de sentimentalité et d’esclavage servile à l’égard des princes et de la noblesse, ne furent pas sans influence économique. Ils furent un des plus grands obstacles au relèvement et ne furent ébranlés que grâce aux guerres de la Révolution et de Napoléon qui firent passer la misère chronique à l’état aigu. Il n’y a donc pas, comme on veut se l’imaginer, çà et là, par simple commodité, un effet automatique de la situation économique, ce sont, au contraire, les hommes qui font leur histoire eux-mêmes, mais dans un milieu donné qui la conditionne, sur la base de conditions antérieures de fait, parmi lesquelles les conditions économiques, si influencée qu’elles puissent être par les autres conditions politiques et idéologiques, n’en sont pas moins, en dernière instance, les conditions déterminantes, constituant d’un bout à l’autre le fil conducteur, qui, seul, vous met à même de comprendre.

b) Les hommes font leur histoire eux-mêmes, mais jusqu’ici ils ne se conformaient pas à une volonté collective, n’agissaient pas selon un plan d’ensemble, et cela même pas dans le cadre d’une société déterminée, organisée, donnée. Leurs efforts se contrecarrent, et c’est précisément la raison pour laquelle règne, dans toutes les sociétés de ce genre, la nécessité complétée et manifestée par la contingence. La nécessité qui s’y impose par la contingence est à son tour, en fin de compte, la nécessité économique. Ici nous abordons la question de ce qu’on appelle les grands hommes. Naturellement, c’est un pur hasard que tel grand homme surgisse à tel moment déterminé dans tel pays donné. Mais, si nous le supprimons, on voit surgir l’exigence de son remplacement et ce remplaçant se trouvera tant bien quel mal [40], mais il se trouvera toujours à la longue. Ce fut un hasard que Napoléon, ce Corse, fût précisément le dictateur militaire dont avait absolument besoin la République française, épuisée par sa propre, guerre; mais la preuve est faite que, faute d’un Napoléon, un autre aurait comblé la lacune, car l’homme s’est trouvé chaque fois qu’il a été nécessaire: César, Auguste, Cromwell, etc. Si Marx a découvert la conception historique de l’histoire, Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais jusqu’en 1850 prouvent qu’on s’y efforçait, et la découverte de la même conception par Morgan est la preuve que le temps était mûr pour elle et qu’elle devait nécessairement être découverte.

Il en est ainsi de tout autre hasard et de tout autre apparence de hasard dans l’histoire. Plus le domaine que nous étudions s’éloigne de l’économie et se rapproche de la pure idéologie abstraite, et plus nous constaterons que son développement présente de hasard, plus sa courbe se déroule en zigzag. Mais si vous tracez l’axe moyen de la courbe, vous trouverez que plus la période considérée est longue et le domaine étudié est grand, plus cet axe se rapproche de l’axe du développement économique et plus il tend à lui être parallèle.

Le plus grand obstacle à la compréhension exacte est en Allemagne la négligence impardonnable, en littérature, de l’histoire économique; non seulement il est difficile de se déshabituer des idées serinées à l’école sur l’histoire, mais il est encore plus difficile de rassembler les matériaux qui sont nécessaires à cet effet. Qui, par exemple, a seulement lu le vieux G. von Gülich [41] dont la compilation aride contient pourtant tant d’éléments qui permettent d’éclaircir d’innombrables faits politiques!

D’ailleurs, le bel exemple que Marx a donné dans le "18-Brumaire" [42], devrait, comme je pense, répondre suffisamment à vos questions, précisément parce que c’est un exemple pratique. Dans l’"Anti‑Dühring", 1re partie, chapitres 9 à 11, et 2e partie, chapitres 2 à 4, ainsi que dans la 3e partie, chapitre 1er, ou dans l’introduction et, ensuite, dans le dernier chapitre de "Feuerbach" [43], je crois également avoir déjà touché à la plupart de ces points.

Je vous prie de ne considérer que l’ensemble de ce texte, sans en soumettre chaque mot à une critique méticuleuse; je regrette de ne pas avoir eu le temps de tout vous exposer avec la clarté et la netteté requises pour une publication. […]

 



[1]. Un extrait de cette lettre a été publié dans la Berliner Volks-Tribüne (Tribune populaire berlinoise) du 27 septembre 1890.

La Berliner Volks-Tribüne était un hebdomadaire social-démocrate proche du groupe des "Jeunes", de tendance semi-anarchique; parut de 1887 à 1892.

[2]. Il s’agit du livre de Paul Barth "Die Geschichts-philosophie Hegels und Hegelianer bis auf Marx und Hartmann" ("La Philosophie de l’histoire de Hegel et des hégéliens jusqu’à Marx et Hartmann inclusivement"), paru à Leipzig en 1890.

[3]. Deutsche Worte (Paroles allemandes), revue économique et socio-politique autrichienne, parut de 1881 à 1904. L’article de Moritz Wirth "Les excès à l’égard de Hegel et ses persécutions dans l’Allemagne contemporaine" fut publié dans le numéro 5 de 1890 de cette revue.

[4]. La phrase citée figure en français dans le texte.

[Note ROCML:] Cf. Friedrich Engels, Lettre à Eduard Bernstein, 2 novembre 1882: "Ce que l’on appelle “marxisme” en France est certes un article tout spécial, au point que Marx a dit à Lafargue: “Ce qu’il y a de certain, c’est que moi je ne suis pas marxiste”."

[5]. Cf. note 1.

[6]. La loi d’exception contre les socialistes fut promulguée en Allemagne le 21 octobre 1878. Cette loi interdisait toutes les organisations du parti social-démocrate, les organisations ouvrières de masse, la presse ouvrière la littérature socialiste était confisquée, les social-démocrates soumis à des répressions. Sous la poussée du mouvement ouvrier, cette loi fut abrogée le 1er octobre 1890.

[7]. Voir K. Marx, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte, Éditions Sociales, Paris, 1948.

[8]. Voir K. Marx, Le Capital, Éditions Sociales, Paris, 1976.

[9]. Voir F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions Sociales, Paris, 1966.

[10]. Voir F. Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris, 1956.

[11]. Züricher Post (Courrier zurichois), quotidien suisse de tendance démocratique, parut de 1879 à 1936.

[12]. [Note ROCML:] Dans l’original en allemand "Geldmarkt", c’est‑à‑dire "marché de l’argent".

[13]. [Note ROCML:] Cf. note12.

[14]. [Note ROCML:] Dans l’original en allemand "Geldhändler", c’est‑à‑dire "marchand d’argent".

[15]. [Note ROCML:] Cf. note14.

[16]. Engels, parlant du Code Napoléon, a en vue non seulement le Code civil adopté sous Napoléon Ier en 1804 et connu sous cette appellation, mais tout le système juridique bourgeois, représenté par Cinq codes (civil, de procédure civile, commercial, criminel, de procédure criminelle) adoptés sous Napoléon Ier  de 1804 à 1810. Ces codes furent en vigueur dans les régions de l’Ouest et du Sud‑Ouest de l’Allemagne occupées par la France napoléonienne et dans la Rhénanie même après son rattachement à la Prusse en 1815.

[17]. [Note ROCML:] Dans l’original en allemand "die falschen Vorstellungen", c’est‑à‑dire "les représentations fausses".

[18]. Un coup d’État survenu en 1688 en Angleterre eut pour résultat le détrônement de la dynastie des Stuarts et l’instauration de la monarchie constitutionnelle (1689) de Guillaume d’Orange, régime fondé sur un compromis entre l’aristocratie terrienne et la grande bourgeoisie.

[19] Déisme, doctrine religieuse et philosophie admettant l’existence de Dieu comme principe premier impersonnel et raisonnable, mais n’intervenant pas dans la vie de la nature et de la société.

[20]. Cf. note 9.

[21]. Cf. note 7.

[22]. Cf. K. Marx, Le Capital, Éditions Sociales, Paris, 1976, Livre premier, t. I, p. 173-223.

[23]. Ibidem, p. 412-43i7.

[24]. Cf. note 2.

[25]. Livre III du Capital.

[26]. L’article de F. Mehring "Du matérialisme historique" fut publié en 1893 en appendice à son livre "Légende de Lessing".

[27]. "coup d’œil": en français dans le texte.

[28]. Cf. note 2.

[29]. "Contrat social": en français dans le texte.

Conformément à la théorie développée par Rousseau dans son Contrat social, les hommes primitifs vivaient dans des conditions naturelles et dans l’égalité de tous. L’apparition de la propriété privée et de l’inégalité économique conditionna le passage des hommes de l’état naturel à l’état social et aboutit à la formation du régime basé sur le contrat social. Mais par la suite, l’inégalité politique conduisit à la violation du contrat social et à l’apparition du régime d’illégalité. Un État basé sur le contrat social serait appelé, selon Rousseau, à liquider ce dernier.

[30]. Die Neue Zeit (le Temps Nouveau), revue théorique de la social-démocratie allemande, parut à Stuttgart de 1883 à 1923. Engels publia dans cette revue une série d’articles dans la période de 1885 à 1894.

[31]. Il s’agit de Guillaume Ier.

[32]. Engels a en vue l’Introduction à "la Guerre des paysans en Allemagne", Éditions Sociales, Paris, 1952.

[33]. La Guerre de Trente Ans (1618-1648), provoquée par l’aggravation des antagonismes entre les protestants et les catholiques, intéressa l’ensemble de l’Europe. L’Allemagne devint le principal théâtre des opérations, l’objet du pillage et de visées expansionnistes des pays rivaux.

[34]. Il s’agit de Charles le Téméraire.

[35]. Le Saint-Empire romain germanique. État médiéval fondé en 962 et couvrant le territoire de l’Allemagne et une partie de l’Italie. Par la suite en firent partie également certains territoires français, la Bohême, l’Autriche, les Pays-Bas, la Suisse et d’autres pays. L’Empire n’était pas un État centralisé mais une association lâche de principautés féodales et de villes libres, reconnaissant le pouvoir suprême de l’empereur. L’Empire cessa d’exister en 1806 quand les Habsbourgs battus par la France, furent contraints de renoncer au trône du Saint-Empire romain.

[36]. Aujourd’hui Wroclaw.

[37]. Cette lettre fut publiée dans la revue Der Sozialistische Akademiker (n° 20, 1895) par son collaborateur A.H. Starkenburg. Le destinataire n’étant pas mentionné, aussi dans les éditions précédentes indiquait‑on, par erreur, Starkenburg comme destinataire.

[38]. D’après Der sozialistische Akademiker, Nr. 20, Berlin 1895.

[39] Piétisme (du lat. pietas – piété), mouvement religieux mystique né dans l’Église luthérienne à la fin du 17e et au commencement du 18e ss., insistait sur la piété personnelle plus que sur la stricte orthodoxie doctrinale.

[40]. "tant bien quel mal": En français dans le texte.

[41]. Engels fait allusion à l’ouvrage en plusieurs volumes de Gustav Gülich "Geschichtliche Darstellung des Handels, der Gewerbe und des Ackerbaus der Bedeutendsten Staaten unserer Zeit" ("Description historique du commerce, de l’industrie et de l’agriculture des principaux États marchands de notre époque"), paru à Iéna de 1830 à 1845.

[42]. Cf. note 7.

[43]. Cf.: F. Engels, Anti-Dühring, Éditions Sociales, Paris, 1956; ainsi que Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, Éditions Sociales, Paris, 1966.

admin | 4 octobre 2020 | théorie |

 

Patrick Kessel

Pour une histoire du Parti communiste français
Annexes à la partie I

ANNEXE I

LES VINGT ET UNE CONDITIONS D’ADMISSION À LA IIIe IC

L’Humanité, 8 octobre 1920

À la prière de la CAP (Commission administrative permanente) publication dans l’Humanité des 21 conditions… traduites de l’italien [1]. Cette publication des thèses votées par le IIe Congrès de l’lC peut donc être considérée comme la version officielle du Parti socialiste, celle que les militants ont connue.

Préambule

Le premier Congrès de l’Internationale Communiste n’avait pas posé de conditions précises pour l’admission à la IIIe Internationale. Jusqu’au moment de la convocation du premier Congrès, il n’existait dans la plupart des pays que des tendances et des groupes communistes.

Le second Congrès de l’Internationale Communiste s’est réuni dans de tout autres conditions. Dans la plupart des pays, il y a actuellement non seulement des courants et des tendances communistes, mais des partis et des organisations communistes.

Fréquemment s’adressent aujourd’hui à l’Internationale Communiste des partis et des groupes qui, naguère encore, appartenaient à la IIe Internationale, qui maintenant veulent entrer dans la IIIe Internationale mais qui, en réalité, ne sont pas encore devenus communistes.

La IIe Internationale est définitivement détruite. Les partis intermédiaires et les groupes du « Centre », qui voient qu’à la IIe Internationale manque désormais la moindre probabilité de vie, tentent de s’appuyer sur l’Internationale Communiste, laquelle devient de plus en plus forte. Ils espèrent y conserver, dans l’avenir, une « autonomie » qui leur garantira la possibilité de pratiquer leur vieille politique opportuniste ou « centriste ». En quelque façon, l’Internationale Communiste est maintenant à la mode.

Le désir de certains groupes dirigeants du « Centre » d’entrer dans la IIIe Internationale est une confirmation directe du fait que l’Internationale Communiste s’est acquis les sympathies de la majorité écrasante des ouvriers conscients de classe du monde entier, et qu’elle est une puissance qui croît de jour en jour.

L’Internationale Communiste est menacée du péril d’être diluée par l’apport d’éléments hésitants et indécis, qui ne sont pas encore définitivement libérés de l’idéologie de la IIe Internationale.

En outre, dans certains grands partis (Italie, Suède, Norvège, Yougoslavie, etc.) dont la majorité se place sur le terrain du communisme, il est resté jusqu’à ce jour une forte aile réformiste et sociale pacifiste, qui n’attend que le moment favorable pour relever la tête et commencer le sabotage actif de la révolution prolétarienne, venant ainsi en aide à la bourgeoisie et à la IIe Internationale.

Aucun communiste ne doit oublier les enseignements de la République soviétiste de Hongrie. Le prolétariat hongrois a payé bien cher la fusion des communistes hongrois avec des soi-disant social-démocrates de « gauche ».

En conséquence, le deuxième Congrès de l’Internationale Communiste juge nécessaire de fixer avec la plus grande précision les conditions pour l’admission de nouveaux partis et rappeler à ceux des partis qui sont déjà adhérents les devoirs qui leur sont imposés.

Le deuxième Congrès de l’Internationale Communiste pose les conditions suivantes pour l’adhésion à l’Internationale Communiste:

1. Toute la propagande et l’agitation doivent avoir un caractère communiste réel et se conformer au programme et aux décisions de la IIIe Internationale. Tous les journaux du parti doivent être dirigés par des communistes authentiques, ayant donné les preuves de sacrifice à la cause du prolétariat. On ne doit pas parler de la dictature du prolétariat comme d’une simple formule apprise de mémoire, mais elle doit être propagée de telle sorte que sa nécessité apparaisse pour tous les simples ouvriers, ouvrières, soldats et paysans, en face des faits quotidiens de la vie qui doivent être observés par notre presse systématiquement et employés jour après jour.

La presse périodique et non périodique, ainsi que toutes les publications du parti doivent complètement dépendre du Comité central du parti, même si, à ce moment-là, l’ensemble du parti est légal ou illégal. Il est inadmissible que les éditions puissent mésuser de leur autonomie pour conduire une politique qui ne réponde pas complètement à celle du parti.

Dans les colonnes des journaux, dans les réunions publiques, dans les syndicats et les coopératives, partout où les adhérents à la IIIe Internationale pénètrent, il est nécessaire de marquer au fer rouge, systématiquement et impitoyablement, non seulement les bourgeois, mais leurs complices, les réformistes de toute nuance.

2. Toute organisation voulant adhérer à l’Internationale Communiste doit régulièrement et méthodiquement écarter de tous les postes plus ou moins responsables du mouvement révolutionnaire (organes du parti, rédactions, syndicats, groupes parlementaires, coopératives, administration communale) les réformistes et les gens du Centre et les remplacer par des communistes éprouvés et cela sans se laisser arrêter, surtout au début, par le fait qu’il faudrait remplacer des opportunistes « expérimentés » par de simples ouvriers tirés de la masse.

3. Dans presque tous les pays d’Europe et d’Amérique, la lutte de classes entre dans la phase de la guerre civile. En de telles circonstances, les communistes ne peuvent avoir aucune confiance dans la légalité bourgeoise. Ils ont le devoir d’organiser parallèlement un appareil d’organisation illégale qui au moment décisif aidera le parti à remplir son devoir à l’égard de la Révolution. Dans tous les pays où l’état de siège et les lois d’exception ne permettent pas aux communistes de poursuivre légalement leur tâche, il est absolument nécessaire de combiner l’activité légale avec l’activité illégale.

4. Le devoir de propager les idées communistes fait un devoir spécial de poursuivre une propagande énergique et méthodique dans l’armée. Là où cette propagande est interdite par les lois d’exception, il faut la poursuivre illégalement. Ne pas remplir cette tâche équivaudrait à une trahison du devoir révolutionnaire et serait incompatible avec l’adhésion à la IIIe Internationale.

5. Une agitation systématique et méthodique est nécessaire dans les campagnes. La classe ouvrière ne pourra vaincre si elle n’a derrière elle le prolétariat des champs, pour le moins une partie des paysans pauvres, et si elle ne s’est assurée la neutralité du reste de la population des villages par sa politique. La tâche des communistes dans les campagnes acquiert actuellement une importance première. Elle doit être entreprise principalement avec l’aide des ouvriers révolutionnaires communistes ayant des liens avec la campagne; renoncer à ce travail ou l’abandonner à des indifférents ou des demi-réformistes équivaut à renoncer à la révolution prolétarienne.

6. Chaque parti désirant adhérer à la IIIe Internationale a le devoir de démasquer non seulement le social-patriotisme déclaré, mais encore l’insincérité et l’hypocrisie du social-pacifisme, le devoir de montrer systématiquement aux ouvriers que sans le renversement révolutionnaire du capitalisme aucun arbitrage internationale, aucune convention sur la limitation des armements, aucun renouvellement « démocratique » de la Société des Nations ne serait à même d’empêcher une nouvelle guerre impérialiste.

7. Les partis désirant être admis dans la IIIe Internationale sont obligés d’admettre une complète rupture avec le réformisme et avec la politique des centristes et de faire la plus large propagande dans les sections du parti en faveur de cette rupture. Sans cela une action Communiste cohérente est impossible.

L’Internationale Communiste réclame cette rupture sans réserve et définitive dans le plus bref délai. L’Internationale Communiste ne peut tolérer que des opportunistes notoires tels que Turati, Kautsky, Hilferding, Hillquit, Longuet, MacDonald, Modigliani, etc., aient le droit d’être reconnus membres de la IIIe Internationale. Cela ne pourrait que conduire à ce que la IIIe Internationale devienne, à un haut degré, semblable à la défunte IIe Internationale.

8. Dans la question des colonies et des nations opprimées, il est nécessaire qu’une attitude particulièrement marquée et claire soit prise par les partis des pays dont la bourgeoisie est en possession de colonies et opprime d’autres nations. Tout parti qui désire appartenir à la IIIe Internationale est tenu de démasquer les manigances de « ses » impérialistes dans les colonies, d’appuyer non seulement par des paroles, mais par des faits, les mouvements libérateurs des colonies, d’exiger l’expulsion de ses impérialistes nationaux hors des colonies, de cultiver dans le coeur des ouvriers de son pays des relations vraiment fraternelles avec les populations ouvrières des colonies et des nations opprimées et de mener, dans les troupes de son pays, une agitation systématique contre toute oppression des peuples coloniaux.

9. Chaque parti désirant appartenir à l’Internationale Communiste doit déployer systématiquement et fermement une activité communiste dans les syndicats, dans les conseils ouvriers et les conseils de fabrique, dans les coopératives et autres organisations de masse des ouvriers. À l’intérieur de ces organisations, il est nécessaire de créer des noyaux communistes qui, par une activité incessante et tenace, doivent gagner ces groupements à la cause communiste. Ces noyaux ont le devoir, dans leur activité quotidienne, de démasquer la trahison des social-patriotes et les hésitations des centristes. Ces noyaux communistes doivent être complètement subordonnés au Parti.

10. Chaque parti appartenant à l’Internationale Communiste a le devoir de mener une lutte opiniâtre contre « l’Internationale » des fédérations syndicales jaunes d’Amsterdam. Il doit faire une propagande énergique parmi les ouvriers syndiqués pour démontrer la nécessité de la rupture avec l’Internationale jaune d’Amsterdam. Par tous les moyens, il doit soutenir l’Union naissante internationale des Syndicats Rouges qui s’est réunie à l’Internationale Communiste.

11. Les partis voulant appartenir à la IIIe Internationale doivent soumettre à une révision l’effectif personnel de leur groupe parlementaire, en éloigner tous les éléments peu sûrs, subordonner, non en théorie mais en fait, ce groupe à la direction du Parti et exiger de chaque membre communiste du groupe de soumettre toute son activité aux intérêts d’une propagande et d’une agitation réellement révolutionnaire.

12. Les partis appartenant à l’Internationale Communiste doivent être construits sur les bases du centralisme démocratique. À notre époque de guerre civile aiguë, le parti communiste ne pourra être à même de satisfaire à ses obligations que s’il est organisé le plus possible sur les bases centralistes, que si une discipline de fer règne, que si la direction centrale, soutenue par la confiance des sections du parti, [est] dotée d’un pouvoir complet d’autorité et des plus larges compétences.

13. Les partis communistes des pays dans lesquels les communistes peuvent poursuivre légalement leur activité doivent de temps en temps entreprendre une séparation de l’effectif de l’organisation du parti et purger celui-ci des éléments petits-bourgeois qui s’y sont glissés.

14. Chaque parti, désirant appartenir à l’Internationale Communiste doit apporter aide et secours à toute République des Soviets en lune contre les forces contre-révolutionnaires. Ils doivent poursuivre inlassablement une propagande sans équivoque pour empêcher de transporter des munitions et armements aux ennemis de la République des Soviets. En outre une active propagande doit être faite légalement et illégalement au sein des troupes envoyées pour étrangler les républiques ouvrières.

15. Les partis qui jusqu’à cette heure ont conservé leur ancien programme socialiste doivent le réviser dans le plus bref délai possible et, conformément aux conditions particulières de leur pays, élaborer un nouveau programme communiste dans le sens des décisions de l’Internationale Communiste. Dans la règle, le programme de tout parti appartenant à l’Internationale communiste doit être sanctionné par le Congrès ordinaire de l’Internationale communiste ou par le Comité exécutif. Au cas où la sanction serait refusée par ce dernier, le parti intéressé a le droit d’en appeler au congrès de l’Internationale Communiste.

16. Toutes les décisions des Congrès de l’Internationale communiste, de même que celles du Comité exécutif sont obligatoires pour tous les partis appartenant à l’Internationale communiste. Celle-ci agissant dans une période de guerre civile intense doit être construite sur une base beaucoup plus centralisée que ne le fut la IIe Internationale. Cependant l’Internationale communiste et son Comité exécutif tiendront compte dans toute leur activité des différentes circonstances au milieu desquelles les différents partis sont obligés de travailler et de lutter et ne prendront des décisions de portée générale que dans les questions où cela est possible.

17. En conséquence de tout ce qui précède, tous les partis qui veulent adhérer à l’Internationale communiste doivent changer leur titre. Chaque parti voulant appartenir à l’Internationale communiste doit porter le nom de Parti communiste de tel ou tel pays – section de la IIIe Internationale communiste. Cette question du titre n’est pas purement formelle mais est à un haut degré une question politique de haute importance. L’Internationale communiste a déclaré la guerre à tout le monde bourgeois et à tous les partis social-démocrates jaunes. Il est nécessaire que la différence entre les partis communistes et les anciens partis officiels « social-démocrates » ou « socialistes » qui ont trahi le drapeau de la classe ouvrière apparaisse aux yeux des simples ouvriers [2].

18. Tous les principaux organes de la presse des partis de tous les pays doivent publier tous les documents officiels importants du Comité exécutif de l’Internationale communiste.

19. Tous les partis appartenant à l’Internationale communiste ou qui ont fait une proposition d’adhésion ont le devoir de convoquer au plus tôt ‑ quatre mois au plus tard après le deuxième Congrès de l’Internationale communiste ‑ un congrès extraordinaire pour examiner toutes les conditions ci-dessus. À cet effet, la direction centrale des Partis prendra des mesures pour que toutes les organisations locales aient connaissance des décisions du deuxième Congrès de l’Internationale communiste.

20. Les partis désirant entrer maintenant dans l’Internationale communiste mais qui n’ont pas modifié radicalement leur tactique doivent veiller, avant leur entrée dans la IIIe Internationale, à ce que les deux tiers de leur direction et de tous les organes centraux les plus importants au moins soient composés de camarades qui, avant le deuxième Congrès de l’Internationale communiste, se sont prononcés publiquement et nettement pour l’entrée du parti dans la IIIe. Des exceptions ne peuvent être faites qu’avec le consentement du Comité exécutif. Celui-ci a également le droit de faire des exceptions en ce qui concerne les représentants de la tendance centriste nommés au paragraphe 7.

21. Les membres du parti qui repoussent en principe les conditions et les thèses arrêtées par l’Internationale communiste doivent être exclus du parti. Cela s’applique spécialement aux délégués au Congrès extraordinaire du parti.

ANNEXE II

On trouvera ici quelques appréciations sur le Congrès de Tours émanant de membres du PCF (Jean Zyromski adhéra après la Deuxième Guerre mondiale) et du représentant de l’lC Jules Humbert-Droz.

1. Jules HUMBERT-DROZ

A. 1921

Par 3 252 mandats contre 1 082 aux motions centristes et 397 abstentions de la droite Renaudel-Blum, le Parti socialiste français a adhéré à la Troisième Internationale. Un des faits les plus caractéristiques du congrès, c’est que les fédérations paysannes ont été parmi les plus enthousiastes pour l’Internationale communiste. Les parlementaires dans leur immense majorité ont été, comme partout ailleurs, les sabots [sic]: mais leur influence diminue et c’est malgré eux que la masse du parti a affirmé sa volonté révolutionnaire.

La décision de Tours, si réjouissante qu’elle soit, ne saurait nous illusionner. Le Parti socialiste français adhère à l’Internationale communiste, il a affirmé clairement sa sympathie pour les principes qui guident la révolution russe, mais il n’est pas devenu, par la décision de Tours, un parti communiste. Tours est non pas un point d’arrivée, mais un début qui marque la voie dans laquelle le parti devra évoluer, se purifier, grandir et devenir un parti pratiquant réellement une politique communiste. La scission faite par les social-patriotes de Renaudel et les centristes de Longuet, en débarrassant le parti de ses éléments corrompus d’opportunisme, facilitera cette évolution. Les 21 conditions sont votées, il faut maintenant les appliquer. Le vote de Tours doit marquer une rupture avec la politique passée du parti, une orientation nouvelle de sa tactique, un renouvellement de sa doctrine.

Disons franchement que les débats du Congrès de Tours et la campagne qui les a précédés dans les sections et les congrès régionaux du parti, ne nous ont nullement satisfait. Il a manqué un effort de clarté. Devant la masse ouvrière et paysanne, on n’a pas suffisamment montré l’erreur, le crime de la politique passée de la droite et du centre, on n’a pas clairement fait comprendre la nécessité d’une rupture avec cette politique et avec ceux qui l’ont menée. On n’a pas entendu de la bouche de Frossard et des anciens amis de Longuet l’aveu sincère et net de leur erreur passée, et les camarades de la Troisième Internationale liés aux nouveaux adhérents par la résolution commune qui cherchait à conserver Longuet et les centristes étaient moins catégoriques que dans les congrès précédents, plus portés aux compromis pour sauver une unité impossible et qui eût été une extraordinaire faiblesse.

Nous avons déjà dit que nous considérions la concession faite par Zinoviev et l’Exécutif en faveur de l’admission des centristes comme une erreur de tactique. La préparation et les débats du congrès ont été dominés par le souci de l’unité, par le désir d’arriver à une entente qui permit à Longuet et à son groupe de demeurer dans le parti. L’Exécutif a sans doute senti que cette tactique paralysait la gauche et au dernier moment Zinoviev a brusqué la situation par son télégramme au congrès, télégramme qui obligea le centre à se démasquer et à rejoindre Renaudel-Blum.

Ce souci de l’unité, cette hantise de conserver Longuet et son groupe n’ont pas permis l’effort de clarté nécessaire. Au lieu de montrer nettement tout ce qui séparait le communisme des politiciens du centre, au lieu de faire comprendre pourquoi il était nécessaire de rompre avec leur politique, pourquoi la scission était impérieuse, vitale pour un parti qui veut être révolutionnaire, Frossard a cherché à montrer ce qui unissait la majorité communiste aux centristes, et sur bien des questions il est resté dans l’obscurité et l’équivoque.

C’est le cas en particulier de la défense nationale. Frossard fit, d’après l’Humanité, les déclarations suivantes que l’Internationale communiste ne saurait admettre:

« J’ai été défense nationale pendant la guerre: je ne renie pas mon passé. Le Parti, avant la guerre, a toujours été pour la défense nationale. Je reste l’adversaire de l’anti-patriotisme grossier que l’on avait opposé à cette doctrine. Notre défense nationale, c’est la paix; le problème n’est pas simple. La défense nationale est moins une question de doctrine qu’une question de circonstances [3]. »

Nous attendions, et nous attendons encore, de Frossard qu’il sorte de l’équivoque, qu’il renie son passé de défense nationale. Nous attendons du parti français, purgé de Renaudel, Longuet et Cie, qu’il déclare avoir abandonné sa doctrine d’avant 1914. Que Frossard ne joue pas sur les mots en désignant du terme de « défense nationale » la défense de la révolution prolétarienne. La défense nationale admise par le parti français, celle que Frossard a pratiquée avec Longuet pendant la guerre et qu’il ne renie pas, celle que Jaurès préparait par son armée nouvelle [4], ce n’était pas la défense de la révolution prolétarienne, mais la défense de la patrie bourgeoise, dans la guerre impérialiste. L’Internationale communiste doit exiger une déclaration de principe contre la défense nationale.

La même équivoque demeure dans l’hommage rendu par Frossard à la fin de son discours à ceux qu’il proclame encore « socialistes »: Bracke, Blum et… Renaudel! Il fallait leur dire qu’ils ont été pendant la guerre et qu’ils sont encore maintenant des traîtres au socialisme!

Si Longuet, Renaudel et leurs amis ont fait scission, c’est qu’ils l’ont voulue et préparée. Mais Frossard et ses amis ont tout fait pour l’éviter et ce fut leur faiblesse et leur tort au congrès. C’est peut-être leur force aujourd’hui devant les dissidents, mais nous attendions, de communistes, moins de pleurs sur Renaudel et Longuet et plus de clarté pour leur dire l’impossibilité de rester unis, la nécessité d’une rupture [5].

B. 1971

Frossard et Cachin avaient quitté le Deuxième congrès mondial de l’Internationale communiste dès après son ouverture et n’avaient participé aux discussions du congrès ni sur les problèmes essentiels ni pour l’élaboration des conditions d’admission. Rentrés en France avant les autres délégués, ils avaient mené campagne pour l’adhésion à l’Internationale communiste, croyant ainsi couper l’herbe sous les pieds de la gauche qui, groupée dans le « Comité pour la Troisième Internationale », gagnait en influence dans le parti [socialiste]. Frossard et Cachin s’imaginaient que l’adhésion à la Troisième Internationale n’aurait pas plus d’importance que n’en avait eue l’adhésion de la SFIO à la Deuxième Internationale, d’autant plus que Moscou se trouvait beaucoup plus éloigné de Paris que ne l’était Bruxelles. Au congrès de Tours, leur manoeuvre réussit.

Mais l’Internationale communiste ne fut pas dupe. Elle connaissait l’opportunisme et le parlementarisme des socialistes français et l’origine sociale peu ouvrière des militants de la SFIO.

L’Internationale estimait que le Parti communiste français, issu de la scission de Tours, devait se transformer, se lier davantage aux masses ouvrières groupées dans la CGT ou influencées par elle. Les militants syndicalistes les plus connus pour leur activité internationaliste pendant la guerre, ceux qui avaient fait partie du Comité pour la reprise des relations internationales, transformé en Comité pour la Troisième Internationale (Monatte, Monmousseau et d’autres), n’avaient pas adhéré au Parti communiste qui, pour eux, était trop semblable à la vieille SFIO patriotarde et jusqu’auboutiste. Ils se méfiaient de Frossard, de Cachin et de la plupart des élus du Parti, et ils avaient raison [6].

II. 1921 Charles RAPPOPORT

La motion de Tours, groupant une majorité écrasante, fut un compromis. Les points ne furent pas mis sur les i. Les 21 conditions ne furent pas acceptées telles quelles, mais « reconstruites » selon la vieille méthode diplomatique des concessions mutuelles, qui masquent les contradictions les plus flagrantes. Le nouveau Comité directeur, la nouvelle Humanité se trouvent aux mains des anciens Reconstructeurs convertis ‑ pour la plupart de bonne foi ‑ au communisme révolutionnaire. La première des 21 conditions, la plus décisive, est loin de son application sérieuse. Nous sommes dans une période transitoire: l’opportunisme fut battu, mais le communisme n’a pas encore triomphé [7].

III. 1929 Pierre SEMARD

Après leur retour de Moscou, Cachin et Frossard commencèrent dans l’ensemble des fédérations socialistes une campagne active en faveur de l’adhésion à la IIIe Internationale, adhésion qu’ils représentaient sous la forme confusionniste suivante: « C’est le seul moyen de défendre effectivement la révolution russe attaquée. » La classe ouvrière, qui s’intéressait sérieusement à la question de la révolution russe et de la IIIe Internationale, assistait en masse aux meetings de Cachin et Frossard, qui furent des plus enthousiastes et des plus significatifs. […]. La publication des 21 conditions et le fameux télégramme de Zinoviev (le coup de pistolet) contraignirent les réformistes et les centristes les plus dangereux, comme Longuet, à s’en servir comme d’un prétexte au cours du congrès pour faire la scission. […].

Cependant, cette scission « large » laissait au sein de la section française de l’IC un grand nombre d’opportunistes et de réformistes masqués qui allaient continuer leur politique du « double jeu » avec Frossard. Le congrès de Tours avait été beaucoup plus l’aboutissement de la lutte contre le socialisme de guerre que la lutte théorique et politique pour créer un véritable parti communiste. Le parti formé au lendemain du congrès de Tours n’était en réalité qu’un parti socialiste de gauche qui s’orientait plus vers le parlementarisme que vers l’action ouvrière et qui, sous prétexte de laisser l’autonomie au mouvement syndical, ne se mêlait pas aux luttes grévistes et n’entretenait que de vagues relations avec la minorité révolutionnaire de la CGT. Ainsi, lors de la grande crise de chômage du printemps 1921, il ne joua qu’un rôle d’agitation par l’intermédiaire de l’Humanité. Sa direction, sous l’influence de Frossard, ne tint aucun compte des directives de l’IC. Elle joua sans cesse à cache-cache avec le Comité exécutif de l’IC, se bornant à une agitation publique à propos des principes généraux du communisme (le plus souvent présentés d’une manière fantaisiste), à une activité antigouvernementale strictement parlementaire et à la défense oratoire et journalistique de la révolution russe. Elle laissa s’accomplir la scission syndicale (Lille, décembre 1921) sans intervenir autrement que par l’enregistrement des faits [8].

IV. 1931 André FERRAT

Au nom des partisans de l’adhésion, ce fut surtout Cachin qui sut montrer qu’une République socialiste était née et que les socialistes du monde entier devaient aller vers elle. Quant aux méthodes de violence que l’on reproche au bolchévisme, elles sont, disait-il, dans la meilleure tradition guesdiste. Avec juste raison, il faisait comprendre que le communisme était l’héritier de ce qu’il y avait de meilleur dans le mouvement socialiste français d’avant-guerre.

Les centristes comme Longuet et Paul Faure démasqués par les 21 conditions, ne peuvent plus se maintenir dans la position équivoque qui les avait caractérisés jusqu’alors. Ils attaquent à fond les conditions d’adhésion. Ils déclarent ouvertement ne pas vouloir accomplir ce travail révolutionnaire demandé par l’Internationale. Ils se glorifient de ne pas vouloir faire de travail illégal, de travail antimilitariste, de travail de fraction. Ces tâches révolutionnaires, disent-ils, sont impossibles et la discipline révolutionnaire les étouffe.

Frossard leur répond en faisant entrevoir qu’une fois entré dans la IIIe Internationale, sa politique de demain ne sera pas en rupture avec la vieille tradition socialiste. Loin de montrer la nécessité absolue de la rupture avec les longuettistes, il fait des efforts désespérés pour les entraîner avec lui dans sa tentative de lutter contre le communisme à l’intérieur de la IIIe Internationale. [« Illusion pure », dira Léon Blum.]

Même Daniel Renoult et Vaillant-Couturier (ce dernier représentant le Comité de la IIIe) ne comprennent pas alors que la tâche essentielle est de rompre avec le longuettisme.

Cette rupture nécessaire devait être effectuée par l’Internationale elle-même. […].

La scission de Tours est en effet une « scission large » qui n’empêche pas de nombreux centristes masqués, Frossard en tête, de rester dans le Parti pour tenter de le modifier de l’intérieur dans le sens du réformisme. […]. Quoique le congrès de Tours indique officiellement la création en France d’une section de l’Internationale communiste, on ne saurait dire qu’elle soit dès ce moment un véritable parti communiste. Le congrès de Tours n’a fait qu’esquisser le cadre à l’intérieur duquel s’effectuera la transformation du Parti encore pénétré profondément d’idées démocrates, petites-bourgeoises, opportunistes, [en] un parti communiste [9].

V. 1950 Jacques DUCLOS

Le Congrès de Tours qui s’ouvrit le 25 décembre 1920 se prononça le 29 décembre pour l’adhésion à l’Internationale Communiste par 3 208 mandats sur 4 731. Mais la minorité ne s’inclina pas devant la décision de la majorité. Une motion Daniel Renoult tendant à placer les scissionnistes en face de leurs responsabilités et visant à faire réfléchir les militants soucieux avant tout de conserver l’unité fut adoptée par la suite par 3 247 mandats contre 1 308. Entraînée par Léon Blum et Paul Faure la minorité consomma la scission et se constitua en Parti socialiste, tandis que la majorité formait le Parti communiste français.

Le Parti communiste était constitué, mais il était pénétré d’idéologie social-démocrate. Les 21 conditions avaient reçu davantage une adhésion sentimentale qu’une approbation raisonnée susceptible de se traduire en actes.

Ce nouveau parti n’avait pas une direction prolétarienne sûre et dévouée à la cause du socialisme: il y avait en son sein des éléments qui devaient retourner assez rapidement au vomissement du social-démocratisme.

Mais, ce qui comptait, c’est que le Parti communiste français s’était constitué dans le combat contre la guerre impérialiste, dans une lutte de principe contre le « socialisme de guerre » et sous le drapeau de la solidarité avec le jeune pouvoir soviétique issu de la Révolution Socialiste d’Octobre 1917 [10].

En 1967, dans Octobre 17 vu de France, Jacques Duclos, après avoir donné de larges citations des intervenants et réduit le « télégramme Zinoviev » à la condamnation comme « réformiste » du projet de Résolution présenté par le groupe Longuet-Paul Faure, sans souligner son importance [11], écrit:

Pour de nombreux travailleurs français, le résultat de Tours fut un réconfort, un élément de confiance dans l’avenir.

Il s’agissait de savoir si on allait considérer la Révolution soviétique comme un acte héroïque certes, mais de portée limitée et sans valeur d’enseignement pour le prolétariat mondial, comme le faisaient les adversaires de l’adhésion à l’Internationale communiste, ou si au contraire, on entendait considérer cette révolution comme un événement majeur pour le mouvement ouvrier international. […].

D’aucuns ont pu mettre en doute l’opportunité de la création de la IIIe Internationale en 1919, mais à la vérité la bataille pour l’adhésion à l’Internationale communiste revêtait le caractère d’un affrontement entre ceux qui pensaient que la Révolution soviétique avait ouvert la voie au socialisme et ceux qui allaient jusqu’à nier tout caractère socialiste à cette révolution [12].

VI. 1960 Jean ZYROMSKI

Une des causes fondamentales de cette scission, certainement la plus importante et la plus décisive, réside dans l’incompréhension singulière dont fit preuve à l’égard de la révolution d’octobre 1917 toute une fraction du Parti Socialiste Unifié depuis 1905, celle qui devint minoritaire à ce Congrès de Tours […].

Cette incompréhension, qui pour certains dégénéra en hostilité aveugle, se traduisit par un antibolchévisme forcené qui se basait sur une interprétation fausse, travestie, du processus marxiste de l’évolution économique. C’était un social-démocrate illustre, renommé dans toute l’Internationale [IIe], un social-démocrate qui avait acquis un prestige légitime en réfutant magistralement les théories révisionnistes d’Édouard Bernstein, c’est Karl Kautsky lui-même qui inspirait et alimentait doctrinalement l’argumentation des négateurs de la Révolution russe. Incompréhension funeste qui déniait à la révolution russe toute valeur et tout caractère « socialiste ».

Pour toute une fraction du Parti Socialiste Unifié cette révolution ne pouvait être « socialiste », elle était condamnée au nom du marxisme, elle exprimait une sorte de « blanquisme à la sauce tartare » (pour reprendre une métaphore de l’époque), parce que les conditions objectives de la révolution sociale: concentration capitaliste développée, concentration prolétarienne étendue [13], maturation capitaliste avancée, n’étaient pas réalisées dans une Russie encore féodale, à très forte prépondérance paysanne. Au nom de Marx et d’Engels la Révolution d’octobre, Lénine et les Bolcheviks étaient dénoncés, condamnés; ils commettaient un véritable contre-sens marxiste en voulant faire fi des lois de l’évolution économique, et le régime qu’ils édifiaient ne pouvait aboutir qu’à une dictature bureaucratique sur le prolétariat, opprimant, exploitant les travailleurs. Cette argumentation péchait par la base. Elle falsifiait, travestissait, étriquait le marxisme réel, vivant. […].

En vertu du développement inégal du capitalisme dans la phase de l’impérialisme il pouvait arriver que le point névralgique révolutionnaire se place dans un pays où le capitalisme n’était pas encore parvenu à son développement complet, mais qui se trouvait être, du fait des conjonctures historiques et des circonstances diverses le maillon le plus fragile de la chaîne de l’impérialisme dans le monde. C’est justement ce qui se produisit pour la Russie tsariste en 1917. Lénine comprit pleinement cette situation révolutionnaire, et l’exploita à fond. [ … ].

Il ne serait pas juste de ne voir que cette cause dans la scission. Si elle est dominante, elle n’est pas exclusive, elle n’est pas la seule [14].

VII. 1966 Georges COGNIOT

La guerre européenne ne pouvait, selon l’expression de Lénine dans son article du 12 décembre 1914 sur « Chauvinisme mort et socialisme vivant », qu´ »accentuer les contradictions profondes et les révéler au grand jour, déchirant le voile des hypocrisies, rompant avec toutes les conventions, ruinant les autorités qui tombaient plus ou moins en décomposition [15] »:

La terrible nocivité de l’opportunisme était apparue en pleine lumière pendant cette crise démesurée. Le prolétariat et la paysannerie socialistes ne voulaient plus du réformisme.

Tel fut le sens profond du Congrès de Tours. L’historiographie bourgeoise et révisionniste essaie, bien en vain, d’estomper cette signification fondamentale du Congrès en le ramenant à un conflit de générations, selon le procédé commode que les opportunistes employaient déjà en 1920 pour se disculper. Ils expliquaient leur condamnation dans le Parti par… l’impatience et l’ambition des jeunes cadres, jointes à l’inexpérience des « nouveaux adhérents », des simples « mécontents » de la guerre manquant de « connaissances » et ignorant les sacrés principes. Tout un groupe d’historiens français et non français répète aujourd’hui cette vieille fable. L’argument est ridicule du seul fait qu’à Tours, un leader éminent de la gauche comme Marcel Cachin était un vieux militant expérimenté de cinquante et un ans, Georges Lévy avait quarante-six ans; les camarades Daniel Renoult et Henri Gourdeaux n’étaient pas non plus des novices dans la fleur de la jeunesse.

En réalité, ce ne sont pas les « jeunes » qui se sont dressés contre les « vieux », mais les révolutionnaires contre les opportunistes discrédités. À l’influence d’Octobre, au désir d’imiter les bolcheviks se sont mêlés la fidélité à ce que Marcel Cachin appelait au Congrès de Tours « la plus pure tradition socialiste de ce pays », l’effort pour faire renaître ce qu’il y avait de positif et de progressiste dans l’héritage du guesdisme et des autres courants socialistes en France; la décision du Congrès de Tours était une nécessité logique de l’histoire nationale, le couronnement normal des luttes séculaires des meilleurs éléments depuis les babouvistes [16] ‑ malgré tous les échecs et toutes les erreurs, ‑ pour se donner une organisation révolutionnaire [17].

 


[1]. L’Humanité, 8 octobre 1920: « Nous publions ci-dessous, à la prière de la C.A.P, une version française, transcrite de l’italien, des 21 conditions adoptées par le Congrès de l’Internationale Communiste, ainsi que leur préambule. »

[2]. Voir le Rapport de Lénine sur le changement de nom, en 1918, du Parti ouvrier social-démocrate Bolchevik de Russie en « Parti communiste (Bolchevik) de Russie » au VIIe Congrès du Parti. Lénine, Oeuvres, Paris, Ed. Sociales, vol. 27, pp. 125‑139.

[3]. L’Humanité, 29 décembre 1920.

Cf. 18e congrès national tenu à Tours les 25, 26, 27, 28, 29 , 30 décembre 1920 : compte-rendu sténographique, Parti socialiste SFIO, Paris, 1921, p. 367‑368 et 378:

J’ai été, pendant la guerre, Défense nationale. On le sait et je ne m’en suis jamais caché. […]. Ce que j’ai dit et écrit pendant la guerre, je ne veux pas le renier aujourd’hui, car je ne suis pas de ceux qui renient leur passé. Un militant ne se grandit pas en se faisant un piédestal de ses reniements. […]. Le Parti avait toujours dans le passé affirmé qu’il était un Parti de défense nationale. […] Je marque tout de suite que nous n’entendons ni les uns, ni les autres, retomber dans cet antipatriotisme grossier, imbécile et meurtrier de l’avant-guerre. […] Le Parti avait toujours dans le passé affirmé qu’il était un Parti de défense nationale. […] Notre défense nationale, je la résume d’un mot: c’est la paix! Camarades, le problème n’est pas simple. […] Pour moi, elle [la question de la défense nationale] est moins une question de doctrine qu’une question de fait.

[4]. Il faut noter cette attaque contre le livre de Jaurès, L’Armée nouvelle, republié par le PCF vers la fin des années 70.

[5]. Le Phare, n° 16, janvier 1921, pp. 227‑230.

[6]. Humbert-Droz, De Lénine à Staline, pp. 19‑20.

[7]. Revue communiste, n° 12, février 1921.

[8]. In: Dix années de lutte pour la Révolution mondiale, Paris, mars 1929, Bureau d’Éditions, pp. 269-271.

[9]. André Ferrat, Histoire du Parti communiste français, Paris, 1931, Bureau d’Éditions, p. 87, 88, 89.

[10]. Cahiers du Communisme, n° 12. décembre 1950, « numéro spécial à l’occasion du 30e anniversaire du Parti communiste français », p. 15.

[11]. Dans l’Histoire du Parti communiste français – manuel, Paris, 1964, Éd. Sociales, le télégramme « Zinoviev » n’est même pas cité.

[12]. Paris, 1967, Éd. Sociales. 382 p., p. 318.

[13]. Voir de E. Vandervelde, Louis de Brouckère et Henri de Man, Les trois aspects de la révolution russe, Paris, 1918, Berger-Levrault: « On pourrait trouver dans quelques coins du monde quelques usines plus gigantesques que dans les ateliers de construction Poutiloff [à Pétrograd], mais nulle part, au moins dans les faubourgs d’une grande capitale, on ne compte un nombre aussi important d’établissements monstres et on ne trouve une pareille masse de prolétaires travaillant pour le compte d’une aussi faible minorité d’employeurs. »

[14]. Cahiers Internationaux, n° 114, sept.-octobre 1960, pp. 37‑58. En 1920, Zyromski (trente ans), délégué au Congrès de Tours, resta à la SFIO. Membre du PCF de 1945 à sa mort en 1975.

[15]. Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 21, p. 95.

[16]. Dans les Cahiers du Communisme d’octobre 1991, Gisèle Moreau (membre du BP) écrit: « L’originalité du PCF ne découle pas d’abord de 1917 mais de l’émergence d’un idéal nouveau, né avec la Révolution française de 1789. » (P. 10.)

[17]. G. Cogniot, La Révolution d’Octobre et la France, Paris, 1966, Éd. Sociales, 94 p., Collection « Notre Temps », p. 73‑74, 75. Texte édité simultanément en URSS.

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admin | 12 septembre 2020 | Dossiers, PCF |

 

Patrick Kessel

Pour une histoire du Parti communiste français
II – Vers la bolchévisation, 1921 1932

INTRODUCTION

La période abordée aujourd’hui, 1921‑fin 1932, est excessivement brève d’un point de vue historique: douze années. L’espace d’une génération.

Imaginons que nous ayons aujourd’hui à déplier l’histoire de ces douze dernières années, de 1984 à 1996. Quels fils devrions nous tirer pour donner, non pas une cohérence, ce qui serait idéaliste, anti-marxiste, mais l’état des contradictions, au niveau international, européen et en France même, celles qui n’ont pas été réglées, et celles qui l’ont été donnant naissance à de nouvelles contradictions.

Il y a certes une différence fondamentale, c’est que nous connaissons, pour la période 1921‑1932, ce que l’on pourrait appeler "la suite de l’histoire", l’épisode suivant. Les épisodes... Mais ce qui est essentiel, bien entendu, c’est de ne pas réécrire l’Histoire au vu de nos connaissances actuelles.

La difficulté tient alors à dégager de tous les faits (et par faits on veut dire événements, analyses, prises de position, etc.) ceux qui vont permettre de comprendre pourquoi cette "suite" s’est déroulée de telle façon plutôt qu’une autre. Une suite qui nous conduit, qu’on le dise ou qu’on le sous-entende, à aujourd’hui, puisque notre projet est politique.

C’est ainsi que plutôt qu’essayer de tenter de saisir notre objet dans sa plus grande diversité possible on est bien obligé de faire des impasses. Du moins temporairement.

En ce qui concerne le PCF, sur deux sujets au moins qui sont loin d’être mineurs et qui méritent un "traitement" particulier: la question coloniale et celle des travailleurs étrangers et immigrés en France [1]. En effet c’est toute la question du chauvinisme, de la xénophobIe et du racisme, de la lutte contre ces tendances dans le mouvement ouvrier qui est en cause. On peut déjà indiquer qu’il y a eu carence en ce domaine, sinon dans les paroles ‑ au début, du moins dans les faits. Ce qui pose déjà un problème d’importance. Et qui est toujours d’actualité, comme on dit. En effet, qu’en est-il aujourd‘hui de ce qui était dénoncé en 1925 sous le terme de nationalisme ouvrier.

Il faut faire également l’impasse sur les débuts de la construction du socialisme en URSS dans le contexte de l’époque. Et les luttes quant aux voies mises en avant pour assurer la Révolution, sa sauvegarde. Très sommairement on peut déjà dire que Lénine a sauvé la Révolution d’Octobre en évitant une insurrection paysanne contre le pouvoir bolchévik, en s’opposant aux thèses de Trotsky et autres. Tout comme Staline a sauvé la Révolution d’Octobre en empêchant une insurrection ouvrière contre la paysannerie en s’opposant aux thèses de Boukharine, quelques années plus tard.

Et puis, il y a la question de la IIIe Internationale.

La période que nous envisageons d’aborder aujourd’hui est en fait centrée sur un point majeur.

Quand nous disons Histoire du PCF, il s’agit de fait de l’Histoire de la constitution d’un parti communiste en France, certes dans des conditions données, intérieures et extérieures. Et il s’agit d’une histoire qui n’est pas close. Et qui n’est pas spécifiquement française.

Si l’on admet toujours, comme point de départ, que l’objet d’un parti communiste est la destruction du système capitaliste dans son propre pays, comme contribution à sa destruction au niveau mondial, il est clair que notre Histoire, celle du mouvement communiste international, n’est pas un objet d’étude comme un autre. Si nous l’étudions, c’est en tant que militants. Non pas penchés sur le passé, mais dans une perspective d’action.

L’Histoire des historiens est celle des morts. Ce qui nous relie à notre passé est une histoire vivante dans la mesure même où nous ne renions pas ce passé, où nous n’avons pas rompu avec lui.

La plus grande menace idéologique, aujourd’hui, est de vouloir nous faire croire que les transformations qui se sont opérées, principalement depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale ‑ encore faut-il dater cette "fin", qui n’est pas 1945 ‑ ont pour effet de nous imposer des solutions "nouvelles". Elles sont différentes, sans doute, mais elles n’excluent pas le développement d’un ensemble de "pratiques" nées au cours des luttes passées. Pratiques ‑ et je n’emploie pas bien entendu le mot "pratiques" dans un sens péjoratif ‑ qui doivent tenir compte de ces transformations ‑ nous ne sommes pas passéistes ‑ qui doivent s’enrichir dans la situation concrète où se mène notre combat. Mais qui ne sont pas dépassées.

De fait ces transformations, la bourgeoisie elle-même est loin de les assumer. Et ses solutions ne sont en rien "nouvelles", elles non plus. Les progrès scientifiques, techniques, ne changent en rien les conséquences du mode de production capitaliste, quelles que soient ses formes, ses étapes. Et les remèdes envisagés par la bourgeoisie ne sont que la reprise d’idées anciennes, comme l’abandon du marxisme et du léninisme ne conduisent qu’à la reprise de stratégies et de tactiques réformistes de la première moitié de ce siècle.

Peut-on parler d’une inadaptation grandissante entre les moyens dont dispose la bourgeoisie pour assurer sa domination et ceux qu’elle utilise pour résoudre les problèmes posés par le mode de production qui la fonde? En cas de rupture d’équilibre elle a recours à une dictature ouverte. Mais a-t-elle encore besoin d’un système de gouvernement de type fasciste, national-socialiste, etc.?

Existait-il un danger fasciste en France vers la fin des années 20? Et quelle tactique adopter alors? Mettre en sommeil la lutte de classes? Comme on peut le voir par ce premier exemple on est amené quoi qu’il en soit à analyser des tactiques politiques antérieures du point de vue de leur efficacité et des dangers qu’il pourrait y avoir à en adopter mécaniquement aujourd’hui une plutôt qu’une autre. Certes, l’histoire ne se répète pas. Et il y a deux faits majeurs qui caractérisent l’époque actuelle: le premier c’est qu’il n’y a pas en Europe, ou dans de grands pays capitalistes-impérialistes, de modèle fasciste achevé, déclaré: le second c’est que nous, communistes, ne disposons pas d’une base arrière comme l’était l’URSS, premier État de dictature du prolétariat et du Parti mondial que voulait être la IIIe Internationale. C’est à la fois une grande liberté ‑ puisque nous avons tout à créer, mais c’est aussi une grande solitude.

Dans la période qui nous occupe aujourd’hui le PCF est confronté aux tactiques de l’Internationale, pour l’essentiel résumées en ces mots d‘ordre:

– ALLER VERS LES MASSES

– LE FRONT UNIQUE

– LA BOLCHÉVISATION

– CLASSE CONTRE CLASSE

On insistera surtout sur la question de la "BOLCHÉVISATION", qui intègre ces tactiques et les soumet au projet révolutionnaire. Et dont les premiers éléments constitutifs sont mis en place en janvier 1924, le jour même de la mort de Lénine.

Il s’agit de la directive impérative sur la constitution des CELLULES D’USINES.

Quatre années après le congrès de Tours c’est au sein même du PCF que se matérialise le débat qui avait opposé partisans et adversaires de l’adhésion à la IIIe Internationale. Et sensiblement dans les mêmes termes.

Il faut souligner le rôle joué par Trotsky, sinon dans un premier temps à cause de ses thèses, du moins à cause du conflit ouvert posé au sein du Parti bolchévik fin 1924, alors même que s’engage la bolchévisation.

Pourquoi parler de Trotsky? Dans le contexte de la période 1921‑1932 tout d’abord à cause des relations qu’il a nouées à Paris, entre 1914 et 1916, alors qu’il collaborait au journal menchévik Nashe Slovo. Principalement Rosmer, Monatte, Souvarine.

Ensuite parce qu’il est responsable des rapports entre l’IC et le PCF jusqu’en 1923.

Enfin parce que les liens privilégiés ainsi entretenus par lui avec de nombreux correspondants français, principalement Rosmer, et Souvarine dans un premier temps, vont jouer un rôle important dans la crise française des années 24‑27. Crise qui prend certes son origine en Union soviétique, mais qui aura des conséquences dans les différentes sections de l‘IC, donc en France. Que la question de Trotsky ait d’ailleurs servi ou non de prétexte au rejet de la IIIe Internationale et de la direction du Parti bolchévik.

Comme mouvement organisé en tant que tel, c’est à partir de 1930, avec le groupe Lutte Ouvrière (rien à voir avec le mouvement que l’on connaît aujourd’hui), (n° 1 de la Vérité, septembre 1929) que l’on peut parler véritablement en France de Trotskysme.

L’ANCIEN PARTI SOUS UN AUTRE NOM

Contrairement à ce qu’une vision chauvine pourrait laisser supposer l’adhésion du parti socialiste français à la IIIe Internationale, vue de Moscou, n’est pas considérée comme un événement majeur.

Faiblesse du Parti français, retombée du mouvement révolutionnaire en Europe, mais importance de la France comme puissance réactionnaire offensive. Ne pas oublier que la France est une puissance impérialiste de poids, agressive, malgré les dommages provoqués par la "Grande Guerre". C’est une des raisons qui ont poussé à la constitution "quand même" de ce parti. Le "quand même" est de Zinoviev en juin 1920.

Il suffira de quelques mois à l’Internationale communiste pour lancer un premier avertissement, "amical mais énergique" au nouveau parti. C’est Trotsky qui s’en charge à la Réunion du CE de l’IC le 17 juin 1921. Il ne s’agit pas de demander à la section française d’entreprendre des actions révolutionnaires sans savoir si la situation est favorable. Par contre, ce qui est demandé, c’est la rupture non pas formelle, mais dans les faits, avec les idées, les sentiments, l’attitude totale, la rupture définitive avec les anciennes attitudes, les anciennes relations, les rapports d’autrefois avec la société capitaliste et ses institutions.

Que répondent les membres du Comité directeur à cet appel, suivi de résolutions et finalement d’une Lettre ouverte avant l’ouverture du Congrès de Marseille de décembre 1921. Premier du Parti communiste (mais curieusement présenté comme 19e Congrès national).

C’est simple, ils ne répondent pas. De 1921 à 1924, ils ne répondent pas, ils évitent d’aller s’expliquer devant l’Internationale.

Il faut souligner que le Comité Directeur, constitué le 4 janvier 1921, est loin d’être homogène. À tel point que le Comité pour la IIIe Internationale continue d’exister en dehors même du parti qui vient de se constituer. Il faudra une intervention de l’IC pour qu’il consente enfin à se dissoudre. C’est ainsi que l’esprit de fraction coexiste avec l’émergence de ce "nouveau" parti qui, d’autre part, ne s’appelle pas encore "communiste". Là également il faudra une intervention de l’IC. Quant aux syndicalistes-révolutionnaires, ils restent à l’écart du Parti. Ils se méfient, certes à juste titre, de Frossard et de Cachin ‑ on a vu leurs positions ambiguës lors de la précédente Conférence, mais leur obstination, malgré les appels qu’ils recevront de Moscou, ne contribue pas à une transformation réelle du nouveau parti.

ALLER VERS LES MASSES

1. Le IIIe Congrès de l’Internationale communiste

Du IIIe Congrès de l’IC (22 juin-12 juillet 1921) on retiendra un changement majeur de tactique, conséquence de l’analyse de la situation internationale. L’époque de la Révolution ‑ des Révolutions ‑ semble manifestement, même si c’est momentané, close. Le nouveau mot d’ordre de l’IC c’est: ALLER VERS LES MASSES. Et prendre mieux en compte leurs revendications immédiates.

Mais c’est quoi, LES MASSES. Celles de la classe ouvrière, les masses laborieuses non-prolétariennes. Le Peuple, ce "peuple en majorité trompé par la bourgeoisie et opprimé par le capital". Lénine emploie ici le mot "opprimé", et non pas "exploité".

C’est une distinction d’importance. L’exploitation, c’est le régime auquel sont soumis ceux qui produisent de la plus-value. Peuvent être opprimées, maltraitées des couches sociales qui n’ont rien à voir avec le prolétariat et la classe ouvrière.

Déjà en 1902 Lénine pouvait indiquer que "tous les travailleurs ne sont pas dans une situation telle que leurs “intérêts” soient “irréductiblement” opposés à ceux des exploiteurs". Que dire des "intérêts" des autres couches sociales intermédiaires.

Il faut souligner ce point: en effet il doit guider un parti communiste quant à sa défense des revendications immédiates. Ou alors il défend des revendications contradictoires. Et il devient le parti des "mécontents". Au-dessus des classes. Soi-disant au-dessus des classes.

ALLER VERS LES MASSES, oui. Les masses paysannes, indistinctement? Celles des classes moyennes? Des fonctionnaires? Des anciens combattants pour la période concernée ici? Des classes moyennes? En 1928, au VIe Congrès de l’IC Thorez met en avant les masses des travailleurs étrangers, les manoeuvres non qualifiés, les jeunes, les femmes, les ouvriers coloniaux. Il les appelle les "couches décisives les plus exploitées"! C’est un découpage tout à fait artificiel et qui ne tient aucun compte de l’appartenance de classe et crée une confusion quant au concept d’exploitation. Il est tout aussi évident qu’un travail spécifique doit être effectué dans ces différentes "couches" par des organisations spécifiques sous le contrôle direct du Parti. Quant à la classe décisive c’est bien entendu la classe ouvrière et son avant-garde, le prolétariat.

Lénine parlait des "masses travailleuses non prolétariennes". Aller vers les masses, oui, mais en tant que parti communiste.

Pour Lénine, et dès 1908, le parti "conduit les masses au socialisme". Le parti ne se met pas à la remorque de l’état d’esprit des masses.

Tous les partis social-démocrates ont traversé des périodes où les masses faisaient preuve d’apathie ou se laissaient entraîner par telle ou telle erreur, telle ou telle mode (chauvinisme, antisémitisme, anarchie, boulangisme, etc.), mais les vrais social-démocrates révolutionnaires n’ont jamais cédé devant n’importe quel changement de l’état d’esprit des masses [2].

Fin 1917, Lénine est si possible encore plus clair:

Le parti étant l’avant-garde d’une classe, sa mission est d’entraîner les masses à sa suite, et non pas de refléter le niveau moyen de ces masses [3].

Il s’agit là, bien entendu d’une distinction fondamentale entre un parti communiste et un parti social-démocrate. La position sociale-démocrate a été bien résumée en novembre 1920 par un partisan de la motion Paoli-Blum au Congrès de Tours [4]:

Suivant la pratique des organisations bolchéviques d’avant la guerre, vous voulez que l’impulsion parte d’en haut. Et cela est d’ailleurs nécessaire pour la mise en oeuvre de cette méthode proprement insurrectionnelle préconisée par Moscou. Au contraire, dans notre Parti, l’impulsion vient d’en bas, et les organes supérieurs ne sont que les exécuteurs de la volonté de la masse.

On pourrait prétendre qu’aujourd’hui, en France, c’est la méthode social-démocrate qui convient devant le manque de perspective révolutionnaire, en tout cas dans une situation qui n’est même pas pré-révolutionnaire. Mais elle ne pourra jamais l’être en l’absence d’un parti révolutionnaire, la bourgeoisie serait-elle incapable de continuer à assumer sa dictature de classe.

La "méthode" si l’on peut dire pour conquérir les masses, va être le FRONT UNI ou FRONT UNIQUE. Les deux termes sont souvent indistinctement employés.

2. Le Congrès de Marseille du PCF, décembre 1921

Avant d’aborder la question du Front Uni quelques mots sur la "santé" de la section française de l’IC. On l’abordera avec son premier Congrès, Marseille, 25‑31 décembre 1921.

Les contradictions qui couvaient depuis le Congrès de Tours éclatent à Marseille: elles se matérialisent dans la non-réélection de SOUVARINE au Comité directeur. Souvarine qui a été un des dirigeants du Comité pour l’adhésion à la IIIe Internationale. On le confirmera certes, suite à une intervention de Moscou et il reprendra sa fonction de délégué auprès de l’Internationale mais cela revient objectivement à priver cette fonction de tout contenu réel. Solidaires de Souvarine Loriot, Vaillant-Couturier et Amédée Dunois ne trouvent rien mieux à faire que de démissionner du CD. Ils y reviendront grâce à l’IC, mais après avoir été critiqués.

C’est LORIOT, secrétaire international du Parti, qui va donner lecture de la Lettre envoyée par le CE de l’IC au Congrès (datée du 19, publiée dans l’Humanité du 27 décembre). Ce que l’IC reproche à sa section française, c’est la faiblesse de sa direction:

Le Comité directeur […] n’a pas doté le Parti d’une direction politique ferme. Il n’a pas, jour après jour, guidé la pensée, l’activité multiple du Parti. Il ne lui a pas créé une conscience collective.

Tout révolutionnaire comprendra cependant que, dans un Parti communiste, la direction, dès qu’elle a été nommée par un Congrès et qu’elle a ainsi la confiance du Parti, doit avoir les plus larges compétences pour diriger la politique du Parti dans le sens des thèses et des résolutions votées par les congrès nationaux et internationaux [5].

La suggestion du CE de l’IC concernant la création d’un Bureau politique sera rejetée par le Congrès.

Elle aura du mal à devenir réalité du fait de l’existence au sein du CD de tendances antagoniques. À la mise en avant d’un fédéralisme au niveau international (refus de la direction de la IIIe Internationale) correspond la tentative d’établir un même type de fédéralisme au niveau français. Une direction centralisée est assimilée à une "dictature" parisienne. Et cette accusation de "dictature" sera de toute façon l’un des thèmes majeurs de la fraction de droite et du centre du Parti dans leur lutte contre la IIIe Internationale et contre la direction même du Parti qui, pour être majoritaire en devient dictatoriale si la minorité doit s’incliner.

En ce qui concerne la direction du Parti, dans la Résolution adoptée au Congrès on peut lire que le "Communisme français" ‑ la formule est de Frossard ‑ se prononce, " pour le centralisme démocratique contre le centralisme oligarchique que tous les membres du Parti déclarent repousser", centralisme qui ne vaut que dans les périodes de guerre civile acharnée.

Par "centralisme démocratique" ce que Frossard entend c’est la représentation proportionnelle des tendances à la direction du Parti. Une vieille pratique du parti socialiste.

Les autres questions importantes soulevées par l’Internationale sont celles de la politique syndicale, du contrôle de la presse non officielle du Parti (Le Journal du Peuple de Fabre, la Vague de Brizon), des rapports trop lâches du Parti avec les ouvriers des usines d’autre part trop peu nombreux au CD, de son désintérêt quant à la vie de l’Internationale.

Il y a d’autres problèmes à régler, notamment celui de la Défense nationale. L’existence de l’URSS, premier État de dictature du prolétariat, pose en effet la question du pacifisme intégral, prôné par les anarchistes, de l’anti-militarisme absolu, thèse que va mettre en avant la droite du Parti. À bas toutes les armées, donc à bas l’Armée Rouge! On parlera bientôt d’impérialisme rouge dans le PCF. Que faire en cas de guerre… On verra plus loin ce qu‘il en est.

LE FRONT UNIQUE

1. La nouvelle tactique de la IIIe Internationale

C’est à la séance du 4 décembre 1921 du CE de l’IC que Zinoviev lance l’idée du Front uni (d’abord Unité du Front prolétarien) [6].

Cette nouvelle tactique, défensive, est ainsi présentée:

[…] on ne peut plus, depuis 1919, compter sur un grand mouvement révolutionnaire en Europe, à brève échéance. […] la tâche immédiate de l’Internationale Communiste n’est pas l’organisation d’un nouvel assaut contre la société bourgeoise, mais la préparation et l’entraînement des forces qui donneront un jour cet assaut [7].

Cette tactique tient également fortement compte du processus de rapprochement entrepris par la IIe Internationale et la II et demi, et qui aboutira en avril 1923 à la fusion des deux organisations. Les ennemis décidés de Moscou et ceux qui espéraient une transformation démocratique bourgeoise de l’URSS unissent de fait leurs forces pour détacher de Moscou la classe ouvrière au niveau mondial.

L‘analyse de l’Internationale communiste est qu’il y a un désir d’unité dans le prolétariat au niveau international. Il ne faut pas que cette unité se fasse sur des bases réformistes. Mais quelle est la tendance principale dans le prolétariat et la classe ouvrière?

On va la décrire tantôt comme réformiste.

Et on va la décrire tantôt comme révolutionnaire. C’est le cas de Zinoviev qui a cette bien curieuse formule:

Le prolétariat tend à l’union révolutionnaire complète [8].

Mais en quoi consiste concrètement le Front uni? Parlant de la France Zinoviev déclare:

Le parti dirigé par Jean Longuet [il s’agit du parti socialiste] n’est qu’une infime minorité. [Ce qui est encore vrai en 1921‑1922.] Mais lorsqu’il s’agira d’organiser une manifestation contre la guerre ou contre Washington, nous serons toujours prêts à proposer à ces messieurs une action commune [9].

L‘accord avec les syndicats est primordial.

Quelles que soient les trahisons de la CGT réformiste que dirigent Jouhaux, Merrheim et consorts, les communistes se verront forcés de proposer aux réformistes avant toute grève générale, avant toute manifestation révolutionnaire, avant toute action de masses, de s’associer à cette action et sitôt que les réformistes s’y seront refusés de les démasquer devant la classe ouvrière. La conquête des masses apolitiques nous sera ainsi facilitée [10].

Et bien sûr, si les socialistes ou la CGT refusent ces actions communes, cela sera un excellent moyen de les dénoncer.

Zinoviev ne limite pas le Front uni à ces propositions d’unité d’action.

Et l’on peut même, déclare Zinoviev, prêter son concours à un ministère social-démocrate (il emploie le terme menchévik). Il se dévoilera et on ne pourra pas accuser les communistes d’avoir obligé le gouvernement à se lier avec la droite. Donc, en cas de besoin, de ballottage, il faut opter pour le moindre mal, "sans jamais nous engager par principe" [11].

Radek, membre du CE de l’IC, va encore plus loin que Zinoviev dans un article publié dans la Correspondance Internationale puisqu’il admet le passage par étapes au communisme. Le passage pacifique?

Il se peut que dans les pays où les organisations des masses social-démocrates ont poussé de profondes racines, les partis communistes soient absolument incapables de gagner la majorité de la classe ouvrière avant la prise du pouvoir par les social-démocrates et que seule l’expérience des gouvernements socialistes puisse convaincre la majorité des travailleurs de la nécessité d’une politique communiste [12].

La tactique du Front uni comporte de grands dangers, soulignera quand même Zinoviev:

Ils proviennent surtout du fait que nos organisations ne sont pas encore tout à fait communistes. Elles n’ont pas encore rompu assez profondément avec le centrisme. Et nous devons, à cause de cela, exécuter une manoeuvre (je ne parle pas ici d’une manoeuvre au sens vulgaire du mot) très délicate en nous inspirant uniquement de la situation des classes. Mais pour manoeuvrer il faut un esprit lucide et un terrain ferme: en un mot il nous faut des partis vraiment communistes. Meilleurs ils seront et plus nous pourrons nous aventurer dans la voie du front unique. Nous serons alors apparemment ‑ rien qu’apparemment ‑ en mesure de faire des concessions. Sans doute sera-ce dangereux dans les pays où nos partis sont encore relativement faibles. Nous ne nous le dissimulons pas [13].

Le CE de l’IC adopte les 25 thèses sur le Front unique le 28 décembre 1921. Elles seront connues en France le 4 janvier 1922 avec une convocation pour février à une Assemblée extraordinaire du CE de l’IC.

Zinoviev avait souligné les dangers de la nouvelle tactique de Front uni. La Thèse 21 les expose ainsi:

En fixant ce plan d’action l’Exécutif tient à attirer l’attention des partis frères sur les périls qui peuvent en résulter. Tous les partis communistes sont loin d’être suffisamment affermis et organisés et d’avoir vaincu définitivement les idéologies centristes et mi-centristes. Des excès peuvent se produire et amener la désagrégation de partis communistes au sein de blocs hétérogènes informes. Pour appliquer avec succès la tactique préconisée il importe que le parti soit fortement organisé et que sa direction se distingue par la clarté parfaite de ses idées [14].

C’est un refus très net que va opposer la majorité du CD de la SFIC. La majorité de la direction du Parti préfère interpréter le FU uniquement comme la passation d’accords entre les états-majors du parti communiste et du parti socialiste. Sur cette interprétation elle va réussir à entraîner derrière elle 46 Fédérations sur 58 (22 janvier 1922). Dans l’Humanité les trois-quart des articles publiés sur la question vont être dirigés contre le FU. Pour le CD la tactique du FU est impossible en France un an après le Congrès de Tours. La droite et le centre du Parti vont se déchaîner dans la presse.

C’est l’opposition directe avec la IIIe Internationale.

Il y a bien une autre raison, voilée: le PCF est bien incapable d’envisager un front uni à la base, entre ouvriers communistes et socialistes, alors qu’il se désintéresse du mouvement syndical et que celui-ci le lui rend bien. Quant aux membres du parti qui sont dans les syndicats, ils n’en font qu’à leur tête.

De fait Frossard et ceux qui le soutiennent ont mis en avant un prétexte de "gauche" pour dénouer les liens avec l’Internationale. Pour provoquer l’exclusion du parti. Et c’est la gauche du parti qui va défendre le Front Uni. Du moins certains de ses représentants.

Au Premier Plénum de l’exécutif élargi de l’IC (Moscou 21 février-4 mars 1922) la délégation française dont fait partie Cachin (Frossard n’a pas daigné venir) a le mandat de s’opposer à la nouvelle tactique de Front Uni que défend ainsi Lozovsky, notamment contre G. Monmousseau qui lie la nouvelle tactique de l’IC aux intérêts exclusifs de l’État soviétique (encore un thème qui sera plus que largement exploité comme on le verra):

[…] la tactique du front unique ne correspond nullement à une déviation, à une "révision du but", pour s’exprimer comme les Français. Il ne s’agit pas de modifier le but, mais de s’adapter, dans la situation donnée, aux conditions présentes. Il n’y a qu’un moyen qui nous donne la possibilité de conquérir à nouveau les masses: c’est d’aller dans les masses et de mettre à l’ordre du jour toutes les questions auxquelles elles sont intéressées. Ce que proposent les communistes, c’est l’Unité d’action. […]

L’Internationale communiste est l’état-major de la Révolution mondiale. Aussi, camarades, pouvons-nous changer de décisions et en prendre de nouvelles toutes les vingt-quatre heures: et celui qui se prononce contre cette façon de faire ne fait que montrer qu’il ne comprend pas le moindre mot aux stratégies révolutionnaires. Bebel a dit une fois: "La tactique on peut la changer tous les jours." Et c’est justement cette souplesse qui fait défaut chez nos camarades français [15].

Les Thèses seront adoptées par l’ensemble des représentants des partis présents à cet Exécutif, à l’exception de la France, de l’Italie et de l’Espagne.

Mais Cachin déclarera, au nom de la délégation française, s’incliner devant la Résolution du CE. Et le CE lui en donnera acte. La rupture n’a pas été consommée [16].

Ce qui caractérise le Front Uni, c’est son double aspect de Front "économique" et de Front "politique". Et d’un texte à l’autre il y a des flottements, des possibilités d’interprétation.

Avec des contenus différents la question du Front uni ou Front unique va se poser tout au long de l’Histoire du PCF. Avec des variantes, bien sûr, selon les tactiques envisagées. Le pire sera le Front français de Thorez pendant le Front populaire (encore un autre Front). Trop c’est trop. Le Front français n’aura qu’une existence éphémère. L’important sans doute réside dans l’énoncé.

2. Un parti de type nouveau

C’est vers la fin de ce mois de février 1922, que Lénine écrit dans "Note d’un publiciste [17]":

La transformation d’un parti européen de type ancien, parlementaire, réformiste dans les faits et à peine teinté de couleur révolutionnaire en parti de type nouveau, réellement révolutionnaire et réellement communiste, est une chose extrêmement ardue. L’exemple de la France est sans doute celui qui montre le plus nettement cette difficulté. Renouveler dans la vie quotidienne le style du travail du parti, métamorphoser la grisaille quotidienne, parvenir à ce que le parti devienne l’avant-garde du prolétariat révolutionnaire, sans s’éloigner des masses mais en s’en rapprochant toujours davantage, en les élevant vers la conscience révolutionnaire et la lutte révolutionnaire: voilà la tâche la plus difficile, mais aussi la plus importante.

3. Triomphe de la droite au IIe Congrès du PCF, octobre 1922

Le Deuxième Congrès du PCF, Congrès de Paris, se tient du 15 au 19 octobre 1922. Il faut souligner qu’il est encore présenté comme "20e Congrès national". La rupture avec le vieux parti est bien difficile [18].

Délégation de l’IC, Manouilski, Humbert-Droz. Votes hostiles en majorité contre la nouvelle politique de Front unique. Pour la constitution des organismes centraux la motion de gauche qui accepte l’arbitrage de l’IC est battue par celle du centre qui repousse au IVe Congrès de l’IC l’intervention de l’IC. Mais le centre a la totalité des sièges au CD [19].

Un Appel de l’IC demandait un vote nominal des congressistes sur les 21 conditions d’admission!

Le rapporteur de la commission des conflits va déclencher un incident remarquable quand il aborde la question de la demande d’exclusion de Henri Sellier; il est reproché à ce dernier "de s’être réclamé de la tradition de Jaurès pour essayer de faire du Parti communiste un grand parti démocratique".

"Vous venez d’exclure Jaurès", s’exclame un délégué. Tumulte, indignation. On crie "Vive Jaurès!" On s’insulte. La "gauche" (Vaillant-Couturier) essaie bien de dire qu’il s’agit d’un malentendu, que personne n’a voulu insulter Jaurès. De fait cet incident va être utilisé par Frossard, et lui permettra de gagner la majorité. L’important bien sûr n’est pas l’incident en lui-même, mais cette mystification de Jaurès qui continuera toujours au sein du PCF.

On retrouve à la nouvelle direction Frossard secrétaire général, Cachin, etc. Le IVe Congrès de l’Internationale modifiera cette composition en faisant entrer des représentants de la "Gauche" et de la "Fraction Renoult". Compromis destiné à éviter la liquidation du Parti selon l’analyse de Trotsky.

4. IVe Congrès de l’Internationale communiste (novembre-décembre 1922)

1. Le Congrès adopte les 25 thèses sur l’Unité prolétarienne [20].

2. Dans une Résolution sur le Rapport du CE celui-ci rappelle l’article 9 des Statuts. C’est le CE qui applique l’article 9 quand un parti est incapable de se débarrasser des éléments non communistes.

3. Adoption des 30 Thèses sur l’action communiste dans le mouvement syndical: contre le neutralisme, pour la formation de noyaux communistes dans les syndicats, pas de séparation entre l’économique et le politique.

4. Résolution sur la question française. Question de la franc-maçonnerie et de la Ligue pour la défense des Droits de l’Homme el du Citoyen. Un membre du Parti ne peut appartenir à ces deux organisations bourgeoises.

5. Programme de travail et d’action du PCF.

La cause fondamentale de la crise aiguë que traverse actuellement le Parti se trouve dans la politique d’attente, indécise et hésitante, des éléments dirigeants du Centre qui, devant les exigences urgentes de l’organisation du Parti essayent de gagner du temps, couvrant ainsi une politique de sabotage direct dans les questions syndicales, du front unique, de l’organisation du Parti et autres. Le temps ainsi gagné par les éléments dirigeants du Centre a été perdu pour le progrès révolutionnaire du prolétariat français [21].

6. Le Congrès. "Les congrès n’ont de sens que dans la mesure où les décisions collectives des organisations locales, nationales ou internationales, sont élaborées par le libre examen et la décision de tous les délégués. Il est tout à fait évident que les discussions, l’échange des expériences, des arguments de chacun dans un congrès seraient dépourvus de sens, si les délégués étaient liés d’avance par des mandats impératifs [22]." Le mandat impératif est en contradiction avec le centralisme démocratique. Il favorise le fédéralisme.

Le IVe Congrès de l’IC et ses décisions vont-elle régler la crise française? Elle est provisoirement surmontée par la démission de Frossard en janvier 1923, suivie de quelques dizaines d’autres: francs-maçons, adhérents de la Ligue des Droits de l’Homme dont plusieurs journalistes de l’Humanité. Le journal et le parti ont une double direction (M. Cachin est seul maître à l’Humanité), ce qui est encore loin des conditions posées par le IIe Congrès de l’IC. De nombreux membres du Parti, cependant, ont quitté les organisations de la bourgeoisie mises en cause par l’IC. Il faut dire que la manoeuvre, certes justifiée, était habile. Démission ou exclusion de fait.

Ce qu’il faut, selon Trotsky, c’est éviter la scission large tout en épurant.

PARTI-SYNDICAT

1. L’Internationale Syndicale Rouge, la CGTU et le PCF

Une question-clef qu’il a semblé préférable de traiter séparément est celle des rapports, toujours non réglés entre le Parti et le syndicat. Question-clef en effet puisque elle pose le problème du travail du parti dans le prolétariat et la classe ouvrière, et que seule la résolution correcte de ces rapports peut permettre au Parti d’appliquer la tactique de Front uni à la base.

Elle se pose également au niveau international dans la mesure où, après bien des hésitations, a été fondée l’Internationale syndicale rouge en juillet 1921 parallèlement à la tenue du IIIe Congrès de l’Internationale communiste.

Il y a deux thèses en présence à Moscou: celle de Zinoviev qui prône l’entrée des syndicats dans la IIIe Internationale et celle qui propose d’en faire un organisme distinct. Zinoviev sera battu. Mais l’existence des deux Internationales pose tout de suite un autre problème, celui de leurs relations. Doivent-elles être étroites (thèse de Rosmer) ou de coordination dans l’action (majorité de la délégation française, attachée à l’indépendance du syndicalisme). La question n’est pas réglée.

Au Congrès de Marseille du PCF en décembre 1921, compte tenu de la méfiance des syndicalistes- communistes envers le Parti, c’est un peu l’indépendance réciproque qui est mise en avant:

Le Syndicat, en tant que syndicat, ne se soumet pas au Parti en tant que parti. Dans ce sens, le syndicat est autonome. Mais les communistes agissant au sein des syndicats doivent agir toujours en communistes disciplinés [23].

En des termes légèrement différents, c’est déjà la conception que Frossard avait adoptée en 1920. À l’exception du mot "discipliné".

La position intransigeante des syndicalistes français sera réaffirmée au Premier Plénum de l’exécutif élargi de l’IC (Moscou 21 février-4 mars 1922) dont on a déjà parlé.

La Résolution "confirme qu’en principe aucun changement ne doit être apporté aux résolutions du IIIe Congrès de l’IC" [24]. Résolution adoptée à l’unanimité moins l’abstention de la délégation française qui ne veut aucun rapprochement entre Syndicat et Parti.

Ce sont sur ces bases que va s’ouvrir, le 26 juin 1922 le Premier Congrès de la CGTU (Saint- Etienne). Les anarchistes et partisans de l’indépendance totale du syndicat sont cependant mis en minorité sur la Résolution Monmousseau-Semard. Le 29, arrivée surprise de Lozovsky, dirigeant de l’ISR. Également discours de Frossard. Le 1er juillet, fin du Congrès. L’adhésion à l’ISR a été adoptée par 741 voix contre 406. Mais elle est conditionnelle.

Un exemple concret des relations entre la CGTU et la SFIC peut être évoqué à propos de la grève du Havre. Le 26 août 1922 heurts violents entre les grévistes et les forces de l’ordre: quatre ouvriers sont tués.

Échec de la grève générale de vingt-quatre heures lancée à la suite des événements du Havre.

Maurice Thorez écrira dans un article publié en janvier 1930, "La grève politique de masses" [25]:

La grève fut évoquée devant l’Exécutif de l’Internationale communiste qui en fit une critique sérieuse. Mais quel fut le sens de cette critique?

Contre la grève de protestation? Nullement. Contre la hâte invraisemblable et, par suite l’impréparation désastreuse du mouvement, qui reflétaient toute la vieille mentalité anarcho-syndicaliste. Les ouvriers de plusieurs centres ne connurent l‘ordre de grève que le jour même, sinon le lendemain.

La grève politique de protestation était un mot d’ordre juste, mais il fallait la préparer et ne pas compter seulement avec la spontanéité. Il fallait aussi que le Parti communiste soit appelé à organiser et à diriger conjointement avec les syndicats unitaires cette action politique. Or, la grève fut décidée sans même l’avis du Parti. On exigea simplement la disposition de l’Humanité, organe central du Parti. Cette attitude hostile au Parti, et contraire à l’intérêt du mouvement ouvrier, de la part des anarcho-syndicalistes qui dirigeaient alors la Fédération du Bâtiment, n’avait rien qui puisse surprendre. Mais le pire, c‘est qu’elle était soutenue par des éléments se disant communistes et même adhérents au Parti. Au congrès de Paris, un délégué niait au Parti le droit d’intervenir dans le mouvement autrement que comme auxiliaire relégué aux besognes subalternes dont on voudrait bien le charger.

Dans sa critique l’Internationale à son IVe Congrès n’oubliait pas le Parti qui s’était mis de fait à la disposition de la CGTU!

On peut savoir ce que Lénine pensait à la fin de 1922 de la section française de l’IC née de la scission de Tours. En effet il va rencontrer Pierre Semard (syndicaliste, membre du Parti) et Monmousseau, anarcho-syndicaliste déclaré, qui ont été au IIe Congrès de l’ISR (novembre 1922) pour défendre l’indépendance syndicale.

Des deux comptes rendus de cet entretien, celui de Pierre Semard est le plus complet et le plus clair [26].

Lénine nous fit préciser nos positions à l‘égard du Parti communiste et nous dit en substance: "Que pensez-vous du Parti communiste français et de son dernier Congrès. Croyez-vous qu’avec ses dirigeants actuels on puisse créer un PC oeuvrant sur la base des décisions de l’IC? Que pensez-vous de la formation d’un parti communiste avec le mouvement syndical révolutionnaire?"

Pour Monmousseau et Semard cette dernière hypothèse est impossible, vu les difficultés pour la CGTU d’intervenir directement dans cette transformation.

2. Lénine et les syndicats avant la Révolution d’Octobre

La différence entre un syndicaliste réformiste et le membre d’un cercle social-démocrate [27]. Lénine (Que faire?):

[…] le secrétaire d’une trade-union anglaise, par exemple, aide constamment les ouvriers à mener la lutte économique, il organise des révélations sur la vie de l’usine, explique l’injustice des lois et dispositions entravant la liberté de grève, la liberté de piquetage (pour prévenir tous et chacun qu’il y a grève dans une usine donnée); il montre le parti pris de l’arbitre qui appartient aux classes bourgeoises, etc. En un mot, tout secrétaire de trade-union mène et aide à mener la "lutte économique contre le patronat et le gouvernement". Et l’on ne saurait trop insister que ce n’est pas encore là du social-démocratisme; que le social-démocrate ne doit pas avoir pour idéal le secrétaire de trade-union, mais le tribun populaire sachant réagir contre toute manifestation d’arbitraire et d’oppression, où qu’elle se produise, quelle que soit la classe ou la couche sociale qui ait à en souffrir, sachant généraliser tous ces faits pour en composer .un tableau d’ensemble de la violence policière et de l’exploitation capitaliste, sachant profiter de la moindre occasion pour exposer devant tous ses convictions socialistes et ses revendications démocratiques, pour expliquer à tous et à chacun la portée historique de la lutte émancipatrice du prolétariat [28].

Lénine soulignera en 1907, qu’il faut lire Que faire? en se rapportant à la situation déterminée qui a donné naissance à ce texte [29]:

Situation de l’époque, l’économisme:

En fait, l’unité du Parti n’existait pas: elle n‘était qu’une idée, une directive. L’engouement pour le mouvement gréviste et la lutte économique engendra alors une variété d’opportunisme social-démocrate qui reçut le nom d’économisme. […]

Que faire? est une oeuvre de polémique dirigée contre les erreurs de l’économisme et c’est de ce point de vue qu’il faut l’apprécier.

Redressement de la ligne du Parti.

Importance du texte: l’idée de l’organisation des révolutionnaires professionnels. Adoptée au IIe Congrès du POSDR (Londres, 1903) où s’opéra la scission entre bolchéviks et menchéviks. Discussion sur le Programme entre Plekhanov et Lénine, "distinction entre le prolétariat et les classes laborieuses en général". Lénine ajoute: "j’insistai sur une définition plus étroite du caractère purement prolétarien du Parti."

Les syndicats:

L’autre objection a trait à mes opinions concernant la lutte économique et les syndicats, opinions fréquemment dénaturées dans divers ouvrages. Je tiens à le souligner parce qu’un grand nombre de pages de Que faire? sont consacrées à l’importance immense de la lutte économique et des syndicats. En particulier, je me suis prononcé alors pour la neutralité des syndicats. Depuis, en dépit des assertions de mes adversaires, ni dans mes brochures, ni dans la presse, je n’ai émis une opinion contraire. Seul, notre Congrès de Londres et le Congrès socialiste international de Stuttgart m’ont amené à penser que l’on ne saurait défendre en principe la neutralité des syndicats. Le contact le plus étroit des syndicats avec le Parti, tel est le seul principe juste. Rapprocher les syndicats du Parti et les relier à ce dernier, telle est la politique qu’il nous faut appliquer avec fermeté et persévérance dans notre propagande, notre agitation, notre travail d’organisation, sans courir après les adhésions purement formelles, mais sans expulser non plus des syndicats ceux qui ne pensent pas comme nous [30].

LA BOLCHÉVISATION

Les aspects de la bolchévisation sont nombreux. On ne prendra ici que deux exemples, celui de la mise en place des cellules d’entreprises/usines et celui de l’éducation marxiste-léniniste. Mais il ne s’agit pas de deux aspects qui s’additionnent. Les cellules d’entreprise, la conquête des grandes usines, sans éducation théorique et politique marxiste-léniniste, révolutionnaire, ne différencierait guère ces cellules de la fraction syndicale qui, au mieux, doit s’y développer en même temps. L’économisme prendrait le pas sur le politique et peu de choses sépareraient alors le Parti de la social-démocratie.

De même, l’étude qui n’aurait pas les moyens organisationnels de gagner le prolétariat et la classe ouvrière ne ferait du Parti communiste qu’un Parti de cadres sans influence réelle sur le prolétariat et la classe ouvrière. Et quelle pourrait-être une éducation, comment pourrait-elle se réclamer du marxisme, du léninisme, privée de son objet. De quel Parti s’agirait-il, sinon d’un Parti replié sur lui-même et ânonnant des thèses, entassant des analyses, privé par sa démarche du seul objectif qui le fonde, détruire le système capitaliste et instaurer son pouvoir de classe, la dictature du prolétariat, en tant qu’avant-garde du prolétariat et de la classe ouvrière.

Et puis, comment prolétariser le parti.

De fait le Parti va osciller entre deux pratiques qui le conduiront, s’il ne trouve pas un équilibre correct:

– ou bien à se dissoudre dans les masses ouvrières soumises à la propagande idéologique et politique de la bourgeoisie et de la petite-bourgeoisie social-démocrate

– ou bien à se couper des masses ouvrières soumises à cette même propagande.

l. La Bolchévisation organisationnelle -les cellules d’usines

En 1902 Lénine écrivait:

Les cellules d‘usines sont particulièrement importantes pour nous, car la force principale du mouvement réside dans l’organisation du prolétariat au sein des grandes usines, étant donné que celles-ci (et les fabriques) englobent non seulement la partie la plus nombreuse de la classe ouvrière, mais aussi la plus influente, la plus développée et la plus combative. Il faut que chaque entreprise soit notre citadelle [31].

La 9e des 21 conditions [32] d’admission à la IIIe Internationale élaborées en 1920 réclame la constitution de noyaux communistes notamment dans les conseils ouvriers et conseils de fabrique. Conseils qui regroupent ouvriers communistes et sans‑parti.

La 12e des 59 Thèses sur la structure, les méthodes et l’action des partis communistes, adoptées au IIIe Congrès de l’IC en 1921 précise:

Les noyaux communistes sont des groupes pour le travail communiste quotidien dans les entreprises et les ateliers […].

Si Lénine a critiqué ces Thèses, ce n’est pas sur leur contenu: il pensait d‘abord qu’elles étaient trop nombreuses ‑ on ne les lira pas jusqu’au bout. Et puis il s’agissait d‘après lui d’un modèle trop strictement russe [33].

Il faut reconnaître que l’abus des thèses a été une maladie courante à cette époque, il est arrivé à Losovsky, dirigeant de l’ISR, de présenter 100 thèses sur le mauvais fonctionnement des syndicats! Du moins chacun pouvait se reconnaître quelque part.

Le problème fondamental n’est pas là: le tout est de rendre ces thèses vivantes, quel que soit leur nombre. Et il est évident que la grandeur de la tâche peut impliquer un ralentissement dans son exécution.

Mais c’est principalement la question des cellules d’usines qui est mise en avant, le jour même de la mort de Lénine ‑ le 21 janvier 1924 ‑ par le CE de l’IC.

Le centre de gravité du travail politique d’organisation doit être transféré dans la cellule. […] Elle mettra les ouvriers sur la voie de la solution révolutionnaire de toutes les questions [34].

Instructions pressantes du CE de l’IC au Congrès de Lyon du PCF (janvier 1924) sur la "nécessité de hâter la formation des cellules d’usines par lesquelles la propagande et les mots d’ordre du Parti pourront mieux pénétrer le prolétariat" [35]. C’est seulement au Conseil national de Saint-Denis (1‑2 juin 1924) qu’une commission centrale de réorganisation fut mise en place. Comme Zinoviev aura l’occasion de le dire:

Le mouvement des cellules d’usines est encore dans l’embryon. On parle beaucoup de haute politique, mais il n’y a encore que cent vingt cellules d’usines. On ne saurait prendre au sérieux ce résultat [36].

La création des cellules d’entreprises (on dira plus tard cellules d’usine) n’est qu’un premier pas. Le Ve Congrès de l’IC (juin‑juillet 1924) met en place la bolchévisation des partis communistes dont la réorganisation sur la base des cellules d’entreprise n’est que partie, certes essentielle.

Que dit en effet la Résolution sur la Propagande dans l’IC et ses sections:

Les conflits actuellement en cours dans certains partis communistes, et dont le début coïncida avec la défaite allemande d’octobre, résultent des survivances dans ces partis de la vieille idéologie social-démocrate.

Le moyen d’en venir à bout est de bolchéviser les partis communistes en passant par-dessus le "marxisme" de la IIe Internationale et les restes du syndicalisme. Par "bolchévisation" il faut entendre le triomphe idéologique définitif du marxisme et du léninisme (en d’autres termes, du marxisme dans la phase de l’impérialisme et de la révolution prolétarienne).

La bolchévisation des partis communistes sera donc obtenue par une pénétration plus profonde du marxisme et du léninisme dans la conscience des partis communistes et de leurs membres. Ce n’est pas une adoption mécanique des mesures concrètes du Parti Communiste russe, mais l’adaptation des méthodes du bolchévisme à la situation de chaque pays dans l’époque historique donnée [37].

Dans la Résolution du Ve Congrès de l’IC sur la réorganisation du parti sur la base des Cellules d’Entreprises [38] il est bien précisé qu’il s’agit de mettre en pratique les décisions prises à ce sujet par les IIIe Congrès et IVe Congrès de l’IC.

Il faut souligner ce point. On a en effet voulu attribuer la bolchévisation, pour la critiquer, au seul Zinoviev.

De cette Résolution, une phrase essentielle:

La cellule d‘entreprise a tous les droits d’une organisation du parti [39].

Une autre Résolution a été prise lors de ce Ve Congrès de l‘IC, par la Commission d’Organisation. Résolution qui concerne le Parti communiste français [40].

On a déjà souligné que la bolchévisation, ou réorganisation des partis communistes, ne se borne pas à la création des cellules d’usines. Il y a également une réorganisation territoriale. Les sections sont remplacées par des rayons et sous-rayons, éventuellement, dont la composition sociale doit être modifiée.

Il y a une précision dans cette dernière Résolution:

Les cellules d’entreprises doivent se constituer aussi dans les exploitations agricoles employant des ouvriers salariés [41].

Dans une Lettre sur la bolchévisation des partis communistes, publiée en France en février 1925, Zinoviev écrit [42]:

N’est pas bolchévik qui se borne à répéter mécaniquement ce qu’il a appris de l’histoire du bolchévisme russe. Bolchévik est celui qui comprend que le bolchévisme consiste tout entier dans l’application de la doctrine de Lénine aux situations concrètes de chaque pays. [...].

En France […] De plus grands effectifs! Il est inadmissible que presque tout le prolétariat parisien sympathise avec le parti communiste français tandis que notre organisation parisienne n’embrasse que quelques milliers d’ouvriers.

Lutte contre le fascisme qui naît sous l’égide du Bloc des Gauches.

Du sang-froid, au moment où commence le développement rapide du Parti. Ne pas se laisser dépasser par les événements.

Donner la solution correcte aux rapports avec la CGTU, en finir avec les frottements qui s’observent encore. Obtenir à tout prix une solidarité véritable avec les syndicats révolutionnaires.

Commencer la conquête des centres ouvriers de province.

Donner l’ampleur voulue au travail parmi les paysans et dans les colonies.

Travailler, l’oeil fixé sur ces objectifs, à la réorganisation du Parti sur la base des cellules d’usine.

Le Parti communiste français, tout en ne faisant pas grand-chose pour créer des cellules d’usines, est contre les cellules de rues. Danger de ne faire que des cellules d’usines où de nombreux militants ne peuvent trouver place. C’est aussi les isoler [43].

Face à ce danger, la Conférence d’Organisation de l’IC (16‑21 mars 1925) va réagir:

Le résultat fut également que les cellules d’entreprises furent noyées par les rattachés [ils ne devaient pas être plus de 5 % des effectifs de la cellule], les isolés, qui ne connaissaient rien de l’usine, amenaient aux réunions de cellules des discussions générales et abstraites qui n’étaient pas liées au souci de traduire pour les ouvriers de l’usine en question les mots d’ordre du Parti et pour les entraîner dans la lutte [44].

Mais ce n’est qu’en février 1926, lors de la IIe Conférence d’organisation de l’IC que le Parti est obligé d’admettre la nécessité de mettre également en place des cellules de rues. Il ne s’agissait que d’un accord de principe. La mise en place ne fut pas effective avant un certain temps.

Les Thèses sur la bolchévisation sont adoptées au IVe Exécutif élargi de l‘IC (mars‑avril 1925) [45].

2. La résistance aux cellules d’usines dans le PCF

De ce qui précède, il est déjà clair que la direction du PCF ne met pas beaucoup d‘enthousiasme à se plier aux Résolutions du Ve Congrès de l‘IC et à celles de l‘Exécutif ou de la Commission d’Organisation.

Ce n’est pas le seul Parti à traîner ainsi les pieds. Comme l‘écrivait Kautsky en 1904, avant d’abandonner le marxisme:

Dans aucune question peut-être, le révisionnisme international, en dépit de toutes ses diversités et nuances, ne signale pas autant d’homogénéité que dans la question d‘organisation [46].

Il n’avait été donné que quelques mois au Parti français, par le Ve Congrès de l’IC, pour organiser les cellules d’usines. Cette précipitation engage mal le processus de transformation d’un parti social-démocrate en parti communiste. Erreurs de mise en place, mauvaise conception de leur rôle.

Confusion entre cellule d’usine, comité d’usine, fraction syndicale.

Et cette précipitation, si on peut la comprendre, donne aussi des arguments à certains de ceux qui s’opposent à la bolchévisation du Parti.

Pour Monatte, pas besoin d’arguments: la tâche essentielle du Parti, qu’il a enfin rejoint, c‘est le recrutement syndical.

Pour la "fraction paysanne" si l’on peut dire, la France n’étant pas un pays de grande industrie, la question des cellules d‘usines ne se pose pas. II faut d’abord organiser la paysannerie (Renaud Jean). Mais la Russie était-elle un pays de grande industrie en 1902, quand Lénine donnait comme mot d‘ordre de faire de chaque entreprise une citadelle du Parti?

Non pas une citadelle, faut-il le préciser, où l’on attendra l’assaut de l’ennemi, mais une citadelle d’où l’on se lancera contre l‘ennemi!

Paul Marion expose ainsi en avril 1925 les arguments d‘un autre opposant aux cellules d‘usines, Loriot, comme on l’a vu dirigeant du Comité pour l‘adhésion à la IIIe Internationale:

On peut le résumer ainsi: la formation trop hâtive des cellules d’entreprise a eu de désastreux résultats. Nos cellules sont dépourvues d’activité politique, parce que composées de peu de membres et toutes entières tendues vers l’action à l’intérieur de l‘usine. La base du Parti est ainsi éparpillée et privée de pensée politique. D’autre part, organisme de combat sans cesse menacé par l’offensive patronale, la cellule ne permet pas le recrutement des ouvriers sympathisants qui craignent les représailles immédiates.

Par contre, les anciennes sections présentaient des inconvénients différents: pas d’influence directe sur le lieu de travail, tendance des réunions à dégénérer en "parlotes", impossibilité d’appliquer rapidement les ordres du Parti, etc. Il s’agit donc de trouver une conciliation adroite du passé défectueux et du présent mauvais.

Il faut maintenir les cellules en tant qu’organes d’exécution et créer des assemblées délibératives plus larges où s’élaborera la pensée et la tactique du Parti [47].

Il est évident que la double organisation proposée par Loriot, privilégierait à court terme les assemblées "délibératives" au détriment des cellules. Et comment seraient composées ces assemblées? C’est créer un écran entre la base et la direction. La conception de Loriot, quelles que soient ses raisons, le conduiront pour un temps à rejoindre le trotskysme organisé en France.

Définition de Paul Marion:

Organiser l‘agitation dans l’entreprise après avoir su étudier et relier les événements qui s’y passent à ceux qui se déroulent dans l’ensemble du pays et de la société capitaliste, c’est là le rôle à la fois théorique et pratique de la cellule communiste [48].

Loriot va récidiver dans l’Humanité du 18 octobre 1925 en présentant des "Thèses sur l’organisation du Parti":

Dans la conjoncture présente, les cellules ne sauraient rester la base de l’organisation communiste en France sans accentuer la crise de recrutement et d’influence que subit le Parti et sans compromettre gravement sa destinée révolutionnaire. […].

S‘il est vrai qu’on puisse et qu’on doive fonder une cellule d‘entreprise là où travaillent trois communistes, il est faux de prétendre que cet embryon d’organisme puisse constituer la base du Parti.

Ce même mois d’octobre 1925, 250 membres du Parti envoient une Lettre à sa direction et à l’Internationale:

Les cellules ne peuvent pas constituer actuellement en France la base du Parti. Affirmer le contraire, c‘est méconnaître l’économie générale du Parti et l’organisation des grands États capitalistes modernes, c’est se leurrer sur le rapport des forces sociales en présence, c’est entraîner le Parti vers sa liquidation rapide et totale.

Les causes générales et essentielles ne sont d’ailleurs pas seules à condamner le nouveau régime du Parti. Non seulement les cellules offrent au patronat une cible facile, mais elles se heurtent à des difficultés intrinsèques dont certaines sont assez graves pour provoquer leur mort. L’expérience a montré, par exemple, que leur existence est liée à la valeur et à la stabilité du secrétaire.

Or, il est difficile de trouver, dans une même localité, une quantité de secrétaires capables de donner une vie politique aux diverses cellules. [...].

Pour sauver le Parti, il faut renoncer délibérément aux méthodes employées depuis un an. Le Comité central propose, outre le développement de l’appareil, la création de "cellules de rues" et de "sous–rayons". Au diable toutes ces complications [49]!

Les "250", après cette condamnation en règle, vont conclure en écrivant que:

sans supprimer les cellules d’usines, en s’efforçant au contraire de les multiplier, il faut revenir sans retard à la section territoriale, comme base organique du Parti [50].

Le retour à la base territoriale, c’est le retour à la circonscription électorale du vieux parti socialiste d’avant Tours. C‘est, de fait, l‘alignement sur le Parti socialiste et son électoralisme. La lutte sur le même terrain. Et la multiplication de la confusion entre cadres du Parti et élus du Parti.

3. La Bolchévisation idéologique – La formation des militants du Parti

La réorganisation du Parti ne peut s’effectuer que par la bolchévisation de ses membres, c’est-à-dire par la formation de ceux-ci, que cela soit à la base et dans la perspective de dégager à partir des militants de base des cadres, à tous les niveaux du Parti, et bien sûr à celui de la cellule.

Il faut d’abord examiner les critères d’adhésion au Parti.

Dans le Projet de Statuts élaboré en 1924, publié dans les Cahiers du Bolchévisme du 26 décembre, on peut lire:

Chapitre premier

Article 1. Le Parti est fondé sur les principes suivants:

Entente et action internationale des travailleurs: organisation politique et économique du prolétariat en Parti de classe par la conquête du pouvoir de haute lutte sur la bourgeoisie, et la socialisation, par la dictature prolétarienne, des moyens de production et d’échange, c’est-à-dire la transformation de la société capitaliste en société communiste.

[…]

Article 5. L’IC et les Partis communistes sont fondés sur la base du centralisme démocratique, dont les principes fondamentaux sont:

a) L’élection de tous les organes, de la base au sommet, par les assemblées générales, les conférences ou congrès;

b) L’obligation pour ces organes de rendre compte périodiquement de leurs activités à leurs électeurs;

c) L’obligation pour les organes subalternes d’exécuter rapidement et exactement les décisions des organes supérieurs.

La discussion est libre pour les organisations, jusqu’à ce que décision soit intervenue de la part des organes compétents du Parti. Une fois une décision prise au Congrès de l’IC, par un congrès national ou par les organes dirigeants du Parti, elle doit être absolument exécutée, même si une partie des membres ou des organisations locales ne l’approuvent pas.

[…]

Article 7. L’adhésion au Parti est faite par la cellule de l’entreprise où travaille le postulant.

Avant leur adhésion définitive, les membres du Parti accomplissent un stage de trois mois s’ils sont ouvriers ou employés syndiqués, salariés dans une entreprise, de six mois s’ils sont classés dans une autre catégorie [51].

A. Situation "idéologique" du Parti

Dans les Cahiers du Bolchévisme du 28 novembre 1924, un article de tête signé A. L., "Idéologie, direction et organisation homogène":

L’éclectisme idéologique que les éléments de droite considèrent comme le plat le meilleur de la cuisine politique française, retarde la création de cadres, la croissance du Parti et livre les masses à l’influence spirituelle de la bourgeoisie. Les francs-maçons sont exclus du Parti‑ mais combien n’existent-ils pas, autour du Parti et dans le Parti lui-même, de cercles et de groupements où pullule l’idéalisme philosophique et historique, où le mélange de mysticisme et de bergsonisme est préconisé comme la théorie de l’émancipation du prolétariat! Combien n’y a-t-il pas de membres du Parti qui rêvent encore du pacifisme jauressiste petit-bourgeois, combien de confusionnistes pour lesquels le capital financier américain est une force contribuant à maintenir la paix dans le monde!

Tous ces groupements et tous ces droitiers isolés s’efforcent d’influer sur le Parti. Ils contribuent sciemment à la confusion idéologique dans ses rangs.

[…]

Notre Parti, dans lequel les traditions idéologiques les plus diverses se rencontrent, a besoin d’une épuration idéologique rigoureuse. Ses jeunes cadres se forment à l’école du léninisme; mais les anciens cadres devront passer par cette école. Avec 20 % de jauressisme, 10 % de marxisme, 20 % de léninisme, 20 % de trostkysme et 30 % de confusionnisme, le Parti ne deviendra ni révolutionnaire, ni bolchévik, ni capable de mener les masses prolétariennes et paysannes aux batailles décisives.

[…]

Le mot d’ordre Direction homogène n’est pas d’une moindre importance pour la bolchévisation du Parti. Il est moins compréhensible pour le Parti que celui de l’Unité de l’Idéologie. Tout ouvrier révolutionnaire comprend que l’idéologie de la bourgeoisie et les survivances idéologiques petites-bourgeoises représentent un danger pour la lutte prolétarienne. Mais le fait que les meilleurs ouvriers révolutionnaires ont traversé la crise de Frossard; qu’ils ont dû exclure Souvarine; qu’ils ont assisté au passage d’une partie de la gauche d’hier (Rosmer) sur les positions de la droite; qu’ils ont vu Frossard passer à leurs pires ennemis, Souvarine et Rosmer se solidariser avec la lutte de l’opposition russe contre les disciples directs de Lénine, contre le CC du PCR, qu’ils les ont vu faire des coquetteries à Mac Donald, etc. ‑ de tout cela ils ont tiré la conclusion qu’il faut toujours avoir une opposition organisée, qu’il faut toujours critiquer et ne pas avoir confiance dans la direction. Il est même des camarades qui considèrent que le travail d’un parti communiste consiste avant tout à contrôler le Comité central et à créer contre lui une opposition.

Toutes les crises par lesquelles le Parti a passé depuis Tours montrent évidemment que le contrôle incessant de la direction du Parti est indispensable; la solution des crises consécutives et l’évolution du Parti dans le sens bolchéviste n’ont été possibles qu’à cette condition. De là la conclusion de pas mal de camarades qui demandent la représentation des diverses tendances au sein de la Direction du Parti.

Mais les tâches qui se posent actuellement au Parti exigent de lui qu’il mette à sa tête une Direction homogène, une Direction se tenant sur la plate-forme des décisions du Ve Congrès [de l’IC] et jouissant de la confiance de l’immense majorité du Parti. […]. En France, elle ne peut être que collective, car le Parti n’a pas de chef reconnu [52].

B. Les débuts de l’éducation

a) Création de l’École léniniste de Bobigny (1924). 60 élèves. Une quinzaine d’élèves s’y sont formés et sont devenus des responsables du Parti: BP, CC, secrétaires régionaux, etc. Directeur A. Bernard [Alfred Kurella, délégué de la IIIe Internationale, auteur de l’ABC de la politique communiste, Méthodes de l’enseignement léniniste.]

Les Cahiers du Bolchévisme, n° 13, 13 février 1925 (p. 848), annoncent la parution pour "l’instruction politique élémentaire dans le Parti" d’une série intitulée Manuel du militant – L’éducation léniniste théorique et pratique. Trois tomes parus ou à paraître: 1. L’instruction politique élémentaire; 2. Guide pour l’instruction politique élémentaire; 3. Une Chrestomathie [sic!] pour l’instruction politique élémentaire (morceaux choisis pour illustrer le Guide). Auteur: A. Bernard (Kurella).

L’École léniniste de Clichy, qui fonctionne en 1925, aura encore moins d’élèves.

b) À partir de 1925 commence une longue période d’abandon de l’éducation. Des efforts isolés, momentanés, ne laissent que peu de traces. Pour des raisons qui lui sont propres Renaud Jean constate lors du Ve Congrès du PCF en 1926:

Pas de propagande doctrinale. Pas de diffusion doctrinale dans les masses. Connaissance insuffisante du fonctionnement du système économique et financier du capital. Pas de programme positif du parti communiste et action pour les revendications immédiates livrée à toutes les initiatives, mais sans que le parti n’y intervienne, en aucune façon [53].

c) Reprise très limitée de l’éducation en 1928, malgré la publication des Six cours élémentaires d’éducation communiste, principalement établis pour une étude collective et édités par la Section d’Agit-Prop du Parti.

Quatre formes de cours sont envisagées:

– Sur la base du rayon, les élèves pris dans les cellules;

– Sur la base du sous-rayon;

– Groupant les communistes d’une petite localité;

– Dans les cellules.

On peut certes trouver des erreurs dans ces Cours, d’autre part d’un niveau "moyen" plus qu´"élémentaire". En ce qui concerne le Parti, sa définition, son programme, son rôle, son organisation, l’importance fondamentale des cellules d’entreprise, son rapport au mouvement syndical, ces Cours se fondent sur des analyses de Lénine, de l’IC et de Staline (Le léninisme théorique et pratique [54]). Globalement on trouve dans ces cours une bonne interprétation de la bolchévisation, une réponse conséquente aux thèses trotskystes (il n’est pas nommé) et aux positions anarcho-syndicalistes. Une des erreurs que l’on peut relever, c’est la non-différenciation de la paysannerie française, présentée comme un tout.

Quant au rôle du Parti communiste, on ne peut que souscrire au double aspect mis en avant:

Le parti communiste ne peut se contenter de mener une simple agitation politique (journaux, réunions publiques, etc.) et de mesurer la sympathie qu’il rencontre, à l’occasion (par exemple) des élections. Le Parti ne peut remplir son rôle révolutionnaire que s’il dirige l’ensemble de la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie et son État.

En 1927 (Cahiers du Bolchévisme, n° 73, 31 mai 1927, pp. 646-648) il est envisagé de mettre en place un travail d’auto-éducation, avec un Bureau central, etc.

En 1928, reprise de ce thème. Il sera créé un Bureau central d’auto-éducation et quelques Bureaux dans les Régions où l’Agit-Prop "fonctionne normalement". Groupes de lectures et cercles d’étude en relation par correspondance avec les Bureaux.

Présence discrète d’un responsable de l’Agit‑Prop, "Il doit veiller à ce que le cercle ne devienne pas un organisme de discussion politique se substituant aux organismes réguliers du Parti au lieu d’être seulement un organisme d’étude." (Cahiers du Bolchévisme, n° 88, 31 janvier 1928, pp. 54‑58.)

Reprise du travail, modestement, après le Congrès de Saint-Denis (avril 1929). Accélération relative en 1930 [55].

Manouilski, un des dirigeants du Parti communiste russe et de l’Internationale qui ont vécu en France (1916) peut dire à la Commission française du CE de l’IC, juin 1930:

Vous avez de jeunes cadres. C’est très bien. Nous ne pouvons pas ne pas nous en réjouir. Mais, comme je l’ai dit, cela a également ses côtés négatifs. Ces cadres nouveaux sont venus en 1929‑1930. Ils n’ont pas de passé. Leur vie politique commence aujourd’hui. Voilà pourquoi ils commettent de temps à autre les mêmes fautes que le Parti a commises dans le passé et qui ont été condamnées maintes fois. Non seulement ils ne connaissent pas l’histoire du mouvement ouvrier français, mais ils ignorent l’histoire du Parti et de l’IC [56]. Leur activité politique commence fréquemment à partir de la Xe session de l’Exécutif de l’IC. Et ces éléments apprennent la politique sur le dos du Parti. Ils font pression sur la ligne politique de celui-ci [57].

Quelques mois plus tard création d’un "Cercle d’Études Marxistes" auprès du CC, sous la responsabilité de celui-ci et sous la direction immédiate d’un membre du BP [58]. Mise en place d’une École de rayon [59].

Pour l’année scolaire 1930‑1931, création d’une École centrale par correspondance: 120 élèves. Pour l’Année scolaire 1931‑1932: 620 élèves [60]. Le chiffre retombe pour 1932‑1933 à 580, ainsi répartis: Cours élémentaire, 280; cours moyen, 160; 21 écoles collectives avec 140 élèves [61]. 50 % des élèves appartiennent à l’industrie privée; 14 % aux entreprises à statut; 36 % sont des éléments plus ou moins isolés appartenant à des couches petites-bourgeoises.

CLASSE CONTRE CLASSE

1. Pour la rupture avec la social-démocratie

Il faut mettre en relief la période qui va s’ouvrir en 1927 avec le mot d’ordre "Classe contre Classe". (Après avoir été adressé aux Partis les plus électoralistes, le Français et l’Anglais, ce mot d’ordre sera en partie généralisé au VIe Congrès de l’IC, un an plus tard, et qualifié de "tournant".)

La tactique "Classe contre Classe" a été mise en avant dans une Lettre du CE de l’IC au CC du PCF, en date du 2 avril 1927. Il s’agissait d’Instructions pour les élections de 1928 [62].

Par le soutien des socialistes, après le Bloc des Gauches, à l’Union nationale (Poincaré), la démonstration du passage de la SFIO sur les positions de la bourgeoisie était faite. Dans cette nouvelle conjoncture il n’était plus question de passer avec la social-démocratie des accords électoraux. Sinon sur des positions définies par le Parti communiste, un minimum commun. En cas de refus, les communistes ne devaient pas sauver les candidats socialistes menacés par la droite en se désistant pour eux, même s’ils étaient en position favorable.

De fait c’était une prise de position, et des gestes radicaux que l’on exigeait de la section française de l’IC (de la section anglaise également). Et elle n’était pas prête à cette radicalisation, elle n’était pas convaincue de sa nécessité. D’où une période d’atermoiement, de silence encore une fois, qui va durer jusqu’à la réception d’un nouveau message du CE de l’IC en septembre 1927.

C’est seulement au CC des 9‑10 novembre 1927 qu’est prise la décision d’envoyer une Lettre ouverte aux membres du Parti [63].

À la formule "Les Rouges contre les Blancs", il faut substituer celle de "Classe contre Classe". À bas la discipline républicaine!

Proposition est faite à la SFIO de constituer un Bloc Ouvrier et Paysan sur un programme minimum qui l’obligeait à rompre avec les partis bourgeois. Au Congrès SFIO de fin 1927, refus de la part des socialistes:

"Nous n’acceptons pas l’offre insolente contenue dans la sommation communiste et nous l’acceptons si peu que nous ne jugeons pas nécessaire d’y répondre", écrit L. Blum dans Le Populaire (29/12/1927) [64].

Léon Blum est encore poli. Un autre dirigeant de la SFIO déclarera un jour que les "cinq lettres" sont suffisantes comme réponse aux propositions du Parti! En Français, "les cinq lettres", c’est merde. Ceci donne le ton des rapports entre les directions des deux Partis!

Si le Parti socialiste refuse les propositions du PCF, il n’y aura pas de report des voix communistes sur les candidats socialistes, ou radicaux, mieux placés au second tour. À moins qu’ils n’adhèrent au Programme minimum élaboré par le PCF. On imagine les hurlements au chantage!

Pierre Semard, secrétaire-général du Parti, est hostile à la tactique, il n’en défend pas moins, publiquement, une position anti-parlementariste. À la Conférence nationale du Parti du 30 janvier 1928, où assistent ouvriers sans-parti et socialistes il déclare en effet:

Nous ne vous demanderons pas, comme les chefs socialistes: "Envoyez-nous 140 à la Chambre et nous vous donnerons satisfaction." Ce serait mentir. Dans la situation actuelle du capitalisme, dans l’état de sa concentration industrielle, politique, et de force que représente actuellement l’État capitaliste avec la complicité avouée de ses soutiens de la social-démocratie, le capitalisme a actuellement la possibilité de résister aux revendications du prolétariat, de se servir du Parlement, d’agir à sa guise avec une majorité parlementaire qui lui est fidèle et le soutient [65].

Ce qu’il faut, c’est la liaison de toutes les luttes: au Parlement, dans les syndicats rouges, avec tout le prolétariat [66].

Résultat des élections: le Parti avec près de 200 000 voix supplémentaires (plus d‘un million d’électeurs) n‘a que 14 sièges de députés, alors que l’Union républicaine démocratique de Louis Marin, avec 50 000 voix de moins que le Parti obtient 142 sièges.

Ce résultat ne tient qu’en partie à la nouvelle tactique.

En juin 1927, avant même la mise en place de "Classe contre Classe", le Président de la Chambre des députés, le socialiste Fernand Bouisson, écrivait dans le Petit Provençal:

Le seul moyen pour ceux qui ne veulent pas entendre parler d’un front unique avec le parti communiste, d‘y échapper, c’est de voter le scrutin d’arrondissement. Je vais même plus loin: le scrutin d‘arrondissement est le seul scrutin qui puisse réduire le nombre des députés communistes à la Chambre à huit ou dix élus.

Et le scrutin d’arrondissement fut effectivement mis en place. Mais la SFIO perd 50 sièges!

Déclaration de guerre au PCF par la voix de Blum, battu au second tour par Jacques Duclos. Mais les socialistes ont empêché, entre autres, l’élection de Vaillant-Couturier et André Marty, emprisonnés, en portant leurs voix sur la droite.

Cette nouvelle tactique Classe contre Classe avait provoqué une levée de boucliers dans le Parti avant même son application, bien entendu de la part des élus! Que dire après! "On vous avait prévenus", iront se lamentant les ex-élus. De fait on estime que deux tiers des membres du CC étaient opposés à la nouvelle tactique.

Mais il ne s‘agit pas que d‘une tactique électorale. Elle est dialectiquement liée à la définition de la social-démocratie comme "social–fasciste". Elle est le complément indispensable pour arracher le parti à ses racines social-démocrates, électoralistes. De fait elle doit avoir pour effet de renforcer la bolchévisation. Il y a eu la scission organisationnelle de Tours. On en est à une phase ultime, la séparation complète, sur tous les aspects, avec la social–démocratie. Contre l‘opportunisme, il fallait trancher dans le vif. Contre les accointances au niveau national et local.

Il arrive trop souvent que les trois aspects de la bolchévisation, la constitution des cellules d‘usines comme bases du Parti, l‘éducation marxiste-léniniste, la coupure définitive d‘avec les racines sociales–démocrates, électoralistes du Parti soient dissociés. Il s’agit des fondations d’un seul édifice, le Parti. Il y a une liaison dialectique entre les trois. Privilégier l‘un ou l‘autre aspect ne peut conduire, comme on le verra, qu’à déséquilibrer le Parti.

Un dernier élément enfin de cette construction d’un Parti différencié de tous les autres partis, c‘est la réévaluation du Front unique.

Au Ve Congrès de l’IC on avait mis en avant cette formule, que l‘on peut résumer ainsi: Front unique au sommet, jamais; Front unique au sommet et à la base, quelques fois; Front unique à la base, toujours." Au VIe Congrès, en 1928, la directive que donne Boukharine dans son Rapport est la suivante:

Dans toutes ces questions, de la cellule d’entreprise jusqu’à la S.D.N., l’orientation de notre tactique est complètement opposée à celle de la social-démocratie. C’est une orientation absolument antagoniste par rapport à celle de la socal-démocratie. […] Cette ligne ne signifie nullement l’abolition de la tactique du front unique. Mais vu l’intensification de notre lutte contre la social-démocratie, nous devons y apporter la modification suivante: actuellement, dans la majeure partie des cas, il nous faut employer exclusivement la tactique du front unique par en bas. Nous ne devons faire aucun appel aux centres des partis social-démocrates. Les exceptions ne sont admissibles que dans des cas extrêmement rares et seulement applicables aux organisations locales des partis social-démocrates [67].

De fait c‘est le complément nécessaire à la tactique "Classe contre Classe". Mais le texte de l‘IC ouvre la voie à des interprétations "droitières". Ce qui ne manquera pas d’avoir lieu.

2. Une querelle Doriot-Thorez en 1931

Anticipons pour en finir aujourd’hui avec cette question du Front uni/unique. Ce texte va en effet permettre par exemple à Doriot, et au CC d’août 1931 du PCF, de lancer des appels aux sections socialistes pour les élections législatives de 1932, et de dénoncer par la même occasion l‘application "mécanique et maladroite" de la tactique Classe contre Classe qui aboutissait en fait "à la rupture entre le Parti et les masses". Quant à la tactique "classe contre classe", elle signifie le "renforcement de la lutte contre les chefs socialistes".

Quelle est la base du raisonnement de Doriot et de ses amis:

Or, la pratique a démontré que, dans le cas où au premier tour le candidat avait plus de voix que le candidat communiste, le maintien automatique de notre candidat aboutissait à une perte considérable des voix, par rapport au premier tour. Que cela signifie? Cela signifie que même une partie des électeurs communistes en voyant que le candidat communiste n’a pas de chance de passer votait pour un candidat socialiste, en considérant qu’il est "un moindre mal" par rapport aux réactionnaires ouverts.

Le CC s’adresse ainsi aux sections du parti socialiste:

à celles en particulier, où se manifeste une opposition à la politique de collaboration de classe des chefs socialistes, avec la proposition de désistement au second tour du candidat le moins favorisé en faveur de l’autre candidat, sur la base de la lutte en commun pour les revendications ci-dessus.

Aux ouvriers socialistes le CC propose:

la défense de leurs salaires, pour la journée de 7 heures sans diminution des salaires, pour l’assurance-chômage aux frais des patrons et de l’État, pour l’amnistie, pour l’unité syndicale, pour la défense de l’URSS, contre les guerres impérialistes, pour la paix.

Doriot et ses partisans vont plus loin. Ils attaquent directement l‘IC:

La répétition des idées générales justes, la transplantation mécanique sur le terrain français de l’expérience des autres pays, ne résolvent pas cette question. Celle de traduire dans un langage compréhensible pour les masses la ligne politique générale.

Et où pointe le bout de l’oreille, c’est quand, dans le même texte, on écrit que "les chefs socialistes sont le principal soutien de la bourgeoisie".

Thorez ne manquera pas l’occasion de relever ce qu’il considère à juste titre comme une "erreur":

Il faut considérer cette formule comme une révision des thèses de la XIe assemblée plénière [du CE de l’IC]. C’est le parti socialiste dans son ensemble qui est le soutien social de la bourgeoisie. La distinction nécessaire entre les chefs et les ouvriers socialistes ne doit pas nous faire perdre de vue que tout le Parti socialiste est l’instrument du Capital, dont nous devons liquider l’influence sur la classe ouvrière. Autrement on aboutit à cette opinion que le parti socialiste est un parti ouvrier dévoyé seulement par de "mauvais" chefs, mais qui ne se différencie pas foncièrement du nôtre, alors que tout notre effort tend à prouver aux masses que rien ne peut nous être commun avec le parti socialiste. Autrement on aboutit aux conceptions de front unique par le sommet, entre organisations que séparent seulement des divergences secondaires de méthodes, alors que notre tactique de front uni à la base même, en nous adressant directement aux ouvriers socialistes, vise à la mobilisation et à l’organisation des masses ouvrières contre la bourgeoisie et contre le parti socialiste.

Disons tout de suite qu’à ces élections de 1932 le Parti va perdre 300 000 voix.

*

On a vu que c’est petit-à-petit que les différents éléments de la bolchévisation se sont mis en place. Avec cette accélération alors que les autres composantes de la bolchévisation sont loin d’être mises en pratique dans les différents partis.

Mais l’imminence de la guerre, c’est l’analyse de Boukharine au VIe Congrès, implique que les partis communistes soient capables de ne pas se laisser entraîner dans une politique de Défense nationale. Qu’ils soient les alliés de classe de l’URSS si celle-ci est attaquée.

Avant que la guerre n’éclate, la bolchévisation la plus achevée possible donnerait au Parti et à ses militants la capacité d’affronter les situations les plus difficiles, les plus inattendues.

1928 LE VIe CONGRES DE L’IC – La défense de la patrie socialiste

Boukharine, secrétaire de la IIIe Internationale, dans son discours de conclusion:

Nous avons noté de grands changements à la situation mondiale et dans de nombreuses directions. Mais où donc se trouve l’axe de toute la situation mondiale, où est la clef de notre tactique? Dans mon rapport j’ai répondu à cette question de façon claire et précise: l’axe de toute la situation est le problème de la guerre. La menace de guerre, tel est le point central de la situation. À mon avis, la menace de guerre est l’indice le plus caractéristique de la période en cours dans son ensemble [68].

La défense de l’URSS en cas d’attaque de l’impérialisme, la lutte dans chaque pays, avant le déclenchement de la guerre, contre les visées de l’impérialisme, la dénonciation du "pacifisme" de la social-démocratie, le travail des communistes dans l’armée de la bourgeoisie, la transformation révolutionnaire de la guerre, voilà autant de thèmes abordés dans les thèses du VIe Congrès de l’IC.

Cette mise en avant du péril de guerre, la guerre est imminente selon Boukharine ‑ membre également, il faut le souligner, du BP du Parti bolchévik ‑, va déchaîner une campagne de presse internationale de la part de la social-démocratie. Et elle s’appuiera par exemple sur cet extrait du discours de Boukharine:

Camarades, l’Internationale Communiste est née de la guerre. […] Si la bourgeoisie déchaîne la guerre, le prolétariat conquerra finalement le monde. Ce n’est nullement un point de vue pessimiste [69].

Les social-démocrates vont retourner la formule: pour conquérir le monde les communistes veulent la guerre.

Boukharine n’est qu’un prétexte. En mai 1927 on pouvait lire dans un Appel de la IIe Internationale, cité par un délégué allemand au VIe Congrès de l’IC [70]:

La dictature, quelle que soit sa forme, quelle que soit sa couleur, est un danger de guerre constant. Le fascisme avec son armée noire et le bolchévisme avec son armée rouge se rencontrent avec les puissances de l’impérialisme capitaliste pour dresser de nouveau les peuples les uns contre les autres.

Pour les communistes, le problème qui se pose est bien entendu différent! Que devrait faire l’Union soviétique dans la perspective d’une guerre inter-impérialiste.

Il faut revenir au IVe Congrès de l’IC, à une déclaration de Boukharine (séance du 18 novembre 1922. Rapport sur la question du programme). Boukharine commence par déclarer que l’existence d’une dictature prolétarienne, d’un État prolétarien, pose de façon différente la question de la défense nationale. Comme cette existence a posé de façon différente la question des emprunts à un pays capitaliste. À propos de ce dernier point Boukharine parle du "volte-face de principe qui peut devenir nécessaire dès que surgit un État prolétarien [71]".

La vraie question est celle-ci: les États prolétariens "se conformant à la stratégie de l’ensemble du prolétariat" peuvent-ils ou non faire bloc militaire avec des États bourgeois?

Et j’affirme que nous sommes déjà assez grands pour pouvoir conclure une alliance militaire avec tel ou tel gouvernement bourgeois afin de pouvoir, avec l’aide des États bourgeois, renverser une autre bourgeoisie. Vous pouvez facilement vous figurer ce qui arrivera plus tard, après un changement dans le rapport des forces en présence. C’est là une question de pure opportunité stratégique et tactique. Elle doit être clairement posée dans le programme.

À supposer qu’une alliance militaire ait été conclue avec un État bourgeois, le devoir des camarades de chaque pays consiste à contribuer à la victoire du bloc des deux alliés.

[…]

Un autre point de tactique à mentionner est le droit à l’intervention rouge. À mon avis, c’est la pierre de touche de tous les partis communistes. Tout le monde parle de "militarisme rouge". Il faut que nous affirmions dans notre programme le droit de tout État prolétarien à l’intervention rouge [72].

Dans une lettre à Souvarine ‑ ce dernier l’a attaqué ‑ Boukharine, après avoir affirmé qu’il ne s’agissait que d’une opinion personnelle, nuance son propos:

La Révolution sociale, en Europe et dans le monde, durera de longues années et mettra des décades [sic] à s’achever. Pendant ce laps de temps, bien des États prolétariens pourront se trouver dans la nécessité de conclure des accords temporaires avec des États bourgeois opprimés ou à demi opprimés, avec des États faibles ou menacés contre des États puissants et menaçants. Chacun de ces accords doit être mûrement réfléchi, pesé, apprécié. […] Les accords de cette sorte doivent être soumis à une contre-épreuve non du point de vue des intérêts d’un État prolétarien isolé, grossièrement et en réalité faussement compris, mais de celui du mouvement prolétarien mondial dans son ensemble. L’IC est l’organe d’un tel contrôle international [73].

En juin 1923 Boukharine revient sur la question au CE élargi de l’IC, dans son rapport sur l’état des travaux de l’élaboration du programme de l’IC [74].

J’arrive maintenant à trois autres questions qui se tiennent de près et sont fort délicates: celle de l´"impérialisme rouge", de la possibilité d’alliances entre les États prolétariens et bourgeois, du capitalisme ouvrier et de l’impérialisme ouvrier. Ces questions doivent être élucidées dans la partie générale de notre programme. […]. Des guerres peuvent se produire entre États capitalistes; les bourgeoisies vaincues peuvent avoir à soutenir des guerres de libération nationale; les peuples coloniaux peuvent se lever; les prolétaires et les paysans peuvent s’insurger contre leurs oppresseurs. La question du secours des États prolétariens existants au prolétariat révolutionnaire des autres États ne restera théorique que dans l’avenir le plus rapproché et ne le restera pas longtemps, […].

Le problème des alliances entre États prolétariens et États bourgeois doit aussi être examiné. La Russie des Soviets a soutenu la Turquie à Lausanne, sans qu’aucun parti communiste le lui ait reproché. En Chine, nous soutenons Sun Yat-sen quoique son gouvernement ne soit pas prolétarien mais révolutionnaire-bourgeois. Ces exemples nous font entrevoir des combinaisons possibles. à considérer du point de vue de la stratégie des États prolétariens.

Au Comité central de février 1929 un affrontement entre Doriot et Thorez pose déjà les problèmes qui ne vont cesser de se développer dans les années qui viennent et provoquer exclusions et démissions dans le Parti [75].

Doriot relève cette phrase, qu’il trouve peu claire, du Rapport de Thorez:

"En cas de guerre entre les impérialistes, l’URSS ne peut pas rester neutre, sans cela elle ne serait qu’un instrument de “paix” à la façon dont le pensait Kautsky avant la guerre."

Je pense que cette formule a besoin de précision. Parce qu’ici il y a une espèce de confusion entre l’URSS en tant qu’État prolétarien et l’Internationale communiste, en tant qu’organe de lutte du prolétariat du monde entier.

Doriot ne veut pas faire de "distinction" entre le gouvernement soviétique et le CE de l’IC, mais il veut souligner le rôle "important, primordial, fondamental que l’IC joue et jouera dans une guerre".

Sur l’éventualité que l’URSS "se mette d’un côté ou de l’autre d’un groupe d’impérialistes", Doriot est d’accord. Mais c’est "une possibilité théorique". L’URSS peut aussi participer sous la forme d’une aide au prolétariat international.

Également: "L’URSS peut rester neutre entre deux groupes d’impérialistes belligérants."

Intervention des "camarades de la jeunesse": "Ce n’est pas vrai. L’URSS ne peut pas rester neutre, elle est contre les deux groupes impérialistes à la fois. "

Alors, dit Doriot: "Est-ce que cela signifie qu’elle va mener une offensive militaire contre les deux impérialistes?"

Doriot rappelle que le BP, unanime, a transformé la formule "imminence de la guerre" par l’affirmation "que toutes les conditions objectives pour l’explosion d’une prochaine guerre sont déjà réalisées, aussi bien pour une guerre interimpérialiste que pour une guerre contre l’URSS".

Réponse de Thorez, qui conteste la formulation que lui prête Doriot.

Le problème posé c’est celui-ci: on ne peut pas s’imaginer, étant donné la nature de classe de l’État prolétarien, une guerre se déroulant entre les impérialistes et laissant insensible le prolétariat russe et son État.

La formule qu’on peut lire dans le document écrit, développement de mon rapport au nom du BP, est la suivante:

"Car, à moins d’être un social-démocrate et de méconnaître la nature de classe de l’État prolétarien, on ne peut imaginer une “neutralité” du prolétariat de l’URSS dans le moment où s’exacerbe, avec la guerre impérialiste, la lutte de classes dans les pays capitalistes, où s’accumulent les facteurs de révolution, où s’impose selon le mot d’ordre de Lénine, “la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile” [76].

Thorez réfute le "distinguo" avancé par Doriot entre l’État prolétarien et l’IC. L’IC jouera le rôle actif? "Bien, mais dans l’IC il y a le Parti communiste de l‘URSS." On ne peut pas séparer l’IC et sa "forteresse, l’État prolétarien".

Doriot a rappelé la position de Boukharine au IVe Congrès de l’IC. Pour Thorez ce rappel n’est pas juste:

Au moment même du IVe Congrès, le problème posé n’a pas été le problème d’un compromis monstrueux, parce que ce serait un compromis monstrueux qu’une telle alliance de l’État prolétarien avec un impérialisme contre un autre impérialisme.

La question primordiale posée par ces quelques échanges est de fait celle des rapports entre l’IC, le Parti bolchévik qui en est bien sûr membre influent ‑ mais dans quelle mesure ‑ et la sauvegarde de l’URSS en tant que premier État de dictature du prolétariat, base arrière idéologique et matérielle du prolétariat mondial.

Les adversaires du communisme ‑ c’est exprès que l’on prend ici le mot dans un sens large ‑ n’ont pas manqué dès 1920 d’attaquer la IIIe Internationale comme agent du pouvoir soviétique, soumise aux intérêts d’État de la Russie, puis de l’URSS.

On peut prendre la question par un autre bout. En 1922 une Résolution sur la question russe à l’Exécutif élargi de l’IC, résolution qui repoussait la plainte de l’Opposition ouvrière contre la majorité du Parti russe, pouvait contenir ce paragraphe:

Tout préjudice causé au PCR est considéré par la Conférence comme également causé à la Russie soviétiste et à la révolution mondiale.

Résolution adoptée à la majorité moins quatre abstentions [77].

Très vite les exclus, démissionnaires des différents partis communistes en viendront à se mettre sur les positions de la bourgeoisie et de la social-démocratie internationale quant à la sujétion de l’IC, donc des partis qui en sont membres, aux intérêts d’État de l’URSS. Une thèse qui provoquera maintes tensions dans les partis et qui se perpétue toujours dans l’historiographie bourgeoise, trotskyste, révisionniste de tout bord.

FASCISME ET SOCIAL-FASCISME

1. Le Ve Congrès de l’IC et le fascisme

On ne s’occupera pas principalement des définitions successives du fascisme faites par l’Internationale ou son parti français. Mais plutôt de ce que le fascisme induit dans la tactique. En tenant bien entendu compte des différentes époques. Celle du fascisme italien et à l’époque que nous considérons de la montée en puissance du national-socialisme allemand.

Jusqu’à l’émergence du national-socialisme, le fascisme est considéré généralement, sauf par les communistes, attentifs également à la situation en Allemagne, comme un phénomène spécifiquement italien. Et qui suscite de nombreuses sympathies en France et au niveau international, notamment aux États‑Unis. Il est vrai que l’un des deux principaux thèmes de propagande de Mussolini est la lutte contre le bolchévisme, l’URSS. C’est un exemple pour la bourgeoisie française, pour l’Armée, l’Église. Il y aura certes des tensions entre les gouvernements des deux pays, mais elles n’auront jamais comme base la nature du régime fasciste. Mieux, il y aura collaboration pour réprimer les ouvriers communistes italiens en France, réfugiés politiques ou immigrés, dont des centaines seront expulsés. S’il y a tensions, elles seront causées par l’impérialisme italien et ses revendications sur Nice, la Tunisie, etc.

Il faut noter à ce propos que des responsables communistes français ont évoqué dans l’éventualité d’une guerre entre la France et l’Italie fasciste la possibilité d’en revenir à la Défense nationale.

Le Ve Congrès de l’Internationale communiste, qui se tient à Moscou du 17 juin au 8 juillet 1924 adoptera une Résolution "Sur le fascisme" [78]. Deux séances ont été consacrées à la question, en dehors de la discussion générale.

La première a comme support le Rapport présenté par l’italien Bordiga qui, contre Togliatti deviendra un dirigeant de l’ultra-gauche. Selon lui, le fascisme n’est "qu’un changement de personnel dirigeant de la classe bourgeoise" [79]. Quant aux poursuites contre les communistes ‑ nous sommes en 1924 ‑ "elles se sont exercées dans le cadre des anciennes lois judiciaires. Il n’y a pas eu de lois judiciaires exceptionnelles." Pour Bordiga le fascisme est peu assuré. Le Parti doit souligner "son rôle autonome" dans la lutte contre le fascisme. "Il doit adopter le mot d’ordre de la liquidation de toutes les oppositions antifascistes et leur remplacement par une action ouverte et directe du mouvement communiste."

Le danger de fascisme en Allemagne? "[…] évidemment un fascisme peut se développer mais sous une autre forme, avec un autre contenu plutôt petit bourgeois et sans alliance complète avec la grande bourgeoisie." Les faits démentiront cette analyse.

Le délégué allemand Freimuth qui intervient, lors de la seconde séance, sur le "fascisme allemand" s’oppose aux thèses présentées:

Le fascisme n’est pas la petite bourgeoisie essayant de faire une politique indépendante, comme le dit le rapport imprimé. C’est vrai jusqu’à un certain point, mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel du fascisme, c’est la forme de lutte que la bourgeoisie s’est créée pour abattre la révolution, pour assurer l‘existence de la société capitaliste [80].

Définition donnée par la Résolution:

Le fascisme est l’instrument de combat de la grande bourgeoisie contre le prolétariat, que les instruments légaux de l’État ont été insuffisants à terrasser: il est l’arme extra-légale de la grande bourgeoisie pour établir et consolider sa dictature. Mais, par sa structure sociale, le fascisme est un mouvement petit-bourgeois. Il a ses racines dans les classes moyennes vouées à la disparition par la crise du capitalisme, ainsi que dans les éléments déclassés de l’après-guerre (anciens officiers, etc.) et en partie même dans les éléments du prolétariat déçus dans leurs espoirs révolutionnaires.

[…]

Le fascisme et la social-démocratie sont les deux côtés d’un seul et même instrument de la dictature du grand capitalisme. Voilà pourquoi la social-démocratie ne pourra jamais être une alliée sûre du prolétariat dans la lutte contre le fascisme [81].

Les mesures envisagées pour lutter contre le fascisme sont concrètes et musclées: organisation de la défense armée, désarmement des fascistes, contre-manifestations ouvrières sous protection année, contre les actes terroristes des fascistes, grève générale, terreur ouvrière, représailles, expulsion des fascistes des usines.

2. Menaces fascistes en France – 1924

Pour répondre à la reconnaissance de l’URSS par le gouvernement du radical-socialiste Édouard Herriot le 29 octobre 1924 se crée, dès le 6 novembre un nouveau parti, la Ligue républicaine nationale. Au banquet de Luna-Park, le 16 décembre, Alexandre Millerand termine ainsi son discours-programme: "Debout pour barrer la route à la dictature d’en bas."

Dans une publication du PCF la LRN sera qualifiée d’organisation fasciste "malgré son attachement d’apparence à la République démocratique". Elle "prépare, non pas des fascistes actifs, mais une foule de gens qui, dans la petite-bourgeoisie et les classes moyennes, verraient d’un bon oeil les fascistes s’emparer du pouvoir" [82].

Une vague d’anti–communisme va se développer ce même mois de novembre 1924, à l’occasion du transfert des cendres de Jaurès au Panthéon le 23. Plus de 200 000 personnes, en majorité des ouvriers et des travailleurs, ont suivi dans le cortège le PCF et les JC.

Dans les jours qui suivent création des Jeunesses Patriotes par Pierre Taittinger qui se placent sous le patronage de la Ligue des patriotes du général de Castelnau, dont elles se sépareront peu de temps après [83]. L’Echo de Paris et la Liberté assureront leur "publicité". Création également des premiers groupes en province qui donneront naissance à la Fédération nationale catholique (général de Castelnau).

On agite la menace d’une prétendue "Révolution de Noël". Fuite des capitaux à l’étranger et échec de l’emprunt d’État (un milliard au lieu des 5 escomptés). C’est ainsi que la haute bourgeoisie elle-même va être conduite à protester contre l’exagération du péril communiste et l’affolement artificiel de l’opinion publique.

Dans un article des Cahiers du Bolchévisme du 12 décembre 1924 intitulé "Sur nos mots d’ordre", Gabriel Péri écrit réfutant le dirigeant socialiste Renaudel qui veut "prendre l’argent là où il est":

Il nous faut opposer à chaque mot d’ordre social-fasciste un programme d’action prolétarien [84].

Il faut bien sûr noter le concept de social-fasciste en 1924 dans cette phrase. Il faut également souligner le rejet du mot d’ordre social-démocrate. En effet que signifie "prendre l’argent là où il est". On en arrivera peu à peu à ce mot d‘ordre vide de sens: "Faire payer les riches." Qui ne met pas en cause l’existence des "riches".

Mais, précisément parce que le parlementarisme n’est plus la forme principale de la bataille des classes, le Parti communiste doit posséder une stratégie et une tactique, c‘est-à-dire la science de la direction de la lutte révolutionnaire du prolétariat. Il ne lui suffit pas de dénoncer l’hypocrisie du social–fascisme, il doit la démontrer pratiquement [85].

À propos du succès du fascisme en Italie:

Il manquait au prolétariat de la péninsule, dans le Parlement et hors du Parlement, un Parti communiste pour réclamer contre les corrupteurs el les corrompus, non point une commission d‘enquête de classe, mais un Tribunal révolutionnaire [86].

En France, il faut en même temps animer des Comités d’usines et constituer des centuries prolétariennes.

Un parti qui oublierait la lutte militaire ne compterait pas une minute dans la bataille de classe, il irait à l’écrasement, à la défaite [87].

La situation est "préfasciste". Les grandes organisations patronales expriment "mieux que l’Église ou la haute armée [...] toute la brutalité de la dictature capitaliste" [88]. C’est par la jonction entre les Ligues et ces organisations que le fascisme, de mythe, pourrait devenir réalité.

Comme une réponse à Gabriel Péri et dans le climat d’hystérie anti-communiste, le 21 décembre 1924 Renaudel (aile droite de la SFIO), dans le Quotidien, déclare que les communistes sont des ennemis publics et demande la dispersion de cette "faction". De Gaulle n’a rien inventé quand il parlera en 1947 des "factieux"!

En décembre 1924 toujours, Louis Sellier, secrétaire général du Parti de janvier 1923 à août 1924), membre du BP (1924 – octobre 1928) et du CE de l’IC (février 1922 – juillet 1924), rédige un "Projet de Thèses sur la situation nationale[89]". Une section est intitulée "Fascisme ou social-fascisme":

Nous n’allons pas au fascisme; nous y sommes. La Ligue Millerand-Maginot–François–Poncet, la ligue catholique du général de Castelnau, les ligues civiques du général Balfourier, les unions chauvines d’anciens combattants de Binet-Valmer, la ligue royaliste d‘Action Française, ont sonné le ralliement de leurs troupes.

[…]

La seule hésitation de la bourgeoisie dirigeante joue présentement entre l‘option pour le fascisme ou le social–fascisme.

Ce qu’il faut faire pour lutter contre le fascisme?

Il faut inviter les artisans, les petits commerçants, les petits porteurs de titres français et étrangers, les petits rentiers, les petits retraités, les nombreux éléments non fortunés des classes moyennes à prendre, dans le bloc antifasciste, la place commandée par leur intérêt indéniable.

Une thèse importante est également présentée par Louis Sellier. Qui sera reprise et enrichie au fil des années, notamment par Maurice Thorez dès le Ve Congrès du Parti.

C’est sous le titre "La France à l’encan" que Sellier la présente:

[...] notre bourgeoisie dirigeante va céder officiellement, par pièces et par morceaux, aux capitalistes étrangers, un outillage et des sources de richesses que le prolétariat de la ville et des champs est en droit de considérer comme un patrimoine commun de la masse travailleuse [90].

Mais que signifie défendre ce patrimoine dans le cadre du système capitaliste français… De fait en renforçant les capitalistes renforcer le système au nom d‘un "patrimoine" rêvé, dont on n‘héritera jamais. Ce "patrimoine", il faut l’arracher des mains de la bourgeoisie.

Où Bordiga veut exclure toutes les forces antifascistes et ne dresser que le seul parti communiste, la préoccupation du PCF, en 1924, est la constitution d’un bloc. Ce qui sera également la position de Doriot et lui vaudra son exclusion en juin 1934. On verra cela plus en détail.

3. Le PCF et les classes moyennes

Les rapports du PCF avec les classes moyennes se posent ainsi très tôt. Sous un double aspect:

– la propagande directe

– des accords avec les partis qui représentent ces couches moyennes, qu’ils se présentent comme attachés à la forme républicaine, en référence à la Révolution française ou encore démocrates.

Une bonne définition du démocrate, toujours actuelle, a été donnée par Marx:

Le démocrate, parce qu’il représente la petite-bourgeoisie, par conséquent une classe intermédiaire, au sein de laquelle s’émoussent les intérêts des deux classes opposées, s’imagine être au-dessus des antagonismes de classe. (18e Brumaire.)

À ses propres yeux il est donc le meilleur défenseur de l’intérêt national.

Pour dépasser la société bourgeoise qui l’opprime, la petite-bourgeoisie rêve un autre monde sur terre. Son anticipation ne repose que sur la probabilité ‑ impossible ‑ d’une régression/dépassement du capitalisme.

Le courant favorable aux rapports avec les classes moyennes s’exprime, avec plus ou moins de réserves, comme en témoigne par exemple Michel Marty dans un article des Cahiers du Bolchévisme du 1er juillet 1925, "Communisme et classe moyenne":

Noyautons donc la petite bourgeoisie, faisons d‘elle une alliée, pour ne pas l’avoir comme ennemie, mais prenons garde à ne pas nous laisser embourgeoiser; l’esprit petit-bourgeois a toujours des renaissances en chacun de nous. Ne tombons pas dans l’opportunisme social-démocrate électoraliste dont certains camarades n’ont pas été exempts lors des dernières élections municipales [91].

Pierre Semard, Secrétaire Général du PCF, aborde la question au Ve Congrès du Parti en juin 1926, dans son Rapport. Il a le mérite de faire une distinction nette entre le Front unique et des alliances temporaires avec "tous les éléments susceptibles d’être dressés contre la bourgeoisie et contre le fascisme".

Dans la situation présente, à la suite de la poussée de gauche qui s’est effectuée dans les masses du Cartel, à la suite des difficultés d’ordre financier, à la suite de l’appauvrissement des classes moyennes et de la petite bourgeoisie, à la suite des protestations qui s’élèvent, maintenant, dans les rangs de la paysannerie et des classes moyennes, il faut que notre tactique de front unique soit employée à plein, il faut que, lorsque nous en avons la possibilité, nous réunissions tous les éléments susceptibles d’être dressés contre la bourgeoisie et contre le fascisme.

Il ne s’agit pas là d’une confusion des partis et des programmes dans le front unique: il s’agit d’une organisation du front unique et des alliances temporaires.

Le front unique prolétarien, c’est l’ensemble des ouvriers groupés pour la bataille commune contre le patronat.

Les alliances temporaires, c’est l’organisation des classes moyennes : petits artisans, petits commerçants, paysans, petits bourgeois. Nous en avons fait l’expérience chez les petits commerçants, nous en avons déjà rassemblés et groupés dans des organisations que nous influençons.

Nous avons réussi à réaliser une alliance temporaire avec les classes moyennes, nous avons groupé celles-ci pour un but commun déterminé, et il n’est pas exclu que cette alliance temporaire établisse sa liaison pour une même campagne, avec l’ensemble du prolétariat groupé dans le front unique. […].

Une chose est ce front unique prolétarien et autre chose est l’alliance temporaire que l’on peut réaliser pour une lutte commune contre la réaction, le fascisme et la grande bourgeoisie [92].

On voit que Semard insiste beaucoup sur la notion de temporaire. La Commission des classes moyennes met en avant, dans la Résolution qu’elle présente, et qui sera adoptée, des conceptions quasiment réformistes:

Considérant le processus de paupérisation des classes moyennes, le congrès admet comme perspective toute une période de solidarité avec le prolétariat.

Les alliances de différentes natures qui en résulteront n’ont donc point un caractère spécifiquement occasionnel, mais laissent prévoir des possibilités de lier la défense de divers intérêts des classes moyennes à la lutte ouvrière.

C’est donc pour le parti communiste la possibilité dès à présent (qu’il y ait continuation de la période d’inflation en pente douce ou qu’il y ait stabilisation monétaire), de mettre à profit cette perspective de solidarités multiples entre les intérêts immédiats du prolétariat et des classes moyennes, pour rendre ces classes moyennes expérimentalement conscientes, à l’issue de luttes communes avec les ouvriers, d’une solidarité historique plus étendue sur le terrain de la lutte révolutionnaire [93].

Il y a beaucoup à dire sur cette "solidarité" et ces intérêts communs! Ils ne sont effectivement que temporaires comme le souligne Lénine en parlant des renversements d’alliances au cours du processus de la Révolution.

On peut lire dans la Thèse sur la situation nationale et les tâches générales du Parti adoptée à ce Ve Congrès du PCF [94]:

Entre les deux pôles sociaux antagonistes, se trouvent les classes moyennes, autrefois force essentielle et garantie de la fiction démocratique. L’inflation, la vie chère, les impôts, la débâcle des valeurs à revenus fixes les ont peu à peu appauvries partiellement et prolétarisées (85 % de perte de la fortune mobilière des rentiers). Tandis que le développement des trusts dépouille un assez grand nombre de moyens et petits commerçants et industriels de leurs moyens d’existence, une nouvelle couche petite bourgeoise s’accroît parallèlement au développement de l’industrie. Ce sont les auxiliaires du grand patronat dans l’oeuvre de la production (ingénieurs, courtiers, contremaîtres, etc.). Ils ont, dans leur majorité, contrairement aux vieilles classes moyennes démocratiques, une mentalité profasciste.

[…]

Le discrédit du Parlement impuissant, la violation de la majorité électorale de 1924, les difficultés des vieux partis de la grande bourgeoisie à s’adapter à la transformation de l’économie française, les crises politiques et financières successives et le renforcement du prolétariat ont donné naissance au fascisme. Ce dernier a ses cadres, ses organisations qui se divisent le travail, sa politique démagogique et il cherche à recruter des troupes parmi les victimes de l’évolution capitaliste et les désappointés de la démocratie. Il est décidé à résoudre la crise nationale dans le sens d’une dictature ouverte de la grande bourgeoisie. C’est un danger grave dont il faut prévoir le développement rapide à mesure que la situation économique et politique deviendra plus aiguë, et contre lequel nous devons lutter vigoureusement.

Ce qu’il faut souligner dans ce texte c’est la confiance exprimée aux vieilles classes moyennes qualifiées de démocratiques. Politiquement où sont‑elles? Ce sont les électeurs radicaux-socialistes, laïques et attachés à la Grande Révolution française de 1789. Ce sont, toujours plus nombreux, les électeurs du Parti socialiste qui est en train de subir une transformation de sa base sociale.

Le programme contre le fascisme est ainsi résumé, ce qui est peu:

Dissolution des ligues fascistes. Défense des revendications des anciens combattants et des classes moyennes. Organisation de la classe ouvrière [95].

4. Le rôle de la Social-Démocratie

Le rôle de la social-démocratie, de 1918 à 1932, dans les différents pays européens, mériterait une étude particulière. Comme le rôle de l’Internationale socialiste.

Il faut citer ici un texte remarquable, qui a été publié dans une feuille confidentielle, celle de l’Union industrielle allemande [96], en 1932, sous ce titre: La reconsolidation sociale du capitalisme.

De fait l’analyse faite par les capitalistes allemands n’est pas limitative aux seules frontières de l’Allemagne. Replaçons cependant ce texte dans son contexte.

Après la réélection d’Hindenburg comme président du Reich en avril 1932, obtenue grâce aux voix social-démocrates ("Celui qui vote pour Hindenburg vote contre Hitler") et la chute du chancelier Brüning en mai, Papen et Schleicher arrivent au gouvernement. En juillet, coup de force en Prusse contre les ministres social-démocrates qui n’offrent aucune résistance. Les appels à la grève générale du KPD sont repoussés par les socialistes qui dénoncent les communistes comme provocateurs. Deuxième succès électoral du Parti national-socialiste en août (13 millions et demi de voix, 225 mandats). Pour la première fois on parle de Hitler comme Chancelier. Hindenburg hésitera jusqu’en janvier 1933.

Voici un extrait du texte en question [97]:

Le problème de la consolidation du régime bourgeois dans l’Allemagne d’après-guerre est en général déterminé par le fait que la bourgeoisie dirigeante, c’est-à-dire à la tête du système économique, est devenue trop étroite pour porter seule le poids du pouvoir. Si elle ne veut pas se fier à l’arme très dangereuse d’un pouvoir militaire, elle a besoin de s’attacher des couches qui socialement n’ont rien de commun avec elle, mais qui lui rendent l’énorme service d’asseoir sa domination dans le peuple et ainsi d’être en fait le véritable détenteur du pouvoir. Ce détenteur de la puissance bourgeoise dans la première période de l’après-guerre était la social-démocratie. […].

Pour cette tâche, la social-démocratie possédait une qualité qui manque, du moins jusqu’à présent, au national-socialisme [...] Grâce à son caractère social en tant que parti ouvrier à l’origine, la social-démocratie apporta au système de consolidation d’alors, en plus de sa force d’impulsion politique, l’appui précieux et constant du mouvement ouvrier organisé qu’il enchaîna à l’État bourgeois en paralysant ses énergies révolutionnaires [...]

Pendant la première période de consolidation du régime bourgeois après la guerre la scission du mouvement ouvrier reposait sur quelques avantages acquis sur le terrain social et matériel. La social-démocratie avait ainsi monnayé la vague révolutionnaire.

Une couche d’ouvriers ayant du travail et solidement organisés était de ce fait favorisée par rapport à la masse fluctuante des chômeurs et des catégories inférieures de travailleurs. Elle était relativement protégée contre les effets du chômage et de la situation critique de l’économie. C’est à peu près ainsi que se détermine au point de vue économique la frontière politique entre la social-démocratie et le communisme.

Cette opération de "monnayage" de la révolution accomplie par la social-démocratie coïncidait avec le déplacement de la lutte des entreprises et de la rue au Parlement, dans les ministères et les chancelleries. La lutte par "en bas" se transforme en sécurité "par en haut". La social-démocratie et la bureaucratie syndicale et avec elles la totalité des ouvriers qu’elles entraînaient étaient ainsi rivés à l’État bourgeois et à la participation au pouvoir. Cela dura aussi longtemps qu’il fut possible de défendre de cette manière le moindre avantage et que les ouvriers suivirent leurs chefs.

Il faut retenir de cette analyse quatre points importants:

1° La politique du moindre mal n’est pas une tactique, mais la substance politique même de la social-démocratie;

2° Le rattachement de la bureaucratie syndicale à la légalité "par en haut" est plus pressant que le rattachement au marxisme, donc à la social-démocratie; et cela vaut pour chaque État bourgeois qui veut utiliser ses services;

3° Le rattachement de la bureaucratie à la social-démocratie dure aussi longtemps que le parlementarisme;

4° Une constitution sociale et politique libérale du capitalisme monopolisateur nécessite l’existence d’un mécanisme de partage automatique des ouvriers. Un régime bourgeois qui tient à une telle constitution ne doit pas seulement être parlementaire, mais il doit s’appuyer sur la social-démocratie et lui laisser des avantages suffisants. Un régime bourgeois qui anéantit ces avantages doit sacrifier la social-démocratie et le parlementarisme, doit se créer un équivalent de la social-démocratie et transformer sa constitution sociale. La crise économique ayant anéanti obligatoirement ces avantages, rend périlleuse à l’extrême cette transformation. En effet, avec la disparition de ces avantages, le mécanisme de séparation des ouvriers a cessé de fonctionner, et par conséquent ceux-ci glissent vers le communisme. La puissance bourgeoise approche de la limite où elle se voit obligée de recourir à la dictature militaire […] Elle ne pourra éviter ce précipice que si la division des ouvriers et leur attachement à l’État bourgeois est possible d’une manière différente et directe. C’est ici qu’interviennent les possibilités positives et les tâches du national-socialisme.

Si les nationaux-socialistes réussissaient à incorporer les syndicats dans une constitution sociale liée, comme la social-démocratie a réussi à le faire dans une constitution sociale libérale, le national-socialisme détiendrait une fonction indispensable à la puissance bourgeoise future et trouverait nécessairement sa place organique dans le corps social et étatique. Le danger d’un capitalisme d’État ou d’un développement socialiste qu’on invoque souvent contre une telle incorporation des syndicats sous la direction des nationaux-socialistes serait au contraire écarté par elle […] En dehors de cette alternative d’une reconsolidation de la puissance bourgeoise ou d’une révolution communiste, il n’existe rien.

5. Le social-fascisme.

On a vu l’apparition de la formule dans un article de Gabriel Péri et dans des Thèses de Sellier en 1924. Au VIe Congrès de l’IC en 1928 on la retrouve dans la discussion générale. Par exemple chez le dirigeant allemand Thälmann. Il la fonde sur la position de la social-démocratie allemande vis-à-vis de l’URSS. Et sur le soutien armé de la social-démocratie au régime bourgeois:

Des troupes de combat du Reichsbanner [98] sont brutalement intervenues au cours de la lutte électorale contre le Front rouge et contre les communistes. Les mêmes faits se sont produits en Pologne lors du Premier Mai [99].

Et il va dénoncer l’intervention d’Albert Thomas au congrès syndical fasciste en Italie (mai 1928).

Thomas qui n’est pas un simple social-démocrate, mais une des personnalités dirigeantes les plus représentatives de la IIe Internationale et de l’Internationale syndicale d’Amsterdam, qui en sa qualité de social-démocrate, occupe le poste de Président du Bureau international du Travail, déclara que l’Italie fasciste "est le pionnier de la justice pour tous les ouvriers", que "le gouvernement fasciste garantit aux ouvriers le bienfait des justes réformes" et que les expériences fascistes en Italie "peuvent aussi devenir très utiles pour les autres pays" [100].

M. Thorez esquisse une analyse en quatre points du social-fascisme en 1930:

Il faudra faire une étude spéciale sur le social-fascisme. Dans le cadre de cet article sur le Front unique nous ne donnerons qu’une rapide esquisse.

1° Notre appréciation de la composition sociale du Parti socialiste subsiste intégralement. Il comprend des éléments petits-bourgeois (fonctionnaires, professions libérales, commerçants, paysans), des ouvriers hautement qualifiés (base traditionnelle de l’opportunisme) et de véritables prolétaires.

2° La politique socialiste est déterminée par les éléments petits-bourgeois qui dirigent effectivement le parti socialiste, même où les sections groupent une majorité d’ouvriers. Cette politique recherche et réalise la collaboration socialiste à toutes les entreprises décisives de la bourgeoisie impérialiste.

3° Dans les conditions d’aggravation de la lutte de classe et de fascisation de l’État bourgeois, le Parti socialiste, rouage de la Démocratie capitaliste, subit également un processus de fascisation.

4° La théorie et la pratique du Parti socialiste comportent d’ores et déjà une série d’éléments qui l’identifient à la théorie et à la pratique fascistes. En premier lieu la doctrine de l’intérêt général et de la solidarité des classes qui a fait préconiser l’arbitrage obligatoire et la rationalisation par la social-démocratie, et qui est à la base de la présente loi dite des Assurances sociales; puis la conception du renforcement inconditionné de l’État (de l’État bourgeois) obtenant, suivant Boncour, une collaboration continue, constitutionnelle du syndicalisme et disposant d’une armée de mercenaires (la garde mobile socialiste) contre la classe ouvrière; puis l’exaltation du nationalisme et de l’esprit du front (Boncour). Enfin l’organisation de groupes de choc contre les ouvriers révolutionnaires, dont la tentative de coopération des gardes rouges de Roubaix et de Menin avec la garde mobile pour briser la grève du textile est la dernière et suggestive révélation [101].

Sur la base de ces éléments, que la vie complète et nourrit chaque jour de nouveaux faits, on peut dire et on doit parler de la fascisation de la social-démocratie; on peut et on doit parler de social-fascisme [102].

Il y a évidemment une difficile adéquation entre les appels aux classes moyennes et le devoir de prolétarisation du Parti. Comment vont coexister ces deux aspects? Contradiction en effet dans la mesure où le Parti, malgré l’épuration nécessaire entreprise du fait de la IIIe Internationale, garde en son sein des éléments dont les positions de classe sont peu assurées et, d’autre part qu’il est encore peu implanté en ce début des années 30 dans les grandes entreprises privées. De fait il subit une double pression de l’idéologie petite-bourgeoise, de l’extérieur du Parti et en son sein. On a vu que l’éducation des membres du Parti n’est que tardivement considérée comme une tâche essentielle.

La nécessité d’arracher les classes moyennes à l’attirance (suite à une propagande économique et idéologique) qu’elles peuvent éprouver vis-à-vis du fascisme (sous quelque couleur qu’il se développe en Europe) oblige à les rassurer tout en gardant un discours propre à convaincre les prolétaires et ouvriers.

On va alors leur désigner un ennemi commun: le grand capital. Il faut détruire le "mur de l’argent". Une formule d’un dirigeant du Parti radical-socialiste! On développera le thème des "200 familles". Le mot d’ordre mystificateur sera: "Faire payer les riches!"

Mais comment est entendue cette dénonciation du capitalisme par un petit-commerçant, un petit fonctionnaire, un paysan moyen d’une part, et un ouvrier de chez Citroën d’autre part. Qu’attendent-ils de la lutte que l’on leur demande de mener en commun. Désigner l’adversaire suffit-il à annuler les contradictions d’intérêts immédiats?

Exemple en Allemagne de la campagne national-socialiste "anti-capitaliste" et "xénophobe" contre les grands magasins à capitaux étrangers (on dirait les "grandes surfaces" aujourd’hui), puis atténuation de cette campagne après la prise du pouvoir. Ne jamais oublier le contenu politique des mesures économiques envisagées ou mises en place.

Les fascistes sont également placés devant une contradiction: ils doivent développer un discours anti-capitaliste pour leur clientèle petite-bourgeoise alors qu’ils sont les défenseurs du capitalisme. Discours qui doit également convaincre la fraction la plus large possible de la classe ouvrière.

L’internationalisme communiste implique d’affaiblir, de détruire le capitalisme de son propre pays, c’est-à-dire de compromettre son développement impérialiste.

Le nationalisme fasciste implique d’assurer un libre développement du capitalisme, notamment par la négation de la lutte de classes, pour assurer sa vocation impérialiste.

C’est dans ce contexte qu’il faut examiner la position et le rôle de la social-démocratie. Elle est rassurante parce que non révolutionnaire, gradualiste. Elle peut donc gagner la petite-bourgeoisie en dénonçant les excès du capitalisme, tout en attirant la fraction de la classe ouvrière la plus imprégnée de l’idéologie petite-bourgeoise qui subit également ces excès. Ne visant pas à la destruction du capitalisme, mais à son aménagement, elle a son appui contre le communisme si celui-ci représente un véritable danger. La mise en avant de ce danger, réel ou non, sert bien entendu la social-démocratie.

Encore faut-il pour qu’elle reste crédible que les conditions économiques lui permettent d’assurer un minimum d’avantages aux couches sociales qui lui ont fait confiance. En cas de crise, elle va les décevoir. En effet les concessions accordées par le capitalisme sont peu à peu reprises. C’est le mode de vie et l’espérance de la petite-bourgeoisie qui sont menacés. Dans cette mesure si la crise n’est pas passagère, si la désaffection est prononcée, le capitalisme ne pourra plus se servir d’elle pour assurer l’ordre.

Deux issues se présentent alors: soit le communisme, soit le fascisme. Dans des objectifs diamétralement opposés tous deux ont besoin des classes moyennes et de la classe ouvrière.

Dans la mesure où le fascisme ne menace pas le développement capitaliste, il est "avantagé" par rapport au communisme. Pour déplaisantes que puissent paraître ses méthodes, il rassure le Capital. Sa dictature ouverte saura, en temps voulu, faire taire ceux qui auront cru à son discours anti-capitaliste.

En anticipant un peu il a semblé utile de citer ici un extrait d’une analyse publiée dans les Cahiers du Bolchévisme du 15 décembre 1933 et signée "L. Magyar". Elle est antérieure donc au Pacte d’Unité entre le PCF et la SFIO (juin 1934) si elle est postérieure à l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Elle reflète les positions de l’Internationale communiste exprimées à son XIIIe Plénum de décembre 1933. Quelques extraits:

‑ [103] :

Le rapport entre le fascisme et le social-fascisme est déterminé par des circonstances concrètes. Le trotskysme contre-révolutionnaire ainsi que les renégats de droite affirment que le fascisme et le social-fascisme sont des choses qui s’excluent mutuellement. Trotsky aussi bien que Thalheimer ont lutté et luttent avec acharnement contre le fait de qualifier la social-démocratie actuelle de "social-fascisme", en y voyant une "exagération", une "calomnie", etc. Ils ne font exprimer ainsi que ceci, à savoir qu’ils font eux-mêmes partie organique du camp social-fasciste. En Bulgarie, les social-fascistes étaient, durant toute la période d’existence de la dictature fasciste, un parti légal. En Hongrie, les social-fascistes ont participé, un certain temps, au gouvernement fasciste, et le Parti social-démocrate et les syndicats réformistes y existent encore maintenant légalement. En Pologne, Pilsudski a instauré sa dictature fasciste avec l’appui ouvert du Parti socialiste polonais. La même chose eut lieu en Roumanie, en Yougoslavie, en Finlande. En Autriche, le social-fascisme et les syndicats réformistes ne s’accommodent pas trop mal de la dictature fasciste du gouvernement Dollfuss. Il s’ensuit que la victoire du fascisme ne doit nullement signifier l’interdiction complète et nécessaire des partis social-fascistes. En Italie, les fascistes interdirent les partis socialistes, liquidèrent les syndicats réformistes après que de nombreux dirigeants socialistes italiens furent entrés dans l’appareil étatique (D’Aragona et d’autres). En Allemagne les fascistes interdirent les syndicats réformistes et le Parti social-démocrate, bien que les social-fascistes aient, par tous les moyens, offert leurs services au fascisme et voté au Reichstag pour le gouvernement Hitler [104]. En Italie et en Allemagne le fascisme interdit les syndicats réformistes tout d’abord pour la raison que les masses ouvrières se convainquaient de plus en plus de la justesse des vues communistes. Dans ces pays industriels hautement développés les syndicats réformistes, malgré leurs chefs social-fascistes, pouvaient devenir un immense champ d’action pour le travail de masse des communistes. Ainsi la politique du fascisme envers le social-fascisme est déterminée par la situation concrète.

Le fascisme et le social-fascisme ont ceci de commun que le fascisme et le social-fascisme sont pour le capitalisme, qu’ils le défendent, ainsi que la dictature de la bourgeoisie. Ils ont encore cela de commun que tous les deux, au moment de la plus grande tension de la lutte révolutionnaire, appliquent les méthodes les plus cruelles de la dictature bourgeoise contre les actions du prolétariat et des travailleurs coloniaux. Mais il va sans dire, qu’il y a une différence entre le fascisme et le social- fascisme. Le fascisme essaie de trouver sa base sociale dans la petite-bourgeoisie des villes et des champs, quoiqu’il s’efforce aussi de pénétrer les rangs ouvriers; le social-fascisme s’appuie, en premier lieu, sur l’aristocratie ouvrière, quoiqu’il essaie aussi d’attirer à ses côtés les masses petites-bourgeoises. En Allemagne et en Italie le fascisme s’est tout d’abord appuyé et s’appuie encore sur la petite-bourgeoisie des villes; en même temps, en fondant ses organisations à la campagne, il s’appuie, en premier lieu, sur le koulak et le propriétaire foncier. Le fascisme se déclare pour une dictature ouverte de la bourgeoisie, quoiqu’il se serve des restes du parlementarisme bourgeois. Le social-fascisme se déclare plutôt pour les méthodes démocratiques de la dictature bourgeoise, quoique ceci n’exclût pas, suppose même l’application de la violence physique ouverte dans les moments d’exacerbation aiguë de la lutte de classes. Le fascisme aspire à avoir le monopole dans l’appareil bourgeois de l’État, quoiqu’il ne recule pas devant les coalitions momentanées avec d’autres partis bourgeois et dans certaines conditions déterminées même devant la coalition avec les partis social-fascistes (Bulgarie, Hongrie). Le social-fascisme aspire à la coalition ouverte ou camouflée avec les partis bourgeois, quoiqu’il ne recule pas devant la formation de gouvernements purement social- démocrates qui en fait servent les intérêts de la bourgeoisie. Ces différences ont un sens politique déterminé et il faut nécessairement en tenir compte.

Le fascisme exprime le plus résolument la tendance au rassemblement des différentes fractions de la classe dominante contre le prolétariat, en opposant par là même les larges masses du prolétariat à toute la classe capitaliste et à son pouvoir étatique.

‑ [105] :

Les social-fascistes allemands et italiens apprécient le fascisme comme une dictature de la petite bourgeoisie. Les austro-marxistes, y compris Bauer, considèrent le pouvoir des nationaux-socialistes comme une dictature de la petite-bourgeoisie. Le gouvernement de Hitler n’a pas tardé à démasquer, par ses actes, ces petites théories social-fascistes. Le bolchévisme apprécie le fascisme comme une dictature du capital financier lequel utilise la petite bourgeoisie, etc. Les expériences de l’Italie, de la Pologne, de l’Allemagne, etc., ont entièrement confirmé la position de l’IC. La position de la IIe Internationale s’infiltre parfois dans les rangs communistes en gagnant des éléments opportunistes et hésitants. La théorie du camarade allemand Herzen, comme quoi le fascisme allemand est une dictature du prolétariat en guenilles (Lumpenproletariat) reflète l’influence des théories social- fascistes. Les renégats du communisme, Brandler et Thalheimer, ont émis la théorie que le fascisme allemand est une variété du bonapartisme. Le trotskysme contre-révolutionnaire a repris, avec certains changements, cette appréciation. Preobrajenski a trouvé que le fascisme crée une nouvelle variété d’État, et par là il reconnaît, en y arrivant par d’autres chemins, l’affirmation des fascistes comme quoi l’État corporatif diffère foncièrement de l’État bourgeois. Des théories opportunistes se sont fait jour comme quoi le fascisme est un système nouveau particulier, un régime nouveau spécial de la société bourgeoise, que le fascisme est une nouvelle époque dans le développement de l’impérialisme; d’autres théories apparaissent sur l’effondrement rapide et automatique de la dictature fasciste. La démagogie sociale des fascistes a été comprise par certains communistes comme une tendance anticapitaliste (le camarade Neumann) et l’avance du fascisme comme un succès des tendances anticapitalistes des masses. Plus encore, se répandirent des idées profondément opportunistes et dangereuses qui considéraient le fascisme comme une étape nécessaire vers la révolution, qui considéraient la victoire du fascisme comme devant nécessairement se produire dans tous les pays décisifs, qui affirmaient que le prolétariat ne peut conquérir le pouvoir qu’en passant par l’enfer de la dictature fasciste. Cette théorie fataliste et opportuniste a trouvé son complément et sa suite dans la théorie que la dictature du prolétariat arrivera automatiquement après la dictature du fascisme. L’Internationale communiste a condamné et rejeté ces théories opportunistes.

‑ [106] :

La formation d’un parti fasciste spécial avant la prise du pouvoir par les fascistes n’est pas une condition sine qua non pour l’instauration de la dictature fasciste.

LE "TOURNANT"

1. La répression et l‘affaiblissement du Parti

Ce que l’on appelle "le tournant" dans l‘histoire du PCF c‘est la reprise en main du parti, sur injonction de l’IC, notamment par Maurice Thorez sorti de prison en avril 1930. "Tournant décisif", c’est le titre de son article dans l’Humanité du 23 juillet 1931. On peut donner comme date pour cette reprise en main, partielle il faut bien dire, le VIIe Congrès du Parti, en 1932.

On a laissé le Parti en 1928, après sa défaite électorale aux élections législatives.

La nécessité de mettre en place les cellules d‘usines, la création des rayons à la place du découpage électoral en vigueur, les remous provoqués par la condamnation de Trotsky, la tactique Classe contre Classe, le resserrement du Front uni, la condamnation de Boukharine: tout cela sur une période de cinq ans, c’est beaucoup.

Le résultat de ces crises, c‘est la diminution du nombre d’adhérents au Parti, coupé en grande partie du prolétariat et de la classe ouvrière par sa propre conception et le mauvais fonctionnement de la CGTU. La bolchévisation idéologique est restée quasiment lettre morte. On peut trouver mille et une raisons, bonnes et mauvaises à ce rétrécissement.

"Parti passoire" avaient écrit les 250 dans leur Lettre d’octobre 1925. Une étude publiée dans les Cahiers du Bolchévisme estime qu’à l’orée des années 30, des 100 000 membres que comptait le Parti à l’issue de la scission de Tours, il n’en reste plus que 8 000. Si le Parti compte alors 30 000 membres, c’est sans compter bien entendu avec les départs des nouveaux adhérents, ce jeu de va-et-vient qu’a toujours connu le PCF. Et que connaît également la CGTU, traversée également de crises et de luttes entre la fraction communiste, les anarcho-syndicalistes, et les trotskystes. Le chiffre exact des départs et des nouvelles adhésions, du nombre total d’adhérents provisoires, ne peut que difficilement être estimé.

On n’a fait qu’évoquer les retombées de l’élimination de Trotsky du PC(b), qui s’est jouée de 1923 à 1927. Souvarine, Rosmer, Monatte et bien d’autres cadres du Parti ont été exclus pour leur soutien à Trotsky ou bien sont partis d’eux-mêmes. Ce qui est resté dans le Parti, par contre, c’est certaines thèses de Trotsky, notamment celle sur les fractions!

S’il faut compter également le manque de perspective révolutionnaire immédiate, le découragement dans le cadre d’une mauvaise organisation qui laisse les adhérents relativement isolés, il est également un facteur très important qui a joué: la répression patronale et gouvernementale et le manque de riposte de la part du Parti. Et il faut certes être armé idéologiquement et politiquement pour passer outre. Soulignons en passant que cette répression a touché tout à la fois la base et le sommet du Parti. Les effets n’en sont cependant pas les mêmes. Être expulsé quand on est ouvrier étranger, réfugié, ne plus trouver de travail quand on est pointé sur les listes noires des employeurs, pour les soldats et les marins être envoyés dans de véritables bagnes militaires, ou faire quelques mois de prison au régime politique, cela n’a pas le même poids.

Cette répression, au niveau gouvernemental et patronal va se faire de plus en plus systématique dans les années 24‑30. Elle a également une forme financière. Les amendes infligées aux journaux du Parti accompagnent les arrestations et se multiplient. Accepter d’être gérant d’un journal communiste est un acte d’héroïsme!

Les moments les plus tendus? L’occupation de la Ruhr, la guerre du Rif. Et puis à l’occasion des manifestations envisagées par le Parti, généralement interdites et maintenues, lors du Premier Mai. Les coups portés par la bourgeoisie, l’ampleur des moyens mis en oeuvre ‑ on n’hésite pas en région parisienne à sortir les auto-mitrailleuses et les tanks de Satory lors de certaines manifestations interdites, tout cela pèse également sur la décision d’adhérer au Parti communiste, et engage souvent à le quitter pour être réembauché après un licenciement.

De fait il y a un véritable légalisme dans le Parti, donc une incompréhension de ce que signifie être un militant communiste, et des risques que l’on peut courir, même dans un régime républicain, de démocratie bourgeoise.

La violence de certaines manifestations peut également avoir un effet négatif. On prendra un exemple, la manifestation du 23 août 1927 contre l’exécution des militants anarchistes américains Sacco et Vanzetti. Les JC et leurs groupes de combat débordent à un moment les forces de l’ordre, comme on dit. Mais il y aura 211 arrestations, plusieurs centaines de blessés, hommes, femmes, enfants. Il n’y a pas eu protection des manifestants, ce qui était le rôle des groupes de protection. Il n’y a pas une véritable politique d’auto-défense, ne parlons pas d’une politique de riposte.

Suite à la manifestation Sacco et Vanzetti, entre autres, dans le cadre de la préparation d’un Conseil national, se réunit les 28‑29 janvier 1928 une Conférence d’organisation [107] qui lance le mot d’ordre de "résistance active à la répression [108]". De fait il s’agit de prévention contre les arrestations.

L’impulsion a été donnée par la Lettre ouverte aux militants du Parti [109], issue du CC des 9‑10 novembre 1927, qui, en plus de la mise en avant de la nouvelle ligne "Classe contre classe" contenait une autocritique concernant la position du Parti par rapport à la répression.

Dans les Cahiers du Bolchévisme, n° 86, du 15 décembre 1927, le communiste anglais C. Bennet écrit:

Le CC qualifie courageusement d’erreur politique la vieille tactique qui consistait à se soumettre bénévolement au verdict judiciaire. Le Comité central condamne de la façon la plus sévère cette erreur et déclare que l’ancienne tactique à l’égard des répressions signifiait effectivement la soumission à la légalité capitaliste. […]. De ce fait, la lettre du CC du PCF est un défi courageux à la légalité capitaliste de la France démocratique. Elle contient une renonciation catégorique à toutes les traditions et aux préjugés qui existaient encore dans certaines couches de la classe ouvrière française à l’égard de la justice bourgeoise [110].

Le problème de la lutte contre la répression sera explicité par Roland Dallet le 15 mars 1928 dans les Cahiers du Bolchévisme:

Tout récemment les perquisitions de cellules, méthodiquement poursuivies, ont montré l’État, serviteur du patronat, prêt à employer tous les moyens devant le succès grandissant de notre action dans les entreprises, les casernes et les campagnes.

En face de cette situation qu’avons-nous fait?

Quand on critique notre action contre la répression, il ne suffit pas de parler des fautes commises lors de la reddition volontaire, des erreurs de l’Humanité, il faut aussi faire une vigoureuse critique de nos erreurs et de nos faiblesses d’organisation. […].

Les exemples d’imprudence et de légèreté de nos militants, même les plus sérieux, sont innombrables. Un des plus importants rayons de la région parisienne ne trouve rien de mieux que de laisser bien en évidence sur une table le fichier du rayon. Un beau jour la police perquisitionne et s’empare d’un seul coup de tous les noms et adresses. Qu’on s’étonne ensuite des renvois des usines et des expulsions d’étrangers.

La police perquisitionne nos cellules et les militants désemparés donnent leurs noms, leurs adresses et rentrent tranquillement chez eux interdits de ce qui vient de leur arriver.

Des cellules sont chassées de l’usine sans qu’un seul membre soit épargné, ce qui prouve clair comme le jour qu’un mouchard y est pour quelque chose. Nos Comités assistent à de tels faits sans faire la moindre enquête, sans entreprendre dans l’usine la moindre action. Les mouchards se faufilent dans nos rangs et travaillent en toute tranquillité. Il semble que nos membres en aient pris leur parti.

Il n’est pas exagéré de dire que le Parti est comme abruti par l’habitude de la vie légale, une douce torpeur semble régner à l’égard de la répression. Nos militants ne savent que s’indigner en face des coups de la police et du patron. Une espèce de "crétinisme" provenant de cinquante années d’habitudes "démocratiques" nous empêche d’apprécier exactement la signification et la portée de l’offensive bourgeoise.

Pourtant il est clair que la bourgeoisie est en train de réaliser systématiquement ses premiers travaux de sape et de mine contre notre organisation. Elle veut détruire notre Parti [111].

Il faut dire qu’il y a des pratiques assez singulières dans le Parti français. Thorez pourra dire, lors de la IXe session plénière du Comité Exécutif de IC en février 1928 que "La répression a été le coup de poing à l’estomac pour le Parti, pour les meilleurs militants de notre Parti [112]." Pour les meilleurs…

Une de ces pratiques de soumission à la légalité bourgeoise, c’est quand "les membres de la direction se rendaient dans les prisons ou se laissaient arrêter si facilement [113]."

Il y a mieux si l’on peut dire. On donnait à certains camarades du Parti, recherchés par la police, le conseil de se livrer avant le 14 juillet: Il y aura une amnistie!

Quant au statut des députés, il est très particulier. Si leur levée d’immunité parlementaire n’a pas été votée, ils assistent tout naturellement à la session de la Chambre. Et dès que celle-ci est terminée ils plongent dans la clandestinité. Du moins ils essaient.

En tout état de cause l’articulation entre le travail légal et le travail illégal n’est pas réfléchie et assimilée. En 1932 des textes de l’IC essaieront de pallier ‑ encore une fois ‑ cette incompréhension. Ce qui se passe c’est que nombre des dirigeants du Parti n’envisagent la répression que comme une manifestation accessoire de la bourgeoisie. Elle n’est pas envisagée comme une réelle tentative destruction. Pour d’autres, c’est la perspective de la guerre contre l’URSS qui oblige la bourgeoisie "à nettoyer ses arrières".

2. Le "Groupe"

Au Congrès de Saint-Denis (mars‑avril 1929) le poste de secrétaire général, qu’occupait Pierre Semard, est supprimé au profit d’un "Secrétariat politique responsable collectivement". Il est composé de Barbé, Celor, Thorez et Frachon.

À signaler que Semard sera élu membre du Bureau politique à ce Congrès (malgré son opposition à la ligne "Classe contre classe", à la dénomination de la social-démocratie comme "social-fascisme", etc.) et à celui de 1932 et 1937.

Dans une Lettre adressée au Parti français à la veille du Congrès par le CE de l’IC sous l’influence de Manouilski, on peut lire ces vives recommandations:

Dans le domaine du renforcement des cadres dirigeants du Parti par de nouveaux éléments révolutionnaires, libres de toutes traditions social-démocrates, nous estimons qu’il est nécessaire de poser de façon pratique la question d’attirer, dans une mesure plus large que jusqu’ici, aux postes dirigeants responsables dans le PC certains militants actifs des JC, étant donné que dans les rangs des JC françaises se sont déjà formés des militants qui dépassent les JC par leur âge et par l’envergure de leur travail.

À l’avenir, il faudra s’occuper à compléter systématiquement les cadres du Parti par des militants des JC [114].

Changement également dans la composition du CC où se retrouvent dirigeants JC: Barbé, Billoux, Celor, Ferrat et Lozeray, et certains de leurs amis.

Opposition de droite et de gauche aux décisions du VIe Congrès de l’IC dans le Parti français, telle était la situation en cette année 1929. Mais les dirigeants des JC ‑ promus contre la droite du Parti français, défendaient-ils la ligne de ce VIe Congrès? Au Plénum de l’Internationale communiste des Jeunes, fin 1929, c’est le même Manouilski qui a placé à la tête du parti français des dirigeants des JC, qui dénonce le danger de gauche dans l’ICJ, et dans nombre de ses sections. Rendant compte de ce Plénum dans les Cahiers du Bolchévisme, le dirigeant des JC François Billoux, qui vient d’être élu au CC du PCF, fait bien une auto-critique collective de l’action des Jeunesses en France (selon lui 7000 membres), mais pour conclure en citant un article de Remmele, membre du CE de l’IC:

En dernière analyse, ce sont toujours les PC qui sont responsables du travail des Fédérations de jeunes de leur pays et la critique sévère à laquelle l’IC a soumis l’ICJ est la critique de l’activité des Partis communistes [115].

De fait les JC influencent le Parti, ou disent qu’ils l’influencent, comme François Billoux au VIe Congrès de l’IC. Ils se considèrent comme une "organisation d’élite", un "noyau de chefs".

Dans son article F. Billoux écrit:

Nous avons lié la préparation politique de notre Congrès national à celui du Parti. C’est ainsi que notre Comité central de décembre 1928 élabora une longue déclaration politique qui joua un rôle des plus importants dans la discussion du Parti jusqu’au Congrès de Saint-Denis. […]

Toute la discussion dans notre Fédération était orientée sur les problèmes politiques posés devant le Parti […] [116].

La nouvelle direction du Parti élue au Congrès de mars‑avril 1929 est immédiatement confrontée à une sérieuse répression. À la veille du 1er mai 1929, le gouvernement opère 4000 arrestations préventives.

C’est dans ce contexte que le parti français doit se préparer pour la journée internationale contre la guerre du 1er août 1929, décidée par l’Internationale communiste. On ne va pas analyser les causes de l’échec du PCF. Les suites vont être importantes. Les manifestations du 1er août vont servir de prétexte au gouvernement pour accentuer sa tentative de destruction du PCF. La préparation de cette Journée est en effet assimilée à un complot contre la sûreté intérieure et extérieure de l’État. En septembre c’est l’inculpation de tous les membres du Comité central. Certains dirigeants échappent au coup de filet, vont pour un temps réussir à vivre dans la clandestinité, d’autres sont immédiatement arrêtés [117].

On a évoqué les conséquences négatives de la répression sur les militants du Parti. Elles ne peuvent qu’être amplifiées en septembre 1929 Et elles atteignent les membres des JC. F. Billoux écrit en effet, dans l’article que nous avons déjà cité, que des courants opportunistes vont se manifester:

a) Le légalisme. ‑ Des camarades demandaient que nous n’ayons que l’activité permise par la bourgeoisie.

b) L’économisme.  ‑ C’est ainsi que des camarades préconisèrent que les conférences de jeunes ouvriers ne s’occupent que des revendications immédiates. […]

c) Le liquidationnisme.  ‑ Il fut particulièrement important dans la Fédération Sportive du Travail, où des camarades proposaient de faire entrer en bloc les jeunes sportifs ouvriers dans les clubs bourgeois [118].

Si les dirigeants des JC complotent pour être les dirigeants du Parti, ils se préoccupent assez peu des jeunes.

Après le 1er août 1929, ce n’est pas un coup dans l’estomac que le Parti a reçu, mais un coup sur la tête. De la fin 1929 à juin 1930 pas de réunion du Comité central. Ce qui a été décidé à la Conférence nationale de mars 1930, on l’ignore: le Bureau politique garde le silence. Bien sûr il faut tenir compte de la répression. Mais cette période où un certain nombre de dirigeants, par exemple Thorez, sont en prison, est aussi celle où les dirigeants des Jeunes vont tenter de s’emparer des postes clefs du Parti, et y réussir pour l’essentiel, s’associant des cadres importants du Parti, par exemple Benoît Frachon. Face au "Groupe" il n’y a pas d’unité, mais d’autres factions, celle de Doriot dans son fief de Saint‑Denis, celle de Thorez dans le Nord par exemple.

Quant à l’influence du Parti, elle ne cesse de décliner. En janvier 1928 le parti avait 55 000 membres. En 1930, ils ne sont plus que 38 000. On parle même de 10 ou 15 000! L’Humanité a perdu 30 000 lecteurs au moins.

Suite au retour de M. Thorez ‑ il est allé à Moscou ‑ le CC du 17 juillet 1930 [119] désigne un nouveau BP ‑ réduit de 15 à 7 membres (Barbé, Cachin, Celor, Doriot, Monmousseau, Semard, Thorez). Réduction également du secrétariat collectif: Thorez, Duclos, Frachon.

3. La CGTU

On a vu la situation dangereuse du Parti, l’extrême lenteur de la bolchévisation idéologique. La CGTU ne va guère mieux. En 1929 Monmousseau pouvait dénoncer "L’opportunisme dans les syndicats" [120]. Le CC de janvier 1931, dans une résolution sur le travail syndical est obligé de souligner une nouvelle fois le rôle dirigeant du Parti dans le syndicat.

De fait la CGTU est traversée de courants et fractions diverses. Dont une fraction trotskyste qui présentera une Résolution au Congrès des 8‑14 novembre 1931 selon laquelle la CGTU serait "prête" à la réunification "sans autre condition fondamentale que la démocratie syndicale et le droit de tendance à s’organiser, droit dont le piétinement par les chefs réformistes a permis la scission."

C’est ainsi que la motion proposait un congrès de fusion entre la CGT, la CGTU et la CGTSR [121]. Cette motion est de fait une réponse à l’Appel Monatte-Dumoulin, dit des 22, du 9 novembre 1931, regroupant des membres de la SFIO, de la CGT réformiste, de la Fédération autonome des fonctionnaires et du Comité pour l’Indépendance syndicale composé de militants de la CGTU.

Il faut souligner que l’unification ne pouvait, selon la CGT, se faire qu’en acceptant la participation aux organismes gouvernementaux et internationaux (BIT). Et que la CGT défendait alors la rationalisation, la politique coloniale, l’arbitrage obligatoire, etc. C’était liquider l’influence du Parti dans un syndicat ainsi réunifié, et limiter les possibilités communistes dans le prolétariat et la classe ouvrière. C’était surtout soumettre le mouvement syndical à des couches sociales non ouvrières. C’était l’intégrer dans l’État bourgeois.

Il faut souligner également que la CGT de Jouhaux s’employait à briser les grèves engagées par les syndicalistes de la CGTU ‑ dénoncées comme "grèves politiques", et qu’elle avait le soutien des municipalités social-démocrates, un soutien parfois actif, musclé.

Au XIe Plénum du CE de l’IC (2‑15 avril 1931) violente critique du PCF par Manouilski [122]. C’est au CC du 27 juin que va être dénoncé "l’esprit de groupe" et au BP de juillet que Raymond Guyot (membre du Groupe) va préciser l’attaque contre ses membres, Barbé, Célor, Lozeray, Billoux, etc. Manouilski est en France, arrivé à l’improviste.

Thorez avait voulu démissionner en juin du secrétariat général. En août deux articles célèbres de Thorez dans l’Humanité: le 14, "Pas de mannequins dans le Parti", le 21, "Les bouches s’ouvrent".

Au CC des 26‑28 août, 90 interventions. Le commentaire publié dans les Cahiers du Bolchévisme (n° 10, 15 septembre 1931) reprend presque mot pour mot les analyses faites en juillet 1930. Le discours d’ouverture prononcé par Thorez sera tronqué dans l’Humanité et dans les Oeuvres.

Les problèmes qui se posent au Parti, qui soulèveront des objections? La tactique du front unique, la tactique électorale, l’unité syndicale et la politique intérieure du Parti. Toujours les mêmes questions, non résolues.

Tant mieux! dira Thorez. Enfin nous allons discuter dans notre Parti, on cessera d’adopter sans les réaliser des résolutions [123].

La lutte contre le "Groupe" va s’accentuer dans la perspective de la préparation du VIIe Congrès (11‑19 mars 1932). André Marty mène l’enquête. Mais une lutte qui ne va pas jusqu’à l’exclusion, si ce n’est celle de Barbé et Celor du BP en 1931. Effectivement, certains membres resteront dans le Parti et y occuperont par la suite des responsabilités importantes. La liquidation complète du Groupe aurait semble-t-il considérablement affaibli le Parti. La même prudence sera observée par l’Exécutif de l’IC. Les autocritiques seront acceptées, du moins provisoirement en ce qui concerne Barbé, Celor sera exclu en octobre 1932, accusé d’être un mouchard. Il fallait dissocier les membres du Groupe, ce qui fut fait. Barbé, quant à lui ne sera exclu qu’en septembre 1934.

On pourrait examiner de plus près beaucoup d’autres textes du Parti pendant cette période 1930‑1932. Ce qui frappe, au-delà des déclarations, c’est la véritable apathie du Parti par rapport aux consignes de sa direction. Un exemple flagrant, c’est le déroulement des élections cantonales en octobre 1931. Les directives ne sont pas suivies. Parfois elles ne sont même pas répercutées. Dans certains endroits on prêche l’abstention. Les militants ne font pas leur travail de propagande. Le matériel est insuffisant, quand bien même il existe.

LE REDRESSEMENT

Au VIIe Congrès du PCF, mars 1932, le BP est ainsi composé: Cachin, Doriot, Duclos, Ferrat, Frachon, Gitton, A. Marty, Midol, Monmousseau, Semard, Thorez. Un texte particulièrement important pour analyser l’état idéologique et organisationnel du Parti, c’est le Rapport d’organisation présenté au Congrès [124]. Il sera publié sous le titre: Vers l’organisation d’un parti bolchévik.

Grâce à ce texte on peut déjà se faire une certaine idée de la situation en 1932.

1. La Bolchévisation idéologique

On ne lit pas beaucoup dans notre Parti. Nous n’avons pas un plan systématique d’éducation par la lecture, par la discussion organisée et la faiblesse du tirage des ouvrages de doctrine met en relief l’effort que nous avons à faire pour développer politiquement les membres du Parti [125].

Quelques exemples: en ce qui concerne les oeuvres dites complètes de Lénine (en 1932 6 tomes parus), la moyenne des tomes diffusés est de 1400. Est-on sûr d’autre part que ces 1400 exemplaires ont été diffusés intégralement dans le Parti? Certainement pas. Même les brochures de propagande à bon marché se diffusent mal. La meilleure diffusion, 50 000 exemplaires, a été le pamphlet de Boukharine contre l’Église et le Pape!

À titre indicatif encore, voici quelle est la diffusion de la revue théorique et politique du Parti, Les Cahiers du Bolchévisme. Pour l’année 1929 [126], la diffusion dans le Parti a été de 1053 exemplaires! (abonnements compris). Un millier d’exemplaires sont diffusés par des vendeurs bourgeois. Sur 3500 cellules (chiffre exagéré) 10 % à peine sont abonnées aux Cahiers du Bolchévisme. Les abonnements à L’Internationale communiste se montent à moins de 600 en 1932, ceux concernant la Correspondance internationale à environ 700.

Dans ce même Rapport au Congrès du Parti on fait état des progrès du travail d‘éducation depuis 1929 (Congrès de Saint-Denis), avec un ralentissement en 1931 du fait de la main-mise du Groupe sur l’Agit‑Prop.

De juin 1929 à février 1932 le bilan est le suivant.

– 9 écoles de cadres régionaux (quinze jours): environ 140 élèves.

– 7 écoles spécialisées (durée différente): environ 130 élèves [127].

– 35 à 40 écoles de rayon: environ 500 à 600 élèves.

– 7 écoles dans les organisations de masse: environ 300 élèves.

– École centrale par correspondance: 440 élèves.

Au total 1500 à 1600 élèves.

Beaucoup de nos élèves sont revenus à la base; peu seulement furent utilisés aux organismes de direction. L’agit‑prop centrale n’est pas parvenue à contrôler le travail des écoles régionales et centrales; ceux des écoles de rayon ont complètement échappé à son contrôle [128].

Comme on peut le voir à partir de ces quelques éléments le nombre total des militants et sympathisants ayant suivi des cours, de quelque nature qu’ils soient, est infime. Faut–il encore souligner qu’au fur et à mesure des cours la participation diminue.

En mars 1932 le PCF, à son VIIe Congrès, prendra une décision certes remarquable, mais qui ne se réalisera pas:

Chaque membre du Parti doit passer par une École.

Un texte important, l’article de Pierre Semard, quelques semaines après le Congrès publié le 15 mai 1932 dans les Cahiers du Bolchévisme et intitulé "Pour l‘éducation marxiste–léniniste".

Pierre Semard fait d‘abord un constat:

Notre parti est ravagé actuellement par le mépris de la théorie, par le mépris de l‘étude considérée comme quelque chose de secondaire et de peu d‘importance [129].

Mise en avant de la Lettre de Staline publiée sous le titre: "Sur quelques problèmes de l’histoire du bolchévisme". (Cahiers du Bolchévisme, n° 2, 15 janvier 1932.)

Un certain nombre de mesures vont être mises en application. Pour les Écoles élémentaires une brochure est éditée en mai 1932: Que veulent les communistes ? Quatre cours élémentaires [130].

Une lecture, même rapide, de cette brochure, suffit à mettre en doute son caractère marxiste-léniniste. Il y a une forte imprégnation idéaliste. Un exemple: "L’entrée au Parti est largement ouverte à tout ouvrier honnête." Un autre exemple, la mise en avant du rôle dirigeant des Soviets où "les masses des sans-parti collaborent à l’élaboration de toutes les mesures politiques et économiques." Où est le rôle dirigeant du Parti?

En 1933 un Bilan publié par le Bureau de l’École par correspondance donne quelques indications sur la compréhension politique des élèves.

Certains élèves avaient tendance à considérer l’État comme un organisme actuellement exécutant la volonté de la bourgeoisie mais pouvant servir les intérêts du prolétariat si "tous les travailleurs votaient à gauche". C’est là des illusions démocratiques dangereuses.

[…]

Le rôle du Parti n’a pas toujours été bien compris. Certains camarades en séparant arbitrairement la lutte politique de la lutte économique limitaient la première au Parti et la deuxième aux syndicats. La tendance à restreindre le rôle du Parti à la lutte politique se rencontre souvent. Ainsi un élève croit que les luttes économiques ne doivent être considérées que comme "les moyens d’attirer les ouvriers à nous".

Nous avons aussi pu constater l’incompréhension du rôle dirigeant du Parti, pourquoi le Parti est-il seul à avoir le rôle d’avant-garde dirigeante du prolétariat.

[…]

Centralisme démocratique. ‑ Ces termes ont paru tout à fait inconnus pour la majorité de nos élèves, et incompréhensibles, même pour beaucoup de membres du Parti.

– centralisme démocratique comme la démocratie prolétarienne opposée à la démocratie bourgeoise: "le centralisme démocratique a ceci de particulier, c’est que, contrairement au centralisme bourgeois, l’élection se fait à la base, c’est-à-dire à l’usine, et non par commune ou région".

– "le centralisme démocratique permet aux masses de contrôler et de juger le travail des élus".

– Les camarades qui étaient déjà le plus près de la réalité en indiquant que le centralisme démocratique est bien le régime intérieur du Parti n’en voyaient surtout que l’aspect "centralisme" en oubliant le côté "démocratie". Ainsi la liberté de discussion dans le Parti, l’autocritique, le rôle de la base étaient le plus souvent ignorés […]. Dans le même ordre d’idées, certains sympathisants parlaient de discipline militaire, qui, sans qu’ils l’avouent, semblait leur faire peur.

Ces exagérations ont trouvé leur réplique dans des fautes contraires. Des camarades se prononçaient contre toute discipline "celle-ci n’étant nécessaire qu’en période de révolution".

Quant à la classe ouvrière, il y a un mépris de la part des élèves:

La classe ouvrière est bien un peu responsable de ses malheurs, parce que trop disposée à boire et pas assez à lire, parce qu’ennemie de l’effort et du sacrifice, parce que trop crédule et trop ignorante.

[…]

Défaitisme: "Les militants du Parti sont […] impuissants à changer les traditions du pays, surtout quand les conditions sont aussi favorables à l’indifférence.

Appréciation sur une École de base à composition ouvrière à Paris dans le XIIIe en 1933:

C’est sur le cours "Le Parti communiste et son organisation" que la plupart des élèves ont marqué de l’incompréhension. Sur les 17 participants au 1er cours: 9 membres du Parti, 4 membres des JC et 4 sympathisants.

En 1932 une École centrale de deux mois a eu 16 élèves. Le bilan souligne: dont "une ouvrière et un camarade algérien". À celle de 1933 les cours syndicaux ont été faits par un professeur improvisé (4 sur 6), les dirigeants de la CGTU ayant refusé de les faire [131].

Dans le même Bilan enfin, cette indication:

Le manque de vie politique dans les cellules et leur mauvais fonctionnement ont poussé des cellules tout entières à s’inscrire à nos cours pour l’étude collective […].

La bolchévisation engagée en 1924 est peut-être enfin dans la bonne voie, mais la situation en 1932‑1933 ne semble s’améliorer que lentement. Les Écoles se multiplieraient-elles, une question encore plus essentielle, c’est le caractère de l’enseignement qui y est dispensé.

On peut se poser une question non moins importante: quelle est l’éducation marxiste-léniniste des dirigeants du Parti, membres du CC et du BP. Il y a d’un côté les militants qui ont été à Moscou, soit dans l’appareil de la IIIe Internationale, soit comme élèves ou enseignants de l’École Lénine crée en 1926 (par exemple Waldeck Rochet, André Ferrat qui se servira de ses notes pour son livre sur l’Histoire du PCF). Par rapport aux besoins de la section française de l’Internationale il ne peut s’agir que de la formation de quelques cadres. Et puis, si certains vont rester au Parti, comme Waldeck Rochet, d’autres le quitteront. Et d’autres encore seront intégrés à l’appareil de l’IC. Seule la liste des membres du PCF ayant étudié à Moscou permettra de voir s’ils ont eu une influence dans le Parti et de qualifier cette influence [132].

Et puis il y a les dirigeants qui n’ont jamais été formés. Emprisonnés, ils l’ont presque tous été plus ou moins longtemps, quand ils bénéficiaient du régime politique ils pouvaient s’instruire. Dans Fils du Peuple Maurice Thorez indique que lors de son internement des cours étaient organisés. Avec un peu d’exagération dans la première édition de sa biographie (1937) il se vantera d’avoir relu entièrement Marx et Engels. Et il ajoute qu’ayant déjà quelques notions d’Allemand il se décida à étudier la langue pour les lire dans le texte original. Au bout de quelques mois il put lire sans difficultés l’Anti-Dühring, Dans les éditions ultérieures le mot entièrement va disparaître!

On peut indiquer aussi qu’en 1937 Thorez ne parle pas d’un seul texte de Staline. Staline, il le lira "avec passion" dans les éditions ultérieures de 1949, 1970…

Soyons sérieux, il y a un réel problème dans l’entre-deux-guerres. La parution anarchique des oeuvres de Marx, Engels, Lénine. Parution conjoncturelle qui fixe l’attention des militants qui lisent sur des aspects particuliers de leur pensée et de leur action, sur des aspects que l’on met en avant avec des objectifs précis. Et puis parution en même temps des "vivants", Trotsky, Boukharine, Zinoviev, mis sur le même pied, sans recul.

La question de l’éducation a toujours été primordiale. Déjà Marx, en 1849, donnait des cours d’économie à une vingtaine d’ouvriers lors de son exil à Bruxelles, en pleine période de révolutions en Europe. Lénine a toujours mis cette question en avant.

2. La Bolchévisation organisationnelle

On peut certes définir avec justesse ce que doit être la cellule d’entreprise. Camille Larribère écrit ainsi en mars 1931:

La cellule d’entreprise est la base d’organisation du Parti, elle fait le travail politique du Parti, participe à l’élaboration de la politique du Parti, diffuse ses mots d’ordre, fait son éducation théorique, est un organe de combat [133].

Mais la réalité, comme il le constate, ne répond pas à cette nécessité:

Depuis longtemps est posé devant le Parti le développement de la vie politique de nos cellules. Certes, le problème est excessivement difficile à résoudre, nos résultats dans ce domaine ne sont pas très grands.

[…] le noeud de la question est dans l’insuffisance de nos cadres de base pour réaliser des décisions et des directives déjà discutées et adoptées des dizaines de fois. La vie politique de nos cellules est insuffisante parce qu’elle n’est pas alimentée, parce que nos cadres de sous-rayons, de rayons, ne les aident pas suffisamment ou parce qu’ils ne savent pas les aider, parce que la vie politique qui existe dans les organismes dirigeants ne va pas jusqu’à la cellule. Il faut rendre plus étroite la liaison vivante des organismes de direction avec les comités de base, avec les cellules. Cela bien entendu lié à une éducation théorique de ces cadres et à une pratique systématique de l’autocritique [134].

On a évoqué l’article de Pierre Semard sur l’éducation marxiste-léniniste, le "redressement idéologique". Un autre texte est particulièrement important, celui que publie Jacques Duclos, membre du BP (Rapporteur au VIIe Congrès du Parti), "Enracinons-nous dans les usines" (Cahiers du Bolchévisme, 1er avril 1932). Il met en avant la question des cellules d’usines:

Pour l’ensemble du Parti, nous trouvons un total de 2384 cellules et nous avons sur ce chiffre un total à peine de 490 cellules d’entreprises; encore faut-il dire que beaucoup de cellules sont appelées cellules d’entreprises, mais ne le sont pas réellement. […]. Je tiens à signaler que tous les chiffres que nous donnons sont approximatifs, puisque, dans notre Parti français, nous ne connaissons malheureusement pas encore bien l’état de nos effectifs [135].

De fait cet "enracinement" dans les entreprises que met en avant Duclos n’est que la reprise, entre autres, de la déclaration du VIe Congrès du Parti (Saint‑Denis 1929):

Si nous voulons avoir un Parti fort, capable de diriger le prolétariat dans sa lutte contre le capitalisme, si nous voulons nous opposer à la rationalisation capitaliste et lutter contre les dangers de guerre, il faut s’ancrer dans les grandes entreprises, il faut recruter dans notre Parti les grandes masses ouvrières non qualifiées, les jeunes, les coloniaux, les femmes et les étrangers.

Il faut insister sur cette mise en avant de secteurs ainsi définis. De secteurs que l’on considère abandonnés par la social-démocratie, du moins plus faciles à conquérir que les ouvriers qualifiés que l’on caractérise facilement comme appartenant à l’aristocratie ouvrière, adhérents CGT, électeurs socialistes. C’est la reprise d’une conception que Thorez avait exprimée au VIe Congrès de l’IC en 1928.

À noter que l’Internationale, dans ses Statuts de 1928 (VIe Congrès) englobe sous la dénomination de "cellules d’entreprises", la base d’organisation du parti communiste, "la cellule d’usine, de fabrique, de mine, de bureau, de magasin, de ferme, etc." C’est cette définition que l’on trouve dans la première édition 1932 du manuel Que veulent les communistes? Dans la Deuxième édition cette référence disparaît et il n’est plus question que de la cellule d’usine et il y a renforcement de son rôle. Elle était certes déjà mise en avant, mais il y avait un risque certain de mettre sur le même rang des cellules d’employés, de paysans indéterminés, etc. et les cellules d’ouvriers. Et risque de ne pas voir que l’essentiel était de créer d’abord des cellules d’usines [136]. C’était créer une grande confusion, c’était aussi gonfler le pourcentage des cellules d’entreprises (le terme "entreprise" est vague) par rapport au nombre total des cellules du Parti.

On l’a vu dans le texte de Duclos, ce pourcentage est faible. Et il va aller en s’affaiblissant de 1926 à 1935.

On peut estimer par exemple que le Parti a perdu 900 cellules entre 1928 et 1932, dont la moitié de cellules d’usines.

Le problème sous-entendu par la variabilité des chiffres, c’est le manque de renseignements que peut obtenir la direction du Parti des différentes régions. Certaines ne répondent même pas aux demandes. Il y a peu de centralisme dans le parti communiste de 1932! s’il y a beaucoup de petits chefs au niveau régional et local, de l’autoritarisme.

Pour parler d’échec de la bolchévisation organisationnelle il faut aussi tenir compte de la structure industrielle de la France.

En 1926 les entreprises de 0 à 9 salariés représentent 41 % du total. En 1931 elles sont encore 34 %. De 10 à 100 salariés, on passe de 23 % à 24,4 %. De 100 à 500 salariés de 17,1 % à 19,8 %. Enfin pour les entreprises de plus de 500 salariés le pourcentage est de 18,9 % en 1926 pour atteindre seulement 21,8 % en 1931.

Quant aux actifs du secteur secondaire, ils ne sont en 1936 que 32 %.

Il faut également préciser que le taux de syndicalisation en France est extrêmement faible. Pour l’année 1931: Suède: 46 %; Tchécoslovaquie: 44 %; Allemagne: 39 %; Angleterre: 30,4 %; États‑Unis: 13,5 %. Et France: 11 %. [Au VIe Congrès de l’Internationale communiste, 1928, Thorez donne un million d’ouvriers organisés pour 12‑13 millions d’ouvriers inorganisés.]

L’auteur, socialiste, de l’étude où sont cités ces chiffres [137], met l’accent sur une donnée essentielle de l’époque (pas seulement de cette époque!):

Sans exagérer dans l’une comme dans l’autre CGT, l’effectif est constitué de 7 agents des services publics contre 3 travailleurs de l’industrie privée.

En 1932 la CGT compte 533 197 adhérents et la CGTU 258 675. C’est l’écart le plus grand de 1922 à 1934.

Il nous faut citer un troisième texte, également écrit par un membre du BP, Benoît Frachon (Rapporteur au Congrès du Parti), en date celui-là du 15 avril 1932 et intitulé "Le Parti dans les luttes ouvrières" (Cahiers du Bolchévisme).

De fait il y a un accroissement du nombre et de l’ampleur des grèves en 1932 (Renault par exemple pour la première fois depuis 1926). Ce que Frachon met en avant, c’est le rôle des membres du Parti en tant que tels, face à la passivité des organisations ouvrières dans la préparation des mouvements de grève. C’est à eux de faire le travail préalable d’explication et d’information sur les revendications afin "d’élever le niveau de lutte des ouvriers" pour passer "des revendications économiques aux revendications politiques". Pas de décision au sommet pour déclencher la "grève générale". Pratique de la tache d’huile. De fait un retour aux conceptions léninistes.

La tendance avait été de faire disparaître le Parti au moment des grèves, et même les cellules d’usines quand elles existaient. Le changement amorcé, c’est la mise en avant du Parti dans les entreprises, des cellules d’usines et la multiplication des journaux d’usines. Benoît Frachon:

Nous avons, dans la dernière période, dirigé effectivement un nombre important de grèves, mais dans la majorité des cas nous n’avons pas réussi à organiser la riposte de la classe ouvrière: ou nous sommes en retard, ou nous n’avons pas pris les mesures nécessaires pour préparer la grève. Nous ne sommes pas encore arrivés à mobiliser notre parti pour la préparation des luttes. Nos comités, nos cellules, nos fractions, quand elles fonctionnent, ne considèrent pas cela comme une tâche importante. Pourtant, sans une bonne organisation de Parti nous n’arriverons pas à un bon travail des organisations syndicales unitaires.

Passivité dans les luttes ouvrières.

Nous n’avons pas encore débarrassé notre Parti des courants opportunistes qui sous-estiment la combativité des masses; de tels courants ne s’affirment pas toujours ouvertement, mais ils s’expriment dans la pratique. Il arrive souvent que des communistes, quand on leur demande les raisons pour lesquelles il n’y a pas de mouvements de masses, pour lesquelles il n’y a pas de grève contre la diminution des salaires, le mettent sur le dos des ouvriers, sur "l’avachissement" des ouvriers (on n’emploie plus ce terme, mais d’autres équivalents). Ces militants mettent sur le compte de la fatigue des masses ce qui résulte de nos propres responsabilités, de ce que nous avons fait, ou plutôt de ce que nous n’avons pas fait pour entraîner les ouvriers à la lutte [138].

On substitue à l’action une phrase de "gauche" à allure très radicale: "à chaque diminution des salaires répondez par la grève".

Ayant constaté en 1931 que notre plus grande faiblesse était l’absence de liaison avec les entreprises, nous arrivons à 1932 sans avoir constitué une seule section syndicale d’usine. […]

Il a été dit et écrit de nombreuses résolutions disant qu’il faut préparer et organiser la grève avec attention, examiner avec l’ensemble des ouvriers et établir avec eux leurs revendications, faire élire des délégués par la masse des ouvriers dans l’entreprise. [comités de grève]. Est-ce qu’on fait cela? Pouvons-nous citer des exemples où nos communistes, nos comités du Parti se soient livrés à un examen minutieux de toutes les tâches à remplir pour une bonne préparation de la grève? Non [139].

Le préalable: une bonne information. Ne pas mettre en avant dans un secteur la grève au niveau national, mais partir de grèves locales, revendicatives, pour élargir le mouvement. Ne jamais oublier, même si le mouvement devient national, les revendications initiales.

De fait, au début du mouvement, une attitude "passive" par rapport aux revendications des ouvriers. Mais le rôle du parti n’est pas de les reprendre telles quelles, il s’agit de définir le mot d’ordre le plus mobilisateur pour élargir la grève.

Pas de direction autoritaire. Préparer le mouvement pour ne pas se couper des ouvriers confédérés (CGT). Rendre existant le front unique dans des comités de grève élus et non pas auto-proclamés.

Une autre erreur avait été soulignée par Maurice Thorez en 1930:

Nous devons souligner que la formule la grève générale s’entend pour un mouvement d’ensemble du prolétariat en faveur de revendications politiques, et surtout de l’assaut final au régime. Par conséquent, il faut mettre hors de discussion la grève corporative même étendue, que l’on dit trop souvent grève générale et la grève intercorporative de solidarité et de courte durée. Dans notre presse communiste, on trouve ainsi trop fréquemment grève générale de telle ou telle corporation, alors qu’il s’agit simplement de mouvements corporatifs généralisés, c’est-à-dire englobant la totalité ou presque des ouvriers de l’industrie considérée [140].

Prolétarisation ou ouvriérisme. Rôle des intellectuels dans le Parti, ce sont encore des questions qui ne prennent pas les dimensions que l’on va connaître. Et puis il y a la politique du Parti par rapport aux intellectuels qui ne sont pas dans le Parti, que l’on peut gagner pour des combats particuliers.

La question se pose dès 1932, suite à l’Appel du 26 juin 1932 d’Henri Barbusse et Romain Rolland pour la lutte contre la guerre. Les communistes ne vont représenter que 38 % des délégués le 27 août 1932 au Congrès d’Amsterdam [141]. Malgré l’opposition de l’Internationale socialiste et le refus de participation de la SFIO et de la CGT, quelques socialistes français font le voyage. Par la suite il y aura la création de "Comités d’Amsterdam" où le dialogue doit s’engager entre communistes et socialistes. Dont certains, ce qu’il faut souligner, seront exclus de leur parti.

C’est de cette époque que Cachin datera, dans une intervention au VIIe Congrès de l’IC en 1935, l’entrée du parti "dans l’idée du Front populaire" [142]. "Notre entrée de jeu", dira-t-il. Et il faudra trois années de tâtonnements jusqu’au 14 juillet 1935. Curieuse déclaration. Et qui donne à réfléchir.

3. Le XIIe Plénum du CE de l’IC (Septembre 1932)

En ce qui concerne la France, le XIIe Plénum de l’Exécutif de l’IC qui se réunit en septembre 1932, ne fait que confirmer ses positions antérieures qui ont conduit au VIIe Congrès du Parti français.

Les Thèses adoptées indiquent en effet:

Le PC français doit se tourner vers la défense des intérêts quotidiens des masses ouvrières et paysannes (contre la réduction des salaires, pour les assurances sociales, pour les secours immédiats aux chômeurs, contre le fardeau des impôts, etc.), en liant cette défense à la lutte contre le Traité de Versailles, contre l’oppression de l’Alsace-Lorraine, contre la politique de guerre de l’impérialisme français. Il faut orienter dans ce sens ce parti, les syndicats unitaires et la Fédération des Jeunesses communistes; il faut liquider par une action de masse tenace le sectarisme des jeunes cadres, il faut les éduquer sur la base de larges élections et de la confiance de la masse envers eux, il faut lutter avec patience et sans relâche pour débarrasser les ouvriers syndicalistes et socialistes de leurs illusions réformistes, parlementaires et pacifistes [143].

Et bien sûr il faut renforcer la direction communiste des Partis sur les JC.

Il faut souligner que la désignation de la social-démocratie comme "social-fasciste" est renforcée. La seule différence entre le fascisme et le social-fascisme, c’est que les

social-fascistes préfèrent l’application modérée et "légale" de la violence bourgeoise de classe parce qu’ils ne veulent pas réduire la base de la dictature bourgeoise, ils défendent sa façade "démocratique" et cherchent à conserver le plus possible ses formes parlementaires, sans lesquelles ils ne peuvent remplir effectivement leur fonction spéciale qui est de tromper les masses ouvrières [144].

Et puis, la menace de guerre. Et contre cette menace à l’époque de la fin de la stabilisation capitaliste, le développement de la poussée révolutionnaire et la lutte pour la dictature du prolétariat.

Mais, souligne la Résolution, il n’y a pas encore de situation, révolutionnaire immédiate dans les pays capitalistes les plus importants et décisifs [145].

Les deux dangers dans l’IC:

Il importe de se séparer résolument aussi bien du "suivisme" opportuniste de droite qui se manifeste bien souvent par des tendances de capitulation, par l’incrédulité en la possibilité de révolutionner les masses ouvrières réformistes, que du subjectivisme opportuniste "de gauche" qui veut remplacer l’éducation bolchéviste et la mobilisation des masses, travail difficile mais nécessaire, par des phrases creuses sur le déploiement des batailles révolutionnaires, au lieu de développer réellement ces batailles en organisant et en conquérant la direction de la lutte journalière des ouvriers et des paysans. La juste politique bolchéviste de masse consiste en une lutte intransigeante contre l’opportunisme de droite, principal danger, et contre les déviations gauchistes de la ligne de l‘Internationale communiste [146].

La lutte non achevée des partis communistes pour se tenir sur une ligne correcte, l’aiguisement des contradictions entre les pays capitalistes, etc., rien n’augure une période facile. Le seul point positif, et il est de taille, c’est la situation en URSS. Le Premier Plan quinquennal qui s’achève a donné des résultats positifs. La lutte contre les koulaks a stabilisé la situation dans les campagnes, l’industrie se développe. La direction du Parti bolchévik se présente comme homogène. Et dans son Adresse au Parti communiste et aux travailleurs de l’URSS, le Plénum du CE de l’IC de septembre 1932 peut déclarer que "la question historique: “Qui des deux l’emportera” a été résolue sans retour en Union soviétique en faveur du socialisme".

QUELQUES REMARQUES

Ce qui caractérise cette première période (1921‑1930) c’est que la résolution des contradictions majeures dans le Parti, jusqu’à l’apparition de nouvelles contradictions issues de chaque "règlement" de la crise précédente, s’accompagne d’un changement de la direction du Parti, d’un rééquilibrage de droite à gauche, de gauche au centre ‑ avec toutes les combinaisons possibles ‑ autour d’un nouveau secrétaire général. Et ce dernier personnifie alors ce que l’on appelle la nouvelle ligne du Parti, celle de l’Internationale, Internationale où va se retrouver le même processus: de RADEK à ZINOVIEV, de ZINOVIEV à BOUKHARINE, de BOUKHARINE à MOLOTOV, puis enfin à DIMITROV. Le dernier secrétaire de l’IC avant sa dissolution en 1943.

Avec la stabilisation de la direction du PCF autour de son secrétaire général (THOREZ) les crises ne sont certes pas écartées, mais c‘est leur mode de résolution qui change. La nouvelle politique est appliquée par ceux-là même qui pouvaient l’attaquer hier. Et il est clair que ceux qui abandonnent alors le Parti, ou qui en sont exclus, suite à une appréciation différente des conditions ayant conduit au changement de ligne politique, ne sont plus en mesure de déstabiliser la direction. Quant à leurs tentatives de créer des organisations autonomes face au Parti lui-même, elles les mèneront vers les deux pôles majeurs hors le Parti, certes aux perspectives différentes mais identiques quant à leur anti-soviétisme et anti-communisme, la social-démocratie ou le fascisme, c’est-à-dire vers la consolidation objective du capitalisme en général, au-delà de son régime politique.

Le Parti français, maintenant qu’il a une direction stabilisée ‑ Thorez, Duclos, Frachon resteront jusqu’à leur mort à la tête du Parti ‑ et après les décisions prises à son VIIe Congrès de 1932, va-t-il atteindre le stade de bolchévisation auquel il prétend. A-t-il les cadres nécessaires du point de vue politique, du point de vue idéologique, du point de vue organisationnel?

La réponse est NON. Ce que l’on appelle "le tournant", c’est l’Internationale qui l’a provoqué. Et plutôt que de faire seulement venir les dirigeants du Parti devant l’Exécutif ou à des réunions plus réduites, elle dépêche fin 1930 des représentants de l’Internationale à Paris. Non pas pour un bref séjour, mais pour une mission d’information de plus longue durée. Les deux premiers seront Eugène Fried, dit Clément et la Roumaine Anna Paucker.

C’est un véritable Collège de direction qui s’installe, sous la responsabilité de Fried, après la réorganisation du Bureau Politique fin 1931. Il a pour tâche de former les dirigeants du Parti français. Il va également mettre sur pied une Commission des cadres, sous la responsabilité directe de Fried. C’est l’instauration des biographies. Et, auprès de Thorez, Fried va jouer dans les années qui viennent le rôle de tuteur occulte.

Il faut souligner que Thorez a été très violemment attaqué au XIIe Plénum. Doriot a été un moment choisi pour être le véritable dirigeant du Parti français. Fried, à l’issue du Plénum, aurait redressé la situation en faveur de Thorez.

Mais Fried a des difficultés avec le Parti français, malgré son statut. L’étude faite par Fried sur Jaurès, que le Bureau d’Éditions publie en 1932 sous le titre de Jaurès réformiste ("Les idées économiques de Jaurès"), va être critiquée par des responsables du Parti, et notamment par Pierre Semard dans l’article que nous avons cité. Le livre lui-même est précédé d’un Avertissement du "Cercle d’Études Marxistes auprès du Comité Central du Parti communiste français" qui conteste nombre de points de vue de Klément, "insuffisamment fondés", "sujets à caution", "discutables". Et qui rejette surtout l’idée que Jaurès pourrait être un précurseur du "social-fascisme actuel". Ce qu’il faut critiquer chez Jaurès, c’est principalement son pacifisme. L’étude de Fried-Klément mérite beaucoup mieux que les critiques de Semard ou des auteurs anonymes du "Cercle d’Études marxistes"!

De fait le PCF, même guidé de près par l’Internationale communiste, n’aura pas le temps de se créer les moyens de la politique de bolchévisation avancée en 1932. Il n’y a pas unité de pensée, comme le prouveront un certain nombre d’affaires, notamment le cas Doriot. Et c’est à tous les niveaux intermédiaires que se posent les problèmes.

L’évolution de la situation internationale va également peser. La prise du pouvoir par Hitler en 1933 constitue pour l’Europe un problème majeur; la situation en France, avec le 6 février 1934, met au-devant de la scène la question du fascisme en France même. Et puis il y aura le Pacte en 1934 avec le Parti socialiste, la réunification de la CGT et de la CGTU ‑ et il faut souligner que les réformistes vont être majoritaires dans cette nouvelle CGT, et puis la victoire électorale du Front populaire en 1936.

Autant d’éléments qui vont contredire la bolchévisation. Sans oublier le VIIe Congrès de l’Internationale communiste en 1935.



[1]. Pour exemple: Cahiers du Bolchévisme, n° 7, septembre 1928, "Contre les expulsions d’ouvriers étrangers".

Et Cahiers du Bolchévisme, n° 13, 13 février 1925, Pierre Ferrand, "Du “colonialisme” au “nationalisme ouvrier”":

Dans une lettre un camarade bien intentionné nous écrit […] qu’il n’est pas du tout contre les travailleurs coloniaux; au contraire, il fait pour eux tout ce qu’il peut, mais il pense, tout de même, qu’on s’occupe trop des travailleurs coloniaux et pas assez de ceux [EUROPÉENS] de la Métropole, qui ont pourtant le droit qu’on s’intéresse davantage à eux […]. C’est là une mentalité répandue […]. Que cet état d’esprit se rencontre encore dans nos milieux communistes, cela ne fait pas de doute. Il se manifeste bien, avec des variantes ou des distinguos assez subtils, jusque chez nos camarades des colonies!

Voir également Cahiers du Bolchévisme, n° 14, 1er mars 1925, Pierre Ferrand, "De l’état actuel de la question coloniale pour la France".

[Note 321ignition:] Dans l’article cité ci-dessus, "Du “colonialisme” au “nationalisme ouvrier”", l’auteur fait référence à "notre article “Contre le Nationalisme ouvrier” paru dans l’Humanité du 6 janvier dernier". Or, l‘Humanité du 6 janvier 1925 ne comporte aucun article intitulé ainsi, ni un quelconque article signé Pierre Ferrand. Cependant un article "La répression contre les ouvriers étrangers" signé Marcel Cachin, traite de "la question des expulsions auxquelles se livre depuis quelques semaines le gouvernement du Bloc des gauches".

[2]. Lénine, Oeuvres, Paris, Ed. Sociales, vol. 15, p. 316‑317; novembre 1908.

[3]. Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 26, p. 336; 4 décembre (21 novembre) 1917.

[4]. Il s’agit de la motion intitulée "Motion du comité de résistance socialiste", signée par Blum, Bracke, Mayéras, Paoli. Elle a finalement été retirée par ses auteurs.

In: 18e congrès national tenu à Tours les 25, 26, 27, 28, 29, 30 décembre 1920 – compte-rendu sténographique, Parti socialiste SFIO, 1921, p. 586.

[5]. Bulletin communiste, Numéro spécial, 14 février 1922, p. 2.

[6]. [Note 321ignition:] Les Thèses sur l’Unité du Front prolétarien ont été discutées par le CE de l’IC en décembre 1921 sur la base d’un texte proposé par le Parti communiste de Russie; elles sont approuvées par le CE le 21, puis publiées quelques jours plus tard, après des retouches rédactionnelles. Pour les accompagner, un appel au prolétariat mondial est publié le 1er janvier 1922. Les thèses sont par la suite ratifiées par le 4e Congrès de l’IC et intégrées dans l’ensemble des documents du congrès.

In: La Correspondance Internationale, n° 4, 14 janvier 1922, p. 25 (Thèses) et p. 17 (Appel).

Thèses reproduites également in: Bulletin communiste, n° 2, 12 janvier 1922.

Appel reproduit également in: Bulletin communiste, n° 3, 19 janvier 1922.

Cf. Thèses sur l’unité du front prolétarien (Extraits) ►.

[7]. Karl Radek, "Nos problèmes", La Correspondance Internationale, n° 2, 7 janvier 1922, p. 9.

[8]. CE de l’IC, 19 octobre 1921. Appel "Pour l’union du prolétariat mondial, contre le bloc des social-traîtres", La Correspondance internationale, n° 3, p. 27‑28. On pourrait mettre en parallèle à cette formule celle transcrite dans la première édition du Petit Livre Rouge des pensées de Mao Tsé-toung: "Les masses aspirent au socialisme." Phrase corrigée ainsi dans la deuxième édition: "Les masses peuvent aspirer au socialisme."

[Note 321ignition:] L’Appel "Pour l’union du prolétariat mondial, contre le bloc des social-traîtres" a fait l’objet d’une session du Bureau restreint du CE de l’IC, le 1er aout 1921. Durant la session du Bureau restreint du 19 juillet 1921, Zinoviev avait traité la question du front uni dans une intervention "Ancien but, voies nouvelles"; in: Bulletin communiste, n° 7 février 1922, p. 109.

[9]. Grigori Zinoviev, "Pour l’unité du front prolétarien", discours prononcé à la séance de l’Exécutif de l’Internationale Communiste, le 4 décembre 1921, La Correspondance Internationale, n° 1, 4 janvier 1922, p. 3.

Reproduit également in: Bulletin communiste, n° 2, 12 janvier 1922.

[10]. Thèses sur l’Unité du Front prolétarien. Sur la France, Thèse 10 (extrait publié ici). La Correspondance Internationale, n° 4, 14 janvier 1922, p. 26.

[11]. G. Zinoviev, "Pour l’unité du front prolétarien", loc. cit.

[12]. Karl Radek, "Nos problèmes", op. cit., p. 10.

[13]. G. Zinoviev, "Pour l’unité du front prolétarien", op. cit. , p. 2.

[14]. Thèses sur l’Unité du Front prolétarien, La Correspondance Internationale, n° 4, 14 janvier 1922, p. 25.

[15]. Compte rendu de la conférence de l’Exécutif Élargi de l’Internationale communiste (Moscou, 24 Février‑4 Mars 1922), Paris, Librairie de l’Humanité, 1922, p. 135‑136.

[16]. [Note 321ignition:] Cf. idem, p. 156‑157, intervention de Renoult:

Nous sommes fermement décidés à continuer à appliquer les thèses du 3e Congrès, mais nous ne voyons nullement qu’il soit utile pour cela d’entrer en rapports quelconques avec les partis qui nous sont opposés. Dans cette tactique, nous ne voyons qu’inconvénients et dangers. Nous avons le devoir d’engager L’Internationale à trouver les mesures de précaution nécessaires et à se garantir contre les conséquences qui résulteraient de cette tactique. Mais toutefois, quelle que puisse être la décision que vous prendrez, nous nous inclinerons comme nous le commande notre devoir communiste. Le Parti Communiste français ne fera rien qui puisse nuire à l’Internationale et à la République des Soviets.

[17]. Publié dans la Pravda du 16 avril 1924. Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 33, p. 210‑211.

[18]. L’Action communiste et la crise du Parti, Rapport du Secrétariat Général présenté au 20e Congrès National (2e Congrès du Parti Communiste), La Cootypographie, 1922.

[19]. Ibidem.

[20]. Thèses sur l’Unité du Front prolétarien, loc. cit.

[21]. IVe Congrès de l’IC, Résolution sur la question française.

[22]. Idem.

[23]. Lettre du Comité Exécutif au Parti Communiste Français, 19 décembre 1921. Bulletin Communiste, Numéro spécial, 14 février 1922, p. 3.

[24]. Compte Rendu de la Conférence de l’Exécutif Élargi…, 24 Février‑4 Mars 1922, op. cit., p. 227.

[25]. Cahiers du bolchévisme, n° l, janvier 1930.

[26]. Gaston Monmousseau, "Souvenirs sur mon entrevue avec Lénine", L’Internationale Communiste, n° 3, février 1935 [republié Bulletin International, n° 18, juin 1979]; Pierre Semard, "Notre entrevue avec Lénine", Cahiers du Bolchévisme, n° 2, 15 janvier 1935 [republié Bulletin International, n° 17, mai 1979].

[27]. Le terme social-démocrate a été employé par les bolcheviks jusqu’en 1918. C’est en 1918 que Lénine a proposé le changement de nom et que le Parti social-démocrate ouvrier de Russie est devenu le Parti communiste (bolchevik) de Russie.

[28]. Lénine, "Que faire?", dans Lénine, Textes sur les syndicats, Moscou, 1970, Éd. du Progrès, 528 p., p. 99‑100. "Que faire?" a été publié en russe (brochure) en mars 1902. Première édition en français, 1925. Dans les Oeuvres, op. cit., vol. 5, p. 355.

[29]. L’édition en français de "Que faire?" publiée en 1925 comporte en Introduction un large extrait de la Préface de Lénine au Recueil qui reproduit, entre autres, ce texte, intitulé "En douze ans" (1907). Voir Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 13, p. 100‑110.

[30]. Traduction de l’édition de 1925, première en français, p. XV. Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 13, p. 110.

[31]. Lénine, "Lettre à un camarade sur nos tâches d’organisation", 1902. Trad. 1931. "Légèrement" différent Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 6, p. 245. Au lieu de "cellules", "cercles".

[32]. Le texte des "21 conditions" est reproduit dans l’Annexe I ►.

[33]. Modèle russe: voir intervention de Charles Rappoport au Ve Congrès du PCF, in: Ve Congrès national du Parti communiste français tenu à Lille du 20 au 26 juin 1926 – Compte rendu sténographique, Paris, Bureau d’Éditions, 1927, p. 409‑410. Voir aussi "Les Cellules du Parti communiste russe", Cahiers du Bolchévisme, 15 août 1925.

[34]. Bulletin Communiste, n° 14, 4 avril 1924, p. 241.

[Note 321ignition:] Résolution du présidium de l’Exécutif de l’I.C. sur les cellules d’entreprises (adoptée en janvier 1924). Citation plus extensive:

Le centre de gravité du travail politique d’organisation doit être transféré dans la cellule d’entreprise. C’est elle qui, en prenant la tête de la lutte des ouvriers pour leurs besoins quotidiens, les conduira à la lutte pour la dictature du prolétariat. Pour cela, la cellule communiste étudiera en temps utile toutes les questions politiques ou économiques intéressant les ouvriers et formera son opinion sur elles ainsi que sur chaque conflit surgissant. Elle mettra les ouvriers sur la voie de la solution révolutionnaire de toutes les questions.

Reproduit également in: Les questions d’organisation au Ve Congrès de l’Internationale Communiste (Cellules d’entreprises, Statuts de l’I.C, Directives pour l’organisation, etc.), Paris, Librairie de l’Humanité, 1925, p. 74.

[35]. Cette phrase figure dans la résolution consacrée à la politique générale, adoptée par le IIIe Congrès du PCF. In: 3e Congrès National tenu à Lyon les 20, 21, 22, 23 Janvier 1924 – Adresses & Résolutions, Paris, Librairie de l’Humanité, 1924, p. 32.

[36]. Ve congrès de l’Internationale communiste (17 juin‑8 juillet 1924) – Compte rendu analytique, Paris, Librairie de l’Humanité, 1924, p. 48. (Rapport sur l’activité de l’Exécutif, dans la partie consacrée à la section française.)

Le rapport de Zinoviev est également reproduit in: Bulletin Communiste, 18 et 25 juillet, 1er août 1924.

[37]. Idem, p. 405.

[38]. Idem, p. 402.

[39]. Ibid. "La cellule d’usine a tous les droits d’une organisation du Parti."

L’Humanité, 29 juillet 1924: "La réorganisation du Parti sur la base des cellules d’entreprises – Résolution votée par le 5e Congrès de l’I.C."

L’Humanité, 4 août 1924: "L’organisation de base d’un Parti communiste – Les cellules d’entreprises, Résolution particulière au Parti français":

Le dernier paragraphe de la résolution votée par le 5e Congrès de l’I.C. et que l’Humanité a fait paraître dans le numéro du 29 juillet indiquait que le CE de l’I.C. avait décidé de veiller à la réalisation décisive de cette organisation et d’élaborer pour toutes les sections de l’I.C. des instructions sur la forme des organes locaux et centraux des Partis. Nous publions ci-après le texte des instructions arrêtés pour le Parti Français.

Bulletin Communiste, 22 août 1924: "Thèses sur les Travaux et Décisions du Ve Congrès Mondial, adoptées par le Comité Directeur du PCF, le 12 août 1924", p. 4: "Les principales tâches à remplir sont les suivantes: a) Organisation des Partis sur la base des cellules d’entreprises. […]"

Le quatrième des Cahiers du Militant édités par le Parti (septembre 1924) est consacré aux "cellules communistes d’entreprises".

[40]. "Résolution sur la réorganisation du P.C. français sur la base des cellules d’entreprises", in: Les questions d’organisation au Ve Congrès de l’Internationale Communiste (Cellules d’entreprises, Statuts de l’I.C, Directives pour l’organisation, etc.), Paris, Librairie de l’Humanité, 1925, p. 89.

[41]. Idem, p. 92.

[42]. Cahiers du Bolchévisme, n° 12, 6 février 1925, p. 742‑743.

[43]. Cf. Georges Cogniot, Parti pris, Paris, 1976, Ed. Sociales, tome l, p. 85‑86.

[…] d’après les idées alors en vigueur, il ne devait y avoir aucune cellule de rue à Paris, tous les camarades seraient rattachés mécaniquement à des cellules d’entreprise choisies pour leur importance politique beaucoup plus qu’en raison de leur localisation géographique. C’est ainsi que Marcel Prenant, à l’époque membre du Parti et habitant le Ve arrondissement, fut inscrit à la cellule de l’usine à gaz de Saint-Denis, où, bien entendu, il ne se rendit jamais.

Quoi que l’on puisse penser de la mesure, on admirera le "bien entendu". C’est également à une cellule du Gaz que fut rattaché le surréaliste André Breton après son adhésion en 1927.

[44]. Cahiers du Bolchévisme, n° 3, mars 1931, Camille Larribère, p. 241.

[45]. [Note 321ignition:] Ces Thèses, ensemble avec une série d’autres textes concernant l’Internationale communiste et les questions d’organisation des partis communistes, sont reproduites ici: ►.

[46]. [Note 321ignition:] Cité par Lénine dans "Un pas en avant, deux pas en arrière" (section "La nouvelle Iskra – L’opportunisme en matière d’organisation").

La phrase d’origine est la suivante: "Ja, man kann sagen, daß vielleicht in keiner anderen Frage der Revisionismus aller Länder so einheitlich ist, trotz aller seiner “Mannigfaltigkeit” und Buntfarbigkeit, wie in der Organisationsfrage." Elle provient d’un article de Karl Kautsky: "Wahlkreis und Partei", Die neue Zeit (Wochenschrift der deutschen Sozialdemokratie), 1904, n° 28, p. 36‑46 (ici p. 37).

[47]. Paul Marion, "La lutte contre la droite – Une nouvelle plate-forme politique", Cahiers du Bolchévisme, n° 17, 15 avril 1925, p. 1059. (À propos des positions formulées par F. Loriot à l’Assemblée générale de la Région parisienne, 26 mars 1925.)

[48]. Paul Marion, op. cit. Il y a bien entendu des échelons entre la cellule et le Comité central. Paul Marion et Loriot finiront tous deux hors du Parti.

[49]. Cahiers du Bolchévisme, n° 35, 15 janvier 1926, p. 145.

[50]. Idem.

[51]. Cahiers du Bolchévisme, n° 6, 26 décembre 1924, p. 429‑436. La Correspondance internationale (7 février 1925) publie le "projet de statuts-type" pour les sections de l’IC.

[52]. Cahiers du Bolchévisme, n° 2, 28 novembre 1924, p. 67‑68.

[53]. Ve Congrès national du Parti communiste français, op. cit., p. 107.

[54]. Publié en 1924, Paris, Librairie de L’Humanité, Présenté comme "complément" de l’ABC du communisme de Boukharine. Ce texte de Staline est plus connu sous le titre: Des principes du léninisme.

[55]. Voir "Une année d’expérience des écoles régionales", Victor, Cahiers du Bolchévisme, n° 9, septembre 1930; "Les écoles spécialisées", Cahiers du Bolchévisme, n° 10, octobre 1930.

[56]. Pour répondre aux critiques de Manouilski concernant l’ignorance des membres du Parti quant à l’histoire de celui-ci, A. Ferrat reprend ses cours de 1930 qui seront publiés en 1931 sous forme de livre: Histoire du Parti communiste français. Il faudra attendre 1934 pour la parution d’un aperçu historique de J. Vidal (préface d’André Marty) intitulé Le Mouvement ouvrier français et couvrant la période allant de la Commune à 1914. On peut également signaler que le mouvement syndical (de 1914 à nos jours) fera l’objet de deux volumes en 1934, signés René Garmy.

[57]. Cité par André Ferrat, Histoire du Parti communiste français, Paris, 1931, Bureau d’Éditions, 259 p., p. 8.

Manouilski, Discours sur la situation du PCF à la Commission française de l’Exécutif de l’IC, L’Internationale Communiste, n° 21, 20 juillet 1930, p. 1382.

[58]. Cahiers du Bolchévisme, n° 11, novembre 1930, p. 1074‑1078. Claude Servet.

[59]. Cahiers du Bolchévisme, n° 12, décembre 1930. Victor.

[60]. Cahiers du Bolchévisme, n° 21, 1er novembre 1932.

[61]. Cahiers du Bolchévisme, n° 22, 15 novembre 1933 et n° 23, 1er décembre 1933.

[62]. Congrès national du Parti communiste français des 31 mars au 6 avril 1929 à Paris – rapport politique du Comité central, Paris, Bureau d’Éditions, 1929, p. 88.

[63]. Texte publié dans L’Humanité, 19 novembre 1927.

La Lettre est reproduite in: Congrès national du Parti Communiste Français des 31 Mars au 6 Avril 1929 à Paris – Rapport politique du Comité central, Paris, Bureau d’Éditions, 1929, p. 83.

Dans la même brochure est reproduite également la Lettre du Présidium de l’I.C. au Comité central du P.C. Français, du 2 avril 1927 (p. 88).

[64]. [Note 321ignition:]

La phrase telle que citée est extraite de l’intervention de L. Blum au nom de la commission des résolutions. In: Notre tactique électorale, Paris, Librairie populaire, 1928, p. 11.

En rendant compte des travaux du congrès, le Populaire du 30 décembre 1927 publie un résumé de cette intervention, rapportant notamment la position concernant le PCF. Dans le Populaire du 29 décembre on peut lire un commentaire similaire de Paul Faure: "Les communistes nous ont adressé une sommation: “Ou vous accepterez cela, nous ont-ils dit, ou nous ferons battre vos chefs”. Je ne sais pas bien ce qu’ils appellent nos chefs; mais, tous nos “chefs” devraient-ils être battus, nous ne signerons pas ces conditions insolents."

[65]. Brochure, Front unique à l’usine!, Éd. RP du Parti communiste, sd, 16 p.

[66]. CE de l’IC, février 1928. Classe contre classe – la question française au IXe Exécutif et au VIe Congrès de l’IC, Paris, 1929, Bureau d’Éditions (réimpression Éd. Gît‑le‑Coeur, Paris, sd.)

[67]. Le compte rendu sténographique du VIe Congrès de l’Internationale Communiste (17 juillet-1er septembre 1928) est publié dans des numéros spéciaux de la Correspondance internationale. Premier numéro consacré au congrès: n° 69/n° spécial 10, 26 juillet 1928; le compte rendu se termine avec le n° 149/n° spécial 51, 11 décembre 1928.

Ici: n° 72/n° spécial 11, 1er aout 1928, p. 19.

[68]. La Correspondance Internationale, n° 94/n° spécial 44, 30 aout 1928, p. 1001.

[69]. Idem, p. 1010.

[70]. Idem, p. 1023.

[71]. Pour quels principes, dans quel domaine, dans quelle mesure, c’est une autre question. Boukharine quant à lui sera condamné pour nombre de ses positions dans les mois qui suivent le Congrès de l’IC.

Citation extraite du Rapport sur la question du programme, IVe Congrès de l’Internationale Communiste, 18 novembre 1922, in: Bulletin Communiste, n° 1, 4 janvier 1923, p. 12.

[72]. Idem, p. 13.

[73]. La Correspondance Internationale, n° 6, 20 janvier 1923.

[74]. 21 juin. La Correspondance Internationale, n° 53, 4 juillet 1923.

[75]. Bulletin d’Information publié par la Section centrale d’Agit‑Prop – numéro spécial, mars 1929. "La discussion dans le Parti. Interventions au Comité central de février 1929", 62 p. [Extrait du Rapport de Maurice Thorez, intervention Doriot, Jean Ferrat, intervention Thorez.] Le Rapport intégral? de Thorez a été publié dans le n° 11‑12 des Cahiers du Bolchévisme, janvier‑février 1929, p. 121‑149.

[76]. Cf. Cahiers du Bolchévisme, n° 11‑12, janvier‑février 1929, p. 121‑149.

[77]. Compte rendu de la Conférence…, op. cit., p. 256.

[78]. Ve congrès de l’Internationale communiste, op. cit., p. 425.

[79]. Idem, p. 239.

"Donc il n’y a pas eu révolution, il y a eu un changement du personnel dirigeant de la classe bourgeoise. Ce changement ne représente pas un changement du programme de la bourgeoisie italienne au point de vue économique et social, ni même au point de vue politique intérieure."

[80]. Le compte rendu analytique du Ve Congrès de l’IC ne signale que ces deux interventions pour les deux séances.

[81]. Ve congrès de l’Internationale communiste, op. cit., p. 425.

[82]. François Berry, Le fascisme en France, Paris, Librairie de l’Humanité, 1926, p. 32.

[83]. Il s’agit de la Ligue fondée par Déroulède avant 1914.

[84]. Cahiers du Bolchévisme, n° 4, 12 décembre 1924, p. 251.

[85]. Idem, p. 253.

[86]. Idem, p. 252.

[87]. Idem, p. 253. En 1926 le Parti communiste éditera une revue, Le Militant Rouge, consacrée aux problèmes insurrectionnels, à l’auto-défense. Elle ne vivra qu’une année.

[88]. Idem, p. 251 et p. 250.

[89]. Cahiers du Bolchévisme, 26 décembre 1924, p. 422. Sellier sera exclu du parti en 1929 à cause de ses positions électoralistes et municipalistes, proches de celles de M. Cachin, de Renaud Jean entre autres. Et il réintégrera finalement la SFIO.

[90]. Cahiers du Bolchévisme, 26 décembre 1924, p. 415. Voir M. Thorez, intervention au meeting de l’hippodrome de Lille lors du VIe Congrès du PCF (20 juin 1926).

[91]. Cahiers du Bolchévisme, 1er juillet 1925, p. 1417.

[92]. Ve Congrès national du Parti communiste français, op. cit., p. 19.

[93]. Idem, p. 690.

[94]. Idem, p. 659 et p. 661.

[95]. Idem, p. 665.

[96]. [Note 321ignition:] Pour être précis, les Führerbriefe n’étaient pas une émanation de l’Union industrielle allemande, ni même liés à elle en tant que telle.

[97]. Cf.:

– la version originale complète du texte: Die soziale Rekonsolidierung des Kapitalismus.

– des explications sur les circonstances de la publication du texte: "La reconsolidation sociale du capitalisme"

[98]. [Note 321ignition:] L’organisation “Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold” (“Bannière du Reich Noir-Rouge-Or”) est une organisation de masse proche du SPD, fondée en 1924 par ce parti ensemble avec le Parti du centre (Zentrumspartei, Zentrum), le Parti démocratique allemande (Deutsche Demokratische Partei, DDP) et quelques petits partis, ayant comme but la protection de la République contre les activités d’extrême droite et aussi du KPD. De la fondation jusqu’en 1931, le président est Otto Hörsing (SPD). Les couleurs noir-blanc-rouge constituaient à partir de 1867 le drapeau de l’Union allemande du Nord [Norddeutscher Bund], puis servaient de 1871 à 1919 ainsi que de 1933 à 1945 comme couleurs de l’Empire allemand. En 1919 l’Assemblée nationale de Weimar décide que les couleurs nationales sont noir-rouge-or, mais les groupes monarchistes, conservateurs et national-socialistes continuaient à arborer les couleurs noir-blanc-rouge.

[99]. La Correspondance Internationale, n° 84/n° spécial 19, 16 aout 1928, p. 886.

[100]. Ibidem.

[101]. On a vu Thälmann employer des faits similaires dans sa démonstration. Cela ne semble pas très pertinent quant à la caractérisation de la social-démocratie en tant que social-fascisme. C’est créer une confusion entre fascisme et dictature de la bourgeoisie.

[102]. M. Thorez, "La Tactique du Front unique", Cahiers du Bolchévisme, n° 9, septembre 1930, p. 859‑860. Oeuvres, Livre 2, tome 1, Paris, Éd. Sociales, 1950, p. 86‑87.

[103]. Cahiers du Bolchévisme, n° 24, 15 décembre 1933, p. 1632‑1633.

[104]. Toutes proportions gardées bien entendu et dans des circonstances certes fort différentes il faut apprécier le vote des pleins pouvoirs à Pétain le 10 juillet 1940 par de nombreux députés socialistes et l’intégration de politiques et de syndicalistes dans l’État français de Vichy.

[105]. Cahiers du Bolchévisme, n° 24, 15 décembre 1933, p. 1634‑1635.

[106]. Idem, p. 1634.

[107]. L’Humanité, 29 et 30 janvier 1928.

[108]. Dans l’optique 1928 il s’agit d’accorder une place de premier plan aux arrestations, etc.

[109]. Cf. plus haut.

[110]. Cahiers du Bolchévisme, n° 86, 15 décembre 1927, p. 1293.

[111]. Cahiers du Bolchévisme, Nouvelle série, n° l, 15 mars 1928, p. 104‑107.

[112]. Classe contre classe…, op. cit., p. 64.

[113]. Ibidem.

[114]. Lettre du CE de l’IC avant le Congrès de Saint‑Denis, Cahiers du Bolchévisme, n° 16, juin 1929, p. 439.

[115]. François Billoux, "Le Plénum de l’ICJ et la Jeunesse communiste de France", Cahiers du Bolchévisme, n° 3, mars 1930, p. 241.

[116]. Idem, p. 235.

[117]. Le 1er mai avait pourtant été un avertissement sérieux. Cf. Cahiers du Bolchévisme, n° 14‑15, avril‑mai 1929, notamment p. 353: "Autocritique du 1er mai".

[118]. François Billoux, op. cit., p. 236.

[119]. L’Internationale communiste, n° 21, du 20 juillet 1930, Discours de M. Thorez.

[120]. Cahiers du Bolchévisme, n° 22, décembre 1929, p. 841‑855.

[121]. In Yvan Craipeau, Le mouvement trotskyste en France, Paris, 1971 [1972], Éd. Syros, 285 p., p. 58‑59.

[122]. Le Parti communiste français devant l’Internationale, Paris, Bureau d’Éditions, 1931.

D.‑Z. Manouilski, Les Partis communistes et la crise du capitalisme, Rapport à la XIe Assemblée plénière du CE de l’IC, Paris, Bureau d’éditions, 1931. Partie "État des sections de l’IC", p. 95.

[123]. M. Thorez, Oeuvres, op. cit., Livre 2, tome 2, p. 116.

[124]. Vers l’organisation d’un parti bolchevik, Paris, sd, Éd. du PC, 93 p.

[125]. Op. cit.

[126]. Cahiers du Bolchévisme, Numéro spécial, janvier 1930.

[127]. Cahiers du Bolchévisme, n° 11, 1er juin 1932. Écoles des cadres, générales ou spécialisées (agit-prop, journalistes, organisation, propagandistes), centrales et régionales. De 1928 à 1932, il y a eu 19 écoles regroupant 280 élèves.

[128]. Op. cit.

[129]. Cahiers du Bolchévisme, n° 10, 15 mai 1932, p. 674.

[130]. Première édition, Paris, [mai] 1932, Bureau d’éditions, 64 p. Deuxième édition revue et corrigée, 1934. Troisième édition revue et augmentée, 1935.

[131]. V. Masson, "L’expérience des écoles centrales", Cahiers du Bolchévisme, n° 12, 15 juin 1933, p. 846‑849.

[132]. Voir L’Internationale Communiste, n° 19, 1er octobre 1927; J. T. Murphy, "La première année de l’École Lénine et ses perspectives".

[133]. Camille Larribère, "Les étapes de la lutte pour une organisation bolchévique du Parti", Cahiers du Bolchévisme, n° 3, mars 1931, p. 244.

[134]. Camille Larribère, op. cit., p. 244 et p. 244‑245. Voir O. Bewer, "Comment renforcer l’organisation du PCF", L’Internationale Communiste, n° 4‑5, 1932. "Il faut mettre fin résolument à l’auto-critique stérile."

[135]. Cahiers du Bolchévisme, n° 7, 1er avril 1932, p. 484.

[136]. Sur l’implantation voir Cahiers du Bolchévisme, n° 11‑12, janv.‑février 1929, p. 176.

[137]. R. Dumontier, "L’Unité syndicale", Révolte, n° 3, avril 1931.

[138]. Cahiers du Bolchévisme, n° 8, 15 avril 1932, p. 522.

[139]. Idem, p. 523, p. 524.

[140]. Cahiers du Bolchévisme, n° 1, janvier 1930 (signé Germinal).

[Note 321ignition:] Ce texte est reproduit ici: ►.

[141]. En aout 1932, se tient à Amsterdam un congrès aboutissant à la constitution d’un “Comité mondial contre la guerre impérialiste”. Les délégués viennent de 30 pays et comprennent des sans-parti, des socialistes et des communistes. Puis, dans le prolongement de cette initiative, en juin 1933 se tient à Paris à la salle Pleyel un second congrès “ouvrier européen antifasciste”.

[142]. La Correspondance Internationale, n° 91, 6 octobre 1935, p. 1342.

[143]. Thèses, Décisions, Résolutions de la XIIe Assemblée plénière du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, Paris, 1933, Bureau d’Éditions, 44 p., p. 15.

Cf. Thèses: La situation internationale et les tâches de l’IC ►.

[144]. Idem, p. 10.

[145]. Idem, p. 6.

[146]. Idem, p. 13‑14.

admin | 12 septembre 2020 | Dossiers, PCF |

 

Patrick Kessel

Pour une histoire du Parti communiste français
I – La scission du Congrès de Tours, 1920 – Jaurès et Lénine

PRÉLIMINAIRE [1]

Pourquoi étudier aujourd’hui l’histoire du PCF

Cette histoire n’est pas seulement celle d’un parti entre les autres ‑ elle nous concerne particulièrement dans la mesure même où notre travail s’effectue en France.

C’est d’ailleurs le seul véritable internationalisme prolétarien que de lutter d’abord pour la Révolution dans son propre pays.

Cette histoire fait également partie de l’histoire du mouvement ouvrier et communiste international, qui est notre histoire.

Les Salves d’Octobre 1917 ne nous parviennent plus qu’assourdies. Comme si la Révolution d’Octobre n’avait été qu’un détail, dont il faudrait aujourd’hui se défaire. Comme si l’implosion, l’émiettement de l’URSS mettait en cause le marxisme, non pas celui des professeurs, mais le marxisme révolutionnaire.

Ce qui est en cause, c’est une dépossession de notre passé. Que la bourgeoisie effectue ce travail n’a rien pour étonner. Ce qui est étonnant par contre, c’est que la propagande de la bourgeoisie contre l’idée même du communisme est, sinon reprise en propres termes, du moins digérée et assimilée par le PCF. L’histoire du communisme au XXe siècle lui brûle les doigts, toute référence à Lénine  ‑ne parlons pas de Staline ‑ est oblitérée. Il y a comme un alignement du PCF sur les valeurs de la bourgeoisie: la violence révolutionnaire lui est devenue obscène. Comme toute mise en avant de la dictature du prolétariat. Le PCF aujourd’hui ‑ mais il ne s’agit pas seulement d’aujourd’hui ‑ se veut en quelque sorte "politiquement correct".

Dans son Histoire de la Commune Lissagaray avait lancé cette dénonciation qui prend une valeur encore plus forte aujourd’hui:

Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs [2].

C’est un avertissement qui s’adresse aujourd’hui à ceux qui promènent ce mot "révolutionnaire" dans leurs têtes sans donner de contenu réel à leur discours. Quant aux autres, ils ont même brûlé ces cartes menteuses. Elles pouvaient encore servir à quelque chose.

Il faut donc se réapproprier notre histoire. Et ne pas répéter les erreurs des années 70 où c’est à reculons que l’on envisageait d’étudier le PCF pour savoir à partir de quand, 1956 – 1944 – 1936 il avait cessé d’être un véritable parti communiste. Sans bien savoir ce que l’on entendait par "véritable", par rapport à quoi, à quel modèle. On devrait mieux dire "à quelle mode".

Revenons donc à 75 ans et quelques jours en arrière, au Congrès de Tours, en décembre 1920. Là où s’opéra la scission du parti socialiste unifié (unifié par référence au congrès de 1905 où Jaurès et Guesde se congratulèrent), Tours où fut votée à une grande majorité l’adhésion à la IIIe Internationale communiste.

Il ne faudra certes pas s’en tenir à cela. En effet ce qui nous importe ‑ ce n’est pas d’une histoire "universitaire" dont il s’agit ‑ c’est de voir comment, de Tours à aujourd’hui, le parti communiste s’est transformé en son contraire et de comprendre pourquoi. Retournement qui ne s’est pas effectué sans heurts, provoqué certes sous la pression des événements extérieurs, mais également grâce au poids de traditions proprement liées à l’histoire du mouvement ouvrier français, traditions sous-jacentes, affleurant par moments, combattues ou exaltées avant de devenir dominantes.

Pour simplifier on peut donner des noms à ces traditions, des visages, bien qu’il ne s’agisse pas des hommes en eux-mêmes, mais de leurs idées et sans séparer celles-ci du contexte dans lequel elles furent exprimées, de la position de classe dont elles étaient le reflet: on citera pêle-mêle et dans des registres différents Descartes, Babeuf, Sylvain Maréchal, Robespierre et ce que l’on a appelé le jacobinisme, Condorcet, Blanqui, Guesde et Jaurès. La liste n’est pas exhaustive! Grossièrement c’est que l’on peut appeler, pour reprendre le titre d’un livre de Roger Garaudy, Les Sources françaises du socialisme scientifique [3], Continuité ou non entre ces sources de chez nous et les sources étrangères ‑ Marx, Engels, Lénine, Staline, ou bien rupture, bond en avant. Synthèse de ces sources, opposition irréductible entre elles, primauté au marxisme, au léninisme? C’est une question essentielle et qui se pose dès 1920. Et qui se posera tout au long de l’histoire du PCF.

De toute façon la Révolution, quelle que soit sa version, est-elle à l’ordre du jour dans cette France de 1920?

C’est la première question à laquelle on essaiera de répondre. Dans la foulée, si je puis dire, on se demandera de quelle nature a été l’aide apportée par la classe ouvrière française et le parti socialiste à la Révolution d’Octobre menacée par l’intervention étrangère, la guerre civile, puis en 1920 même au moment de la guerre avec la Pologne.

Il faudra ensuite voir les notions sur lesquelles s’opposent adversaires et partisans de la IIIe Internationale, que cela soit avant ou après l’exigence posée par le IIe Congrès de l’IC des 21 conditions. Et ceci tout aussi bien dans le cadre du Parti socialiste que dans celui de la CGT.

Dernier point enfin: quelle est la nature du Parti qui sort du Congrès de Tours.

Une courte parenthèse pour définir le sens donné ici à quelques termes.

Il peut arriver que l’on emploie, pour des facilités de langue, prolétariat et classe ouvrière comme synonymes. Bien entendu il ne s’agit pas de la même chose. Et contrairement à certaines idées qui traînent encore ce n’est pas le prolétariat qui contient la classe ouvrière. L’emploi du mot prolétariat dans ce sens est lié au début du XIXe siècle et notamment à Blanqui [4]. Pour Lénine, le prolétariat est l’avant-garde de la classe ouvrière. On ne donnera qu’une courte définition: "La grande production et les machines, base matérielle et psychologique (souligné par Lénine) du prolétariat [5]."

Il faut également rappeler ‑ contre tout ouvriérisme, qu’une classe ou fraction de classe n’est pas révolutionnaire en soi, par sa propre existence en tant que classe. Il faut qu’elle s’approprie sa mission, qu’elle devienne une classe pour soi.

Il existe beaucoup de définitions pour caractériser ce qu’est une classe sociale. On choisira celle que donnait Lénine en 1919:

On appelle classes de vastes groupes d’hommes qui se distinguent par la place qu’ils occupent dans un système historiquement défini de production sociale [pour nous le mode de production capitaliste, il n’y a rien de changé], par leur rapport (la plupart du temps fixé et consacré par les lois) vis-à-vis des moyens de production, par leur rôle dans l’organisation sociale du travail, donc, par les modes d’obtention et l’importance de la part de richesses sociales dont ils disposent. Les classes sont des groupes d’hommes dont l’un peut s’approprier le travail de l’autre, à cause de la place différente qu’il occupe dans une structure déterminée, l’économie sociale [6].

Et puis, il faut être bien clair sur un point: le Parti communiste n’est pas le parti d’une classe, il est le parti de l’avant-garde du prolétariat, et le parti doit entraîner l’ensemble du prolétariat et de la classe. C’est cela le parti selon Lénine. En 1920 Zinoviev est sur les mêmes positions. "Il convient de distinguer avec le plus grand soin entre classe et parti". Dans la classe ouvrière "de nombreuses tendances réactionnaires peuvent exister". "La tâche du communisme n’est pas de s’adapter à ces éléments arriérés de la classe ouvrière, mais d’élever toute la classe ouvrière au niveau de l’avant-garde communiste [7]".

I. LA PRÉHISTOIRE

1. Repères sur la période avant 1914

Par nécessité on sera bref sur la période qui a précédé la Première Guerre mondiale. Encore que, comme l’écrivait Engels en 1887:

Celui qui s’occupe quelque peu profondément du socialisme moderne doit également prendre connaissance des "points de vue dépassés" du mouvement.

Plus d’un siècle après Engels, prendre simplement connaissance des "points de vue dépassés", de ceux qui étaient dépassés à son époque, de ceux qui l’étaient en 1920 et de ceux qui le sont aujourd’hui, demanderait un travail titanesque que seul un "véritable" parti communiste pourrait entreprendre. Toujours ce mot "véritable"… Mais il faudrait qu’il soit "véritable" pour se dépêtrer de ce qui est "dépassé" et de ce qui ne l’est pas.

Pour la période qui précède la guerre de 14 nous nous contenterons d’une référence au livre de Losovsky sur Marx et les syndicats, publié en français en 1933 [8]. Losovsky a été secrétaire d’un syndicat à Paris, avant la guerre de 14, avant de devenir secrétaire de l’Internationale Syndicale Rouge.

On a souvent entendu parler de "léninisme à la française", de "stalinisme français", de "communisme français", de "socialisme à la française" et ceci de part et d’autre. Losovsky, dirigeant de l’ISR, quant à lui, dénonce l´"exclusivisme" du marxisme français.

Si Losovsky considère que Guesde a été le meilleur marxiste de France, c’est pour ajouter aussitôt que son marxisme ne provenait pas toujours de Marx.

Il y mettait toujours quelque chose de son cru. [ses "balivernes" sur le salaire minimum – rationalisme]. Le marxisme français en la personne de Guesde, de Bracke et de quelques autres, a sanctifié la guerre de rapine comme la dernière guerre, comme la lutte de la démocratie contre le militarisme. […].

Comment expliquer cela? C’est que le marxisme français, de même que tous les courants socialistes et anarchistes en France, était atteint de la maladie de l’exclusivisme. Les socialistes français se considéraient comme les héritiers de la "grande révolution" et voyaient toujours dans la France le nombril du monde. Le marxisme français devenait de plus en plus national, parallèlement à l’accroissement de l’impérialisme français, ce qui revient à dire qu’il a cessé d’être du marxisme. Cette castration de l’esprit révolutionnaire se faisait sous l’influence des mêmes causes qu’en Allemagne. Marxistes français et allemands ont fait faillite, ont trébuché le même jour et sur le même pavé patriotique; le marxisme français est devenu national, mais quand la nation refoule la classe, il n’y a plus de marxisme [9].

2. Une lutte non révolutionnaire contre la guerre

Selon Pierre SEMARD, cheminot syndicaliste qui deviendra secrétaire général du Parti communiste français:

La parole de LÉNINE de 1914 annonçant la faillite de la IIe Internationale et la nécessité de créer une troisième Internationale fidèle à la première fondée par MARX, avait été entendue. En effet, dès le début de la guerre, un certain nombre de militants socialistes et syndicalistes révolutionnaires, isolés ou réunis en petits groupes, comme celui de la Vie ouvrière, s’étaient dressés courageusement contre le social-patriotisme et avaient cherché plus ou moins confusément la voie vers une Internationale nouvelle [10].

Un exemple: la lettre de démission du Comité confédéral de la CGT envoyée par Pierre MONATTE en décembre 1914  [11].

Il ne faut pas confondre ce mouvement avec l’opposition socialiste minoritaire (MAYÉRAS, LONGUET), qui commença à se manifester dans les conférences nationales et les congrès du parti socialiste à partir de mai 1915 (motion de la Haute-Vienne). Cette opposition ne dépassa jamais la simple revendication d’une conduite plus "démocratique" de la guerre et de l’ouverture de négociations en vue d’une paix "juste", "sans vainqueurs ni vaincus".

En France, le mouvement d’opposition contre la guerre impérialiste fut toujours beaucoup plus pacifiste et sentimental que prolétarien et révolutionnaire [12].

Les deux conférences internationales de Zimmerwald et de Kienthal (1915‑1916), malgré la position anti-révolutionnaire des participants venus de France eurent un certain écho dans la classe ouvrière et au sein du parti socialiste. Elles contribuèrent à la croissance du mouvement minoritaire dans la vieille CGT, comme au renforcement de l’opposition pacifiste au sein du parti socialiste. Et à développer le Comité pour la reprise des relations internationales (août 1915) avec Merrheim, Monatte et Loriot, composée de syndicalistes révolutionnaires et de l’aile gauche du parti socialiste.

Mais ce Comité se borna toujours à une simple propagande à l’intérieur de la CGT et du Parti socialiste. Il voulait éliminer les dirigeants les plus acharnés à la poursuite de la guerre.

Il éditait bien quelques brochures clandestines (lettres aux abonnés de la Vie ouvrière), mais il ne les faisait parvenir qu’aux adhérents et sympathisants connus. Toutefois, la situation était telle que cette propagande sortait du cadre étroit qu’elle s’était fixée et rayonnait sur un assez grand nombre de soldats et de travailleurs.

Il [ce Comité] ne joua aucun rôle dans les mutineries et les mouvements de grève de 1917, il ne s’adressa jamais directement à la masse des soldats et des ouvriers [13].

Ce qu’il ne faut pas oublier à propos de Zimmerwald et de Kienthal c’est que les délégués français qui y participèrent (CGT et Parti socialiste) vont s’opposer à Lénine, qui sera minoritaire en défendant la transformation de la guerre impérialiste en révolution, au prix de la défaite de son propre pays.

En février 1918 la IIe Internationale réunit son Congrès à Berne. Le travailliste Ramsay MacDonald résume ainsi ses positions: "Pour Berne, le socialisme est l’État sous sa forme démocratique. En effet, la démocratie est devenue non seulement un mouvement réformiste, mais une idée constructive et économique [14]."

La position de Berne par rapport à la Révolution d’Octobre 17 en Russie? "Toute la Deuxième Internationale est anti-bolchéviste." Ramsay MacDonald précise: "Elle est, en fait, la seule vraie défense contre le bolchévisme ‑ en dehors des exécutions militaires [15]."

Au Congrès du parti socialiste qui se tient en octobre 1918, les minoritaires de tendance centriste l’emportent par 1544 voix (LONGUET-CACHIN) contre 1172 (RENAUDEL) et 152 voix données à la motion LORIOT, de gauche. FROSSARD devient alors le secrétaire du parti et CACHIN remplace RENAUDEL à la direction de l’Humanité. Ce changement de direction n’impliquait pas une condamnation du socialisme de guerre.

En 1918, le Parti socialiste ne compte plus que 30 000 membres. Il en avait près de 80 000 en 1913.

II. SORTIE DE LA GUERRE – 1919

1. La situation de la classe ouvrière française au lendemain de la guerre

Quelques indications sommaires sur le contexte dans lequel vont se trouver, en 1919, la classe ouvrière et le parti socialiste.

Le coût en hommes de la guerre de 14‑18 s’établit comme suit: environ 1 300 000 morts au combat ou suite de blessures. Trois millions de blessés, plus d’un million d’invalides. On peut déjà signaler que dans les années qui viennent il y aura un recours important aux travailleurs étrangers (comme en 1945) et un rejet de ces travailleurs dès les premières menaces de chômage. Les destructions ont été massives tant eu bâtiments civils qu’industriels (20 000 usines). Sans parler des infrastructures voies ferrées, routes et de la terre (3 millions d’hectares).

Au niveau de la production, les effets sont catastrophiques: par rapport à 1913 l’indice est tombé de 50 %. Quant à la situation financière, elle est également désastreuse: emprunts massifs à l’étranger (les Américains détiennent 90 % de la créance), endettement vis-à-vis des particuliers, diminution des revenus extérieurs.

On compte sur l’Allemagne pour payer. De fait elle paiera peu. On peut également noter que la France a perdu son indépendance de grande puissance: elle ne dépend pas seulement de l’Allemagne pour les réparations, mais aussi de ses Alliés qui vont d’ailleurs cesser tout de suite de l’aider. Les États‑Unis ne signent pas le Traité de Versailles et développent une politique protectionniste. Il lui faut compter de plus sur le désordre monétaire international et la prépondérance que les États‑Unis vont développer.

En 1919, cependant, c’est l’euphorie de la victoire. Mais pas pour tout le monde. Les prix ont monté dès 1915 et les salaires n’ont pas suivi. Et le poids physique de la guerre a pesé principalement sur les paysans et les ouvriers. Dans quelle proportion, plus sur les épaules des paysans. Ce qui expliquera le vote des Fédérations rurales au Congrès de Tours contre le socialisme de guerre.

La part du prolétariat dans la classe ouvrière.

Du fait de la guerre, elle a augmenté, notamment dans la métallurgie, la construction des engins automobiles. Il ne faut pas oublier le rôle des femmes dans l’économie de guerre, leur combativité lors des grèves de 1917 et 1918. Ce qui est le plus étonnant, c’est leur "quasi disparition" en tant qu’actrices de l’histoire après le retour à la normale. De fait le travail des femmes est mal accepté: les conceptions proudhoniennes sont dominantes, les femmes doivent rester au foyer, la promiscuité du travail est mauvaise pour elles, etc. Et fait plus important pour le parti socialiste, elles ne votent pas. Il s’agit d’une population "mineure" dans tous les sens du terme.

Quant au sort de la main d’oeuvre étrangère "importée", par exemple les 100 000 Vietnamiens, les 50 000 Chinois employés soit à nettoyer les tranchées des cadavres, soit plus massivement dans les usines, il n’en est guère question. Il n’y aura guère de références à la situation des étrangers, sinon en 1920, au Congrès de Strasbourg du parti socialiste, de la part de Charles Rappoport. Il suggère que les députés socialistes demandent à la Chambre l’abrogation de

cette loi infâme, en vigueur dans tous les pays capitalistes, d’après laquelle un pays peut chasser de son sol un étranger, comme un chien, parce que ce pays dit: "C’est ma terre!" [16]

Ce prolétariat, cette classe ouvrière sont-elles syndiquées?

La CGT que dirige Léon Jouhaux depuis 1909 a vu ses effectifs diminuer pendant la guerre. Du fait de la mobilisation, du fait aussi de la politique de collaboration menée par les principaux dirigeants syndicaux. Il y a un socialisme de guerre. Il y a aussi un syndicalisme de guerre qui collabore avec le gouvernement sans états d’âme.

2. Réactions après la constitution de la IIIe Internationale, mouvement ouvrier et socialiste

La nécessité d’une IIIe Internationale, Lénine l’a envisagée dès le 1er novembre 1914 dans un article du Social-Démocrate. "À la IIIe Internationale revient la tâche d’organiser les forces du prolétariat en vue de l’assaut révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, de la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays pour le pouvoir politique, pour la victoire du socialisme [17]!" L’Internationale c’est "le rapprochement (d’abord idéologique, et ensuite, le moment venu, sur le terrain de l’organisation)[18]".

Lorsque la IIIe Internationale fut effectivement fondée en mars 1919, dix-huit mois après la Révolution d’Octobre il n’existe en France non seulement aucun parti communiste, mais même pas une organisation constituée qui se réclame des principes du bolchévisme [19].

En avril 1919 les syndicalistes révolutionnaires avec Pierre Monatte et Alfred Rosmer font reparaître la Vie Ouvrière pour promouvoir l’alliance du syndicalisme et du bolchévisme. C’est en quelque sorte la réponse politique au Programme minimum de la CGT présenté par Léon Jouhaux fin 1918. Son idée maîtresse est le productivisme dans le cadre de l’État-Nation. Sans qu’il y ait caractérisation de l’État.

Au lendemain de ce Ier congrès constitutif de l’IC, le parti socialiste unifié votait dans son congrès de Paris, du mois d’avril, une résolution par laquelle il maintenait son adhésion "sous condition" à la IIe Internationale.

En mai 1919 se constitue le Comité de la IIIe Internationale (Loriot, Monatte, Rosmer, puis Souvarine) dont la fraction socialiste décide d’oeuvrer dans le Parti. Ce n’est pas la succession directe du Comité pour la reprise des relations internationales. Ses bases idéologiques sont plus que floues. Le nouveau Comité regroupe anarcho-syndicalistes, socialistes de gauche, anarchistes et éléments jeunes nés de la guerre, sans expérience du mouvement ouvrier, sans liaison avec les masses. Ce Comité c’est le lieu de rassemblement des diverses forces résolument hostiles aux hommes de l’Union sacrée. Son objectif n’est pas de construire un parti communiste capable de diriger la révolution en France mais de détacher le parti socialiste de la IIe Internationale, de le lier à la IIIe. Il entend cristalliser l’espoir né de la Révolution d’Octobre pour changer la société en France.

Mouvement social

Face à la création de la IIIe Internationale, à l´"agitation" sociale qui risque de se politiser, à sa crainte d’un Premier Mai révolutionnaire le gouvernement se résout à promulguer le 23 avril 1919 la loi sur la journée de 8 heures. (Généralement 10 heures.)

Ce geste du gouvernement sur les 8 heures n’est pas suffisant, loin de là. Le 1er mai 1919 donne lieu à des manifestations qui, par leur nombre et leur violence, dépassaient de beaucoup celles d’avant la guerre. En juin et en juillet les luttes grévistes des métallurgistes, des ouvriers des transports et des mineurs effrayaient la bourgeoisie, qui faisait de nouvelles concessions. L’influence de la révolution russe devenait de plus en plus grande, et manifestement la classe ouvrière consciente était pour la IIIe Internationale sinon pour la Révolution.

Il faut souligner que ce 1er Mai est revendicatif. Il demande l’application de la loi sur la journée de huit heures. Il n’y a pas de revendication politique.

Échec de la grève du 21 Juillet 1919

La journée du 21 juillet 1919 devait être une journée internationale d’action contre l’intervention de l’Entente en Russie, contre le soutien des pays capitalistes à la contre-révolution, aux armées blanches. Pour la défense de la Révolution bolchéviste. Il y a de grands meetings en Angleterre, de très fortes grèves et manifestations en Italie. En France, rien. La grève générale a été décommandée par la CGT et le Parti socialiste reste coi. Cette journée manquée, il faut le souligner, va marquer les relations entre les bolchéviks et la France. Lénine, dans ses Notes d’un publiciste (début 1920) évoque en réponse à Jean Longuet "l’échec de la grève du 21 juillet 1919". Pourquoi donc Longuet ne chargerait-il pas quelqu’un de constituer un dossier européen sur la question? Une véritable "éducation socialiste" ne serait-elle pas "la divulgation constante des fautes des leaders et des erreurs du mouvement". De Moscou il ne connaît qu’un extrait du journal l’Avanti ‑ du Parti socialiste italien ‑ "où se trouve divulgué le misérable rôle joué dans cette affaire par un des plus ignobles social-traîtres (ou anarcho-traîtres?), l’ex-braillard syndicaliste et antiparlementaire Jouhaux [20]".

Élections

Les premières élections législatives de l’après-guerre, le 16 novembre 1919 furent décevantes pour le Parti socialiste qui avait fait une campagne "bolchévisante", ce que la droite du parti reprocha. Ce fut le triomphe de ce que l’on a appelé le Bloc national.

Échec au demeurant relatif puisque le parti socialiste recueille quand même 1 700 000 voix.

Quant aux adhésions elles allaient atteindre un niveau record. Elles n’étaient cependant pas du goût de tout le monde.

Adhésion sentimentale ou intéressée, écrira Frossard ayant quitté le Parti en janvier 1923.

Il parle avec mépris de ces dizaines de milliers de jeunes adhérents. Ils sont "ignorants du parti, de sa doctrine, de son histoire, de sa tradition, de ce qu’il représentait d’efforts patients et pénibles, de dévouements obscurs et de sacrifices, d’influence morale, d’autorité politique". Ils sont "jetés sans préparation dans nos luttes intérieures. Naturellement, ils prennent tout de suite position et se portent aux extrêmes."

Mais un révolté n’est pas un révolutionnaire. On ne naît pas socialiste, on le devient.

La génération de l’armistice n’a ni le temps ni le goût de le devenir. […] Elle traite le parti comme un pays conquis, et elle pousse à la scission. Nos réunions de section deviennent de véritables batailles rangées [21].

Trois Internationales

Les luttes intérieures dont parle Frossard, c’est la question des Internationales. Et ce qu’implique l’adhésion à telle ou telle.

Début 1920, il y a trois Internationales en présence. La IIe qui réunit les dirigeants les plus compromis dans la guerre. On pourrait la qualifier de l’extrême droite du mouvement socialiste international.

Celle que l’on va appeler par dérision l’Internationale II et demi. Elle rejette en paroles la IIe Internationale et rêve de se fondre avec l’Internationale de Moscou, si celle-ci change de caractère révolutionnaire. Il faut en effet que les partis qui la composent comptent avec la sympathie qu’inspire la révolution bolchévique à leurs adhérents, et encore plus à leurs électeurs.

Et puis bien sûr il y a la IIIe Internationale.

Ces clivages, ces oppositions se reflètent bien entendu dans le parti socialiste français. Il y a la droite (Deuxième Internationale), au centre les Reconstructeurs, et la gauche du Comité de la IIIe Internationale. C’est le centre, les anciens minoritaires, qui gouvernent le parti.

Les adversaires les plus acharnés du bolchévisme, on peut les compter. Encore qu’il y ait des nuances entre eux. Disons Renaudel.

Pour les Reconstructeurs du Centre (les anciens minoritaires), c’est plus difficile, certains rejoindront la gauche.

En février 1920, au Congrès de Strasbourg du parti socialiste, ce sont encore les Reconstructeurs qui mènent le jeu. Il y aura un vote majoritaire pour quitter la IIe Internationale, mais sans pour autant adhérer à la IIIe. Et une mission d’enquête sera désignée pour aller, sur place, étudier le bolchévisme: sont désignés Longuet et Cachin. En fin de compte, c’est Frossard qui remplacera Longuet. La provocation vis-à-vis de Moscou était trop grande.

De fait, selon certaines analyses, il y aurait eu une majorité pour l’adhésion immédiate si certains délégués avaient respecté leur mandat.

III. MOUVEMENT OUVRIER GRÉVISTE OU RÉVOLUTIONNAIRE
SOUTIEN À LA RÉVOLUTION D’OCTOBRE ET AUX TENTATIVES RÉVOLUTIONNAIRES EN EUROPE [22]

Dans le livre signé par Jacques Duclos, Octobre 17 vu de France [23], il n’est fait mention que d’une seule action contre l’intervention de l’Entente en Russie, pourtant animée par le gouvernement français. Et il ne s’agit même pas d’une action. En octobre 1919, l’Union des Syndicats de la Seine demande aux ouvriers de "rechercher, chacun dans leur rayon d’action corporative quelle est l’aide matérielle apportée par eux dans le ravitaillement de la contre-révolution russe".

De fait, les actions dont on trouvera mention concernent les dockers et les marins qui s’opposent à l’embarquement d’armes et de munitions pour les troupes de l’Entente et, en 1920, pour la Pologne en guerre avec la Russie, principalement aidée par la France. (On retrouvera à Varsovie Weygand, De Gaulle, et le colonel de La Rocque. 5 divisions polonaises ont été entraînées en France.)

1. Grève des chemins de fer. Arrestation des dirigeants du Comité de la IIIe Internationale.

Le Premier Mai 1920

Violents affrontements entre grévistes (métro, PTT), manifestants et la police: deux morts, de nombreux blessés, 103 arrestations. La Fédération des cheminots (374 000 syndiqués), le soir même, demande à ses adhérents d’entamer une grève générale illimitée. Mais la conduite de la grève sera confiée à Jouhaux qui mettra en avant le mot d’ordre de nationalisation des chemins de fer. Cette faute initiale ‑ confiance à Jouhaux ‑ permettra à ce dernier de la saboter en utilisant notamment la tactique des "vagues successives".

Le gouvernement et les patrons se sont préparés à la grève. Elle sera qualifiée d’insurrectionnelle et ses dirigeants accusés de complot contre la sûreté de l’État, ce qui permettra de décapiter le mouvement.

Arrestation de Monatte le 3 mai pour complot contre la sûreté de l’État. Arrestation de Loriot le 6 mai. Les principaux dirigeants de la Fédération des cheminots seront arrêtés à leur tour: le 14 mai, Sirolle; le 19, Monmousseau. Puis, peu après, Souvarine, un des principaux animateurs avec Loriot du Comité de la IIIe Internationale. Des milliers de révocations (amnistie en 1925).

L’accusation de complot contre la sûreté de l’État ne sera pas maintenue et, en 1921, les emprisonnés seront acquittés et relâchés.

Cette grève n’était pas insurrectionnelle. Et ce ne fut même pas une grève générale.

La IIIe Internationale reprochera au Parti socialiste et à CGT de n’avoir pas saisi l’occasion de cette répression pour lancer un grand mouvement contre le gouvernement.

2. La question du soutien – Ni soutien actif ni projet révolutionnaire

A. Dénonciation de la passivité de la classe ouvrière française

Les Syndicats russes poseront la question du manque de soutien au prolétariat russe dans une Lettre envoyée tout début octobre 1920 au XVe congrès confédéral de la CGT, à Orléans [24]. Et ils accuseront.

Savez-vous que le drapeau de la réaction internationale, arraché des mains du tsarisme, a été relevé par la France dont les représentants ne se distinguent de ceux de la Russie tsariste que parce qu’en fusillant les travailleurs ils évoquent les principes de la grande Révolution française, tandis que nos généraux noirs et blancs évoquaient Dieu et le Tsar? Savez-vous, enfin, que ce travail "civilisateur" de votre gouvernement coûte à la Russie quelques centaines de milliers de vies de travailleurs?

Évidemment, vous savez tout cela. Mais si vous le savez, qu’avez-vous fait pour maîtriser le nouveau gendarme international et l’assassin de la liberté? Qu’avez-vous fait pour mettre aux fers votre bourgeoisie déchaînée? Qu’avez-vous fait, enfin, pour alléger les terribles souffrances du prolétariat russe, qui lutte seul à seul contre toutes les forces du monde capitaliste? Travailleurs, prolétaires de France, qu’avez-vous fait?

Discours à la Chambre, motions, appels, réunions publiques: de fait l’aide a été faible (principalement légaliste), qu’il s’agisse du Parti socialiste, de sa majorité du centre ou de sa minorité de gauche, de la CGT de Léon Jouhaux, où la ligne de collaboration de classe sera encore majoritaire à ce Congrès d’Orléans, ou qu’il s’agisse des syndicalistes-révolutionnaires. On ne se bouscule pas non plus à Moscou.

La Lettre s’en prend aux calomnies de la presse bourgeoise. Pour dénoncer, "dans ce choeur de voix hostiles au socialisme", "le glapissement de gens qui se disent chefs des Syndicats ouvriers."

Et puis cette conclusion:

Si la Russie des Soviets était écrasée […] même ceux d’entre vous qui nous ont insultés pendant notre vie voteraient pour nous des résolutions de sympathie et s’indigneraient platoniquement, comme ils le font pour la Hongrie, des atrocités de la réaction triomphante. Nous vous remercions à l’avance d’une telle sympathie. Quand nous serons dans l’autre monde, nous n’aurons plus besoin de votre sympathie. Ce qu’il nous faut, c’est non une sympathie platonique pour l’avenir, mais un secours vivant, actif, énergique, à l’instant même, si du moins dans vos veines coule un sang prolétarien et non pas une eau empoisonnée par le venin de la bourgeoisie.

Mayéras, lors d’une "Controverse" organisée à Lille le 26 septembre 1920, pourra facilement ironiser:

Monter la garde autour de la Révolution Russe! Ah combien de chauds, de brûlants partisans de l’adhésion à la Troisième Internationale ont une étrange façon de monter cette garde.

Honneur, certes, à des dockers, notamment à ceux de Dunkerque, et à ces marins qui refusent de charger et transporter les munitions pour Wrangel et Pilsudski!

Mais que pensez-vous de ces ouvriers d’arsenaux et d’usines de guerre qui viennent de partir pour le Congrès Confédéral d’Orléans avec un mandat bolchéviste en poche mais fabriquent à force, moyennant de hauts salaires, fusils, canons, obus, avions, camions destinés à combattre la Révolution Russe? (Bruits. Protestations.)

Plus que jamais, s’il se trouvait que le Parti adhérât à la Troisième Internationale, faudrait-il qu’il lançât le mot d’ordre de refuser les fabrications de guerre à la Russie et ordonnât aux ouvriers non intéressés à ces fabrications de prélever sur leur salaire pour payer celui des travailleurs des arsenaux et usines de guerre en grève ordonnée par le Parti!

Si vous n’êtes pas décidés à cela, je considère vos votes pour la Troisième Internationale comme de misérables impostures [25].

B. Un soutien tardif… en mots

Le 12 octobre 1920, la Russie et la Pologne signent un Traité de Paix. Le 14 novembre l’armée Wrangel que la France soutient est défaite. Et à la fin du mois l’Armée Rouge attaque Makhno. L’étau se desserre. Non pas grâce à la solidarité internationale, mais par les seules forces de l’Armée Rouge dirigée par le Parti bolchévik.

Il y a eu trahison manifeste des dirigeants syndicaux solidaires de Léon Jouhaux. Et notamment de la part de Merrheim. Au Congrès d’Orléans de la CGT il prétend qu’un questionnaire a été adressé aux ouvriers pour "savoir s’ils étaient prêts à refuser de faire des munitions: sur 480 syndicats, 25 seulement se sont prononcés pour". "Dans la Seine, des réunions ont été organisées aux portes d’usines où l’on fabriquait des avions: pas un ouvrier n’est venu y assister…" [26].

Cette déclaration de Merrheim est contredite quelques jours plus tard par l’Humanité qui signale que le Syndicats des métaux de la Seine ‑ bien qu’il ait maintes fois fait appel à ses membres pour le renseigner, ‑ ne connaît pas encore toutes les usines où l’on fabrique du matériel de guerre [27].

Et nous sommes en octobre 1920. Il y a deux ans que l’intervention a été déclenchée contre la Russie soviétique, que se développe la guerre civile. Il y a six mois que se déroule la guerre entre la Russie et la Pologne!

Et le syndicat des métaux de la Seine se demande encore s’il va être incapable d’empêcher les "camarades métallurgistes de fabriquer ce qui peut servir à tuer ceux qui luttent pour l’indépendance des travailleurs du monde" [28]:

Les métallurgistes ne feront pas plus longtemps le jeu des réactionnaires. Que chacun fasse son devoir: il est grand temps.

On se prépare toujours à l’action. Sans jamais passer à l’action.

"Un appel des Soviets aux ouvriers français." sera publié dans L’Humanité du 4 octobre. Il sera moins mis en valeur (publié sur une colonne en deuxième page) que l’éditorial de Cachin du lendemain qui demande "d’examiner le problème d’une action pratique".

Cette action pratique, les Soviets n’ont pas besoin de se poser mille questions pour la définir.

Pas un seul wagon, pas un seul navire ne doit être envoyé au camp de Wrangel. Cessez le travail dans les usines qui fabriquent des munitions pour Wrangel; organisez le contrôle des ouvriers dans les usines et sur les chemins de fer, afin de sauver vos frères de l’extermination sur les champs de bataille [29]!

Dans une réunion du 10 octobre 1920, la Commission exécutive de l’Union des syndicats de la Seine examine encore "dans quelles conditions s’appliquent, dans la région parisienne, la décision de l’Internationale syndicale interdisant la fabrication et le transport des munitions et du matériel de guerre." Plus particulièrement avec les syndicats des métaux et de la voiture-aviation "une campagne par affiches et tracts" a été entreprise dans les centres de fabrication qui furent signalés.

Cette campagne va continuer par des réunions faites spécialement aux ouvriers et ouvrières travaillant encore pour la guerre [30]."

Comme on peut le voir de fin 1918 à la veille du Congrès de Tours la classe ouvrière, si elle a été gréviste, n’a pas été révolutionnaire. Moscou, c’est un espoir. Sans doute. Sans aucun doute. Mais passer du rêve à l’action, c’est autre chose.

Comme l’écrira Losovsky:

Les hostilités finies, la classe ouvrière était pleine de haine et d’énergie, mais elle n’avait pas le désir de la lutte [31].

Pierre Semard lui répond:

Le mouvement de masse révolutionnaire se manifestait alors par les luttes grévistes d’une grande ampleur […] [32].

3. Une situation non révolutionnaire

La situation en elle-même était-elle révolutionnaire en France? Elle l’était peut-être en 1917 si, comme l’indique Jean Fréville, au moment des mutineries on imaginait, dans des divisions entières, de marcher sur Paris. Pour passer de la colère, d’actes isolés, à l’action concertée, il manquait un parti et l’implantation de ce parti tant dans l’année que dans les usines.

En novembre 1918, la révolution n’était également pas à l’ordre du jour. L’absence d’un Parti et de son travail préalable.

Pour d’autres raisons également. Contrairement à la Russie où des milliers et des milliers de déserteurs s’étaient répandus sur les routes, nombreux avec leurs armes et à l’Allemagne vaincue où la démobilisation fut chaotique, en France l’immédiat après-guerre fut paisible de ce point de vue. La démobilisation ne fut même pas massive. Elle devait s’accomplir sur plusieurs mois, ce qui permit au gouvernement de limiter les risques. Et la bourgeoisie, celle d’un pays vainqueur, était tout à fait capable de gouverner.

La deuxième raison, c’est un député socialiste de droite, Mayéras, qui la souligne au Congrès de Strasbourg en février 1920, provoquant les partisans de la IIIe Internationale:

Guesde et Vaillant disaient qu’on ne faisait pas de révolution contre l’armée, mais avec l’armée.

La preuve s’en est faite en Russie et en Allemagne notamment. En France, hélas! on s’est hâté de rendre les fusils et les mitrailleuses, de restituer les canons […]. Ils ont lâché le fusil pour la prime de démobilisation. On leur a acheté leur fusil 250 francs, et ils l’ont donné. Ils ont ainsi vendu 250 francs l’arme de leur libération [33].

Cette partie de l’intervention de Mayéras a été violemment attaquée comme méprisante pour la classe ouvrière. Mais, si les armes ont été rendues, qui donc avait demandé de les garder? Ni les dirigeants du Parti socialiste, ni ceux de la CGT bien sûr. Ni la gauche du parti socialiste, ni les anarcho-syndicalistes, syndicalistes révolutionnaires, ni les anarchistes de la CGT.

De toute façon que les conditions objectives d’une situation révolutionnaire aient existé ou n’aient pas existé, ce qui manquait, ce sont les conditions subjectives.

4. Pourquoi le manque de soutien actif à la Révolution russe

Ce qui peut étonner, par contre, c’est le manque de soutien actif à la Révolution russe.

Sur cette question du soutien on a vu se multiplier les appels à son secours de la Révolution russe, et la colère face à un silence répété. Non pas le silence des mots, celui des actes. Fallait-il encore que pour que les mots d’ordre aient un effet quelconque qu’ils soient relayés dans les entreprises par des hommes liés entre eux par un objectif commun. Fallait-il des militants. Surtout, fallait-il que les ouvriers associent leur destin, leur volonté à un projet politique international, un projet politique révolutionnaire qui dépasse effectivement la seule sympathie, une identification vague.

Et il ne faut pas non plus négliger l’importance de la propagande anti-bolchévik. Quant à nombre de ceux qui prétendaient défendre la révolution russe, c’est en soulignant le prix de cette Révolution. Ce prix pourtant aurait été moindre si la classe ouvrière française l’avait concrètement aidée.

IV. PARTI-SYNDICAT

1. Des alliances fortuites

Tout se passe en 1920, et dans les années qui ont immédiatement précédé, comme si deux forces marchaient de conserve sans jamais vouloir se rencontrer pour passer à l’attaque: le mouvement socialiste et le mouvement syndical. Ce sont juste les avant-gardes qui commencent à se rencontrer, à se rapprocher.

Ainsi, au sein du Comité de la IIIe Internationale deux groupes co-existent: les communistes appartenant au parti socialiste et les syndicalistes-révolutionnaires. On remarquera que la question de l’indépendance syndicale n’est pas pour autant remise en cause. Ni par les uns. Ni par les autres.

Dans une perspective réformiste la CGT de Jouhaux, collabore, elle, avec le gouvernement. Elle peut bien collaborer également avec le parti socialiste. On en voit un exemple fin 1920 quand Jouhaux demande au groupe parlementaire socialiste d’appuyer la revendication CGT des nationalisations et de la prendre à son compte. Ce qui provoque l’indignation de certains membres de la gauche du parti, qui attaquent les nationalisations et ce recours à la fraction parlementaire en dehors de la CAP (Commission administrative permanente).

Il est vrai que si les rapports CGT-Parti socialiste ne sont pas bons, chacun campe avec ses troupes, en toute indépendance bien sûr, il y a entraide, division du travail réformiste.

2. Le Parti Socialiste et la classe ouvrière

Que pense le secrétaire du parti socialiste, Frossard, de la classe ouvrière? On peut le déduire de l’analyse qu’il fait du Parti socialiste indépendant d’Allemagne qui est (nous sommes en février 1920) la force politique socialiste la plus importante d’Allemagne. Il compte, au moment où parle Frossard, au Congrès de Strasbourg, environ un million d’adhérents; il a accru son effectif de 750 000 adhésions nouvelles en moins d’un an.

Il recrute presque exclusivement (je tiens à le signaler, car c’est une de ses faiblesses) dans les milieux ouvriers des grandes villes […] [34].

Vous avez bien entendu, recruter dans les milieux ouvriers des grandes villes, est une faiblesse.

Ce n’est certes pas celle du Parti socialiste. Cela ne sera pas celle du Parti communiste dans ses premières années d’existence après le Congrès de Tours.

Lors de ce même Congrès de Strasbourg un délégué, Veyren, montrera du doigt cet écart, il emploiera le mot de "rupture" entre le Parti et la classe ouvrière. Tandis que siège le Congrès où se trouvent les dirigeants du parti et ses principaux militants il y a une grève à peu près générale des cheminots (c’est la première grève avant celle de mai), or, s’écrie Veyren "la classe ouvrière ne nous a pas informé officiellement de sa décision" [35]. On pourrait se demander pourquoi le Parti socialiste n’était pas au courant!

3. Ce que pense le Parti Socialiste de ses relations avec la CGT

La position du Parti socialiste par rapport à la CGT a été exprimée officiellement par Frossard lors de son voyage à Moscou (juillet 1920). Il souligne que

le mouvement syndical se développe d’une façon tout à fait autonome, en dehors de l’influence du Parti socialiste. On peut le regretter, mais c’est un fait dont il faut tenir compte. Notre CGT, qui compte plus de deux millions et demi de membres est jalouse de son indépendance. […]

Sans la CGT, le Parti socialiste ne fera pas la révolution en France. La CGT ne le fera pas sans lui. La conquête du pouvoir prolétarien dans notre pays ne se conçoit que par l’accord réalisé sur des bases d’égalité entre la CGT et le Parti. En d’autres termes, l’institution des Soviets de députés ouvriers et paysans serait impossible en dehors des syndicats; elle devrait s’adapter aux conditions de la lutte ouvrière en France [36].

Frossard, au Congrès d’Orléans de la CGT en octobre 1920 est plus clair.

Il considère toujours, même après ce que l’on a appelé sa "conversion", l’autonomie du mouvement syndical comme une nécessité française. Il pense "que la CGT ne peut pas se déterminer sous l’influence d’un parti politique, ce parti fût-il le sien."

C’est Jaurès et c’est Vaillant, représentant la grosse majorité du Parti socialiste de France, qui ont toujours défendu contre Guesde et ses amis du Nord et du Pas-de-Calais, la thèse de l’indépendance nécessaire du mouvement syndical [37].

Frossard s’aligne ainsi sur la résolution du Congrès CGT d’Amiens en 1906 [38].

Le bout de l’oreille apparaît concernant sa conception de la dictature du prolétariat:

L’exercice du pouvoir prolétarien dans notre pays ne peut se concevoir que par l’accord réalisé sur les mêmes bases d’égalité entre ces deux formes du mouvement ouvrier [39].

Cachin, pourtant favorable à l’indépendance du syndicat, est pratiquement le seul à envisager la période précédant cet "exercice du pouvoir". Ce qu’il demande au Parti et à la CGT, c’est "de s’entendre sur un programme commun de Révolution, de travailler chacun dans son autonomie à préparer les prolétaires à l’action décisive [40]".

Pour Frossard le syndiqué socialiste ne doit pas oublier qu’il est socialiste. On est fort loin du point 9 des 21 conditions d’admission qui donne comme objectif de constituer des cellules communistes au sein des syndicats, des coopératives et des autres organisations ouvrières de masse. Le socialiste syndiqué de Frossard semble devoir porter seul son socialisme, comme un viatique, une boussole.

On est fort loin, à la veille du Congrès de Tours des thèses de Lénine et de la IIIe Internationale.

Pour les syndicalistes-révolutionnaires "indépendance" a un sens extrêmement restrictif. C’est ainsi que Gaston Monmousseau faisait adopter au Congrès national des cheminots par 171 037 voix contre 147 282 cet ordre du jour en avril 1920:

[Le syndicalisme] prépare l’émancipation intégrale des travailleurs qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste; il préconise comme moyen d’action la grève générale, et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. […]. Tout programme d’action et de réalisation doit contenir en lui les réserves de l’avenir et permettre au syndicalisme de continuer sa mission libératrice sans que la réalisation d’un programme puisse cristalliser son action dans des formules définitives arrêtées à l’avance [41].

On verra Monmousseau défendre l’indépendance du syndicat devant Lénine, en 1922, avant d’adhérer au PCF en 1925 et devenir un dirigeant du PCF et de la CGT‑U, puis de la CGT. À la Libération, il dirigea une assez curieuse publication, Servir la France.

V. LE IIe CONGRES DE L’INTERNATIONALE COMMUNISTE ET LES "MISSIONNAIRES" DU PARTI SOCIALISTE

1. Pourquoi "Fermer la porte"

Une pitrerie de Paul Faure au Congrès de Strasbourg du parti socialiste, mais importante quant à la question des adhésions formelles à la IIIe Internationale, à la nécessité pour celle-ci de "fermer les portes".

Un militant italien de droite [Modigliani], de passage l’autre jour à Paris, s’étonnait de nos discussions: "Aucun de nous n’a résisté en Italie, ajoutait-il. L’adhésion à la IIIe Internationale a été unanime. Cela consiste à adresser de temps en temps une carte postale à Moscou!" Il ne prétend naturellement pas qu’il en sera longtemps ainsi [42].

On peut déjà indiquer que ce fut la méthode utilisée par Frossard après le Congrès de Tours. Elle dura deux ans!

2. "Fermer la porte"

Parution début mai 1920 d’un article de Louis C. Fraina, secrétaire international du Communist Party of America, rendant compte de la Conférence d’Amsterdam (IIIe IC) des 3‑8 février et posant "les problèmes de l’Internationale". Il en distingue quatre: "1) le syndicalisme; 2) les fonctions d’un parti politique révolutionnaire; 3) les communistes resteront-ils dans les vieilles organisations opportunistes, pour "capturer" le parti, ou les scissionneront-ils? 4) la base d’admission dans l’Internationale communiste."

L’ensemble des thèses adoptées par cette Conférence permet à Fraina de la situer comme "l’aile gauche de l’Internationale", ni sur les positions de l´"opposition" allemande (quasi négation du parti), ni sur celles des "abstentionnistes" italiens (Bordiga, refus de toute action parlementaire). Par contre Fraina (jusqu’à son arrivée à Moscou et ses discussions avec Lénine) rejette toute action à l’intérieur des vieux syndicats. On verra plus particulièrement les points 3 et 4 qui sont comme une introduction aux "21 conditions".

Fraina écrit:

La conférence a catégoriquement rejeté la conception de l´"unité du parti" ‑ une conception qui dégrade l’initiative et l’audace révolutionnaires, et qui, en ce moment, empêche l’organisation d’un parti communiste en France et en Espagne et retient encore dans le parti des traîtres à la révolution, des indépendants de gauche d’Allemagne. En Espagne et en France, la gauche veut "capturer" le parti socialiste au moyen de sa transformation interne. […]. L’appareil de l’ancien parti ne peut jamais devenir un instrument adéquat pour exprimer nos aspirations et notre tactique communiste; le simple fait d’une scission, d’une rupture définitive avec le vieux parti et la création d’un parti nouveau constituent en eux-mêmes un facteur considérable de développement de l’idéologie et de la pratique révolutionnaires. […]. Notre ennemi le plus dangereux est le centre: la "capture" d’un parti (ou son idéologie) signifie accord et unité avec le centre, tandis que la scission signifie séparation immédiate et rigoureuse d’avec le centre [43].

Le quatrième problème, un des "plus importants" et des "plus immédiats", c’est "la base d’admission dans l’Internationale".

[…] des partis ou des groupes communistes dans presque tous les pays ont adhéré à l’Internationale; mais la vieille Internationale ayant maintenant volé en éclats, des partis socialistes, dans quelques-uns de ces pays, cherchent à être admis dans l’Internationale communiste ‑ les indépendants de gauche en Allemagne, l’American Socialist Party, la gauche de l’ILP en Angleterre, le parti socialiste d’Espagne et d’autres qui peuvent chercher à être admis comme le parti socialiste français (majoritaires Longuet), etc. Que faudra-t-il en faire? L’esprit des décisions et des thèses de la conférence est qu’il faut fermer à clef la porte de l’Internationale communiste pour l’interdire à ces éléments hésitants du centre, indésirables. Cette réponse au problème est soulignée par deux déclarations publiées récemment par le Comité exécutif de l’Internationale à Moscou, adressée l’une au parti social-démocrate indépendant d’Allemagne [44], l’autre au parti socialiste de France [45], dans laquelle ces organisations sont sévèrement condamnées, et prévenues qu’elles se trompent si elles s’imaginent pouvoir entrer dans l’Internationale communiste sans s’être épurées d’elles-mêmes des social-patriotes et des social-traîtres. Imaginons que le parti socialiste de France soit admis à l’Internationale communiste sans s’être lui-même épuré du centre et de la droite de Jean Longuet aussi bien que de Marcel Cachin [46]!

3. Le 14 mai 1920, c’est Zinoviev qui entre en scène:

Chaque jour, dans un pays, tantôt dans un autre des dizaines de résolutions sont adoptées affirmant l’adhésion de telle ou telle organisation à l’Internationale communiste. […] sous certaines conditions nous disons: Il faut mettre le verrou à la porte de l’Internationale communiste, il faut y mettre une garde sûre! […]. Au dernier moment, le Comité Exécutif de l’Internationale communiste a ajouté une nouvelle question à l’ordre du jour: "De l’attitude envers les tendances du centre qui n’acceptent que verbalement la plate-forme de la IIIe Internationale; et des conditions de leur admission dans la IIIe Internationale [47].

4. Le IIe Congrès de l’IC

Sans entrer dans le détail du IIe Congrès de l’IC et des journées qui précèdent son ouverture, on peut déjà dire que la prestation de Frossard et Cachin devant le Comité Exécutif fut assez mal accueillie. Devant les critiques qui leur étaient formulées, Frossard faillit quitter Moscou. Cachin devait le retenir.

Les points de désaccord étaient nombreux. La conception de la dictature du prolétariat (il y a un abîme, dira Lénine), le manque de travail dans l’armée et chez les paysans, l’attitude à l’égard des syndicats, le manque d’unité de vue dans l’Humanité, le manque de réactions après les arrestations de mai, la question des exclusions.

La mollesse des visiteurs français incita même le Congrès à durcir les conditions d’admission.

Un exemple des réserves de Frossard à propos des exclusions.

II ne s’agit pas de savoir dans quelle mesure une telle condamnation de certains de nos camarades est fondée. C’est là une question de discipline intérieure à notre Parti; son examen lui appartient et exclusivement. […]. Mais le Parti ne peut admettre, sans s’amoindrir, que l’exclusion de certains de ses membres lui soit imposée de l’extérieur [48].

Il faut faire "confiance" au Parti "pour que les engagements pris par lui soient obligatoires pour tous ses membres" [49].

5. L’entrevue avec LÉNINE des visiteurs français

Marcel Cachin rapportera ainsi, par la suite, l’intervention de Lénine:

Il déclara qu’entre la tactique opportuniste de notre Parti socialiste d’alors et les conceptions de la dictature du prolétariat de l’Internationale communiste, il y avait un abîme. Il était nécessaire que le Parti français se rendit clairement compte de cet état de choses. Ce n’est pas, ajouta Lénine, que nous vous demandions de faire la Révolution tout de suite. Il ne peut être question de poser ainsi le problème ni pour les Français, ni pour les Italiens, ni pour les Indépendants d’Allemagne qui postulaient avec nous leur adhésion à l’Internationale communiste. Mais ce qui est essentiel, ce qui est à vrai dire la condition unique d’une action commune avec Moscou, c’est de préparer, sans perdre un jour, les conditions d’une lutte sérieuse et efficace contre le régime impérialiste.

Pour cela il faut rompre d’urgence avec des méthodes vicieuses. Ainsi, dit Lénine, voici l’Humanité que nous lisons ici avec grand soin (il la tenait toute ouverte dans ses deux mains). Eh bien, l’on ne trouve dans le journal aucune unité! Au contraire, des affirmations contradictoires s’y heurtent chaque jour, et souvent dans la même page. Les uns, comme vous, prennent la défense de la Révolution russe; d’autres, la combattent ouvertement et font appel, pour la détruire aux impérialistes de leur pays. Les uns professent l’opportunisme le plus vulgaire; les autres s’efforcent de lutter contre cette néfaste attitude. Comment voulez-vous que les travailleurs s’y reconnaissent à travers ces opinions opposées? L’oeuvre du journal du Parti doit être une oeuvre d’éducation, d’explication, de vulgarisation des idées qui guideront les travailleurs vers leur libération. Mais cette tâche, il faut qu’elle soit formulée nettement. Surtout, il ne faut évidemment la confier qu’à ceux qui la poursuivent par une lutte prolétarienne énergique et bien organisée. […].

Vous devez confier la propagande du journal et aussi la propagande orale à des camarades sûrs, éprouvés, fidèles, à l’avant-garde du prolétariat et instruits de la doctrine marxiste. Bref, si l’Humanité veut remplir sa mission, qu’elle renonce, d’abord, à exposer sur le même plan les thèmes les plus opposés! Qu’elle soit cohérente et logique! L’action du Parti exige les mêmes conditions!

En outre, dans les Partis de l’Internationale communiste, tous les membres doivent obéir à une discipline rigoureuse. La direction doit être confiée à des organismes centralisés, démocratiquement centralisés. Les résolutions de ces organismes centraux doivent être suivies à la lettre, rigoureusement et d’abord par les élus, les journalistes et les militants désignés à tous les postes responsables. L’essentiel est de forger un Parti de classe très fortement uni, éduqué, instruit de la doctrine marxiste. […]. II est oiseux de se demander si la Révolution viendra bientôt ou plus tard. Notre unique affaire est d’éduquer partout l’élite du prolétariat pour qu’il ne soit pas surpris et qu’il puisse prendre, le moment venu, la direction des événements [50].

VI. PRÉPARATION DU CONGRES DE TOURS

1. Situation du léninisme en France

Que sait-on du "bolchévisme", de la pensée de LÉNINE. Ceux qui connaissent le russe et l’allemand. Rôle de la Suisse dans la propagande communiste? Un exemple, impression et diffusion clandestine à Paris de la brochure de LÉNINE, Le Socialisme et la Guerre, en français, par la gauche de Zimmerwald (1915). Elle avait été diffusée en allemand lors de la Conférence.

Que sait-on des autres dirigeants du PC(b)US. Textes de Trotsky, Boukharine, Zinoviev. Depuis la création de la IIIe Internationale, son organe officiel: L’Internationale communiste.

Quelques exemplaires de l’État et la Révolution de Lénine étaient parvenus en France début 1919. Extraits du Rapport de Lénine au Ier Congrès de l’Internationale Communiste dans l’Humanité des 29, 30, 31 juillet 1919.

Publicité dans l’Humanité du 7 janvier 1920 pour les Notes sur la révolution bolchévique (Octobre 1917-Janvier 1919) de Jacques Sadoul (achevé d’imprimer en octobre 1919 avec une préface de Henri Barbusse).

Publicité également pour deux brochures afin "de connaître le régime des Soviets". La première est une réédition de la Constitution avec une préface d’André Pierre "qui résume fortement la philosophie du système soviétique". La seconde est consacrée à l’oeuvre économique de la République des Soviets. "Elle est accompagnée de deux courtes biographies de Lénine et de Trotsky. La préface de Daniel Renoult répond avec vigueur aux principaux arguments opposés à la Révolution russe." On précise que déjà des milliers d’exemplaires ont été vendus.

Documents publiés en France depuis plus de deux ans (Le Programme, de BOUKHARINE [51]; de LÉNINE, Les Problèmes du pouvoir des Soviets [52]).

En 1920, les Notes d’un publiciste de Lénine. Elles seront publiées en français dans le numéro 9, avril, de l’Internationale communiste [53].

Les trois premières concernent la lettre que J. Longuet lui a fait parvenir, avec copie de son article du Populaire (10 janvier) et le manifeste du Comité pour la reconstruction de l’Internationale contenant deux projets de résolutions pour le congrès de Strasbourg du parti socialiste. Lénine critique les deux projets, principalement en ce qui concerne l’interprétation de la dictature du prolétariat. Cette question va jouer en 1920, pour ce qui est du renforcement et du développement de la IIIe Internationale, un rôle capital: dans au moins quatorze textes Lénine va continuer, cette année-là, à approfondir sa pensée sur le sujet [54]. Un rôle capital, devrait-on dire, par l’incompréhension de ce que doit être la dictature du prolétariat.

En 1920 nombreux textes et Appels de l’Internationale. Diffusion au IIe Congrès de La maladie infantile du communisme (le communisme de gauche) de Lénine [55].

2. Positions avant Tours

La publication des 21 conditions en octobre 1920 (L’Humanité du 8) relance les attaques contre la IIIe Internationale, la Révolution bolchévik. Elle avait bien entendu commencé avant la publication des conditions (les 9 rapportées de Moscou par Frossard et Cachin, ils sont partis avant la discussion, puis les 19 de Lénine).

Maintenant le débat a lieu au sein des Fédérations, pour la répartition des mandats au Congrès de Tours. Prises de positions individuelles, débats vont se multiplier. Notamment dans la presse: l’Humanité, le Populaire, etc. De multiples réunions et confrontations se déroulent dans toute la France.

Les principaux thèmes: Les socialistes et la guerre. La question de la défense nationale. La dictature du prolétariat. L’indépendance syndicale. Le mythe de l’unité. Les parlementaires et le parti. Différences entre la Russie et la France du point de vue de la révolution et du sens national. L’autonomie du parti. La question coloniale, etc.

A. Interprétations de la dictature du prolétariat par le Centre et la Droite du Parti socialiste

a) Quand le secrétaire du Parti socialiste, Frossard, intervient au Congrès de Strasbourg, c’est pour affirmer qu’il y a sur cette question de la Dictature du Prolétariat trop d’équivoques et de malentendus. Son homologue suisse, Graber,

a interrogé au Congrès de Bologne les représentants qualifiés du Parti officiel d’Italie. Il doit constater qu’aucun des camarades qu’il a interrogés ne lui a donné de la dictature du prolétariat une définition analogue à celle du camarade précédemment interrogé. C’est donc, selon Graber, une formule équivoque qui prête à des interprétations extrêmement différentes. C’est, en tout cas, une formule de tactique, et l’Internationale ne peut pas être reconstituée sur des formules de tactique [56].

b) Frossard avait sa propre définition, celle élaborée début 1919 pour la plate-forme électorale du Parti.

C’est la transition entre l’ordre aboli et l’ordre nouveau à instaurer qui constitue la dictature du prolétariat. L’ordre nouveau que conçoit le prolétariat sera établi par une classe, mais dans l’intérêt et pour le bien de tous les hommes. De même que la légalité nouvelle qu’elle précède et qu’elle prépare, la dictature impersonnelle du prolétariat s’exerce au nom et dans l’intérêt de l’humanité tout entière. [Signataires, Albert Thomas, Renaudel, Marcel Cachin, Amédée Dunois, Jean Longuet, Marcel Sembat et… Frossard] [57].

c) La Résolution pour l’unité internationale, publiée dans l’Humanité du 11 novembre 1920 (dite Motion Blum, Paoli, Bracke, Mayéras) [58] explicite la conception des membres du Parti socialiste parmi les plus hostiles à l’adhésion:

Le Parti reconnaît donc la nécessité de fait de la Dictature du Prolétariat, mais sous les réserves formelles:

qu’elle soit exercée par un Parti dont l’organisation repose effectivement, comme celle du Parti français, sur la souveraineté populaire; que par conséquent la réalité du pouvoir appartienne impersonnellement au Prolétariat lui-même, au lieu de se concentrer dans les mains d’un comité public ou occulte;

qu’une prise de pouvoir impatiente et prématurée ne laisse pas un intervalle de temps démesuré entre la saisie du pouvoir politique et la transformation économique qui est par elle-même la Révolution; que par conséquent, la Dictature du Prolétariat conserve son caractère provisoire de mesure révolutionnaire, au lieu de devenir un système stable de gouvernement;

que le recours à la violence, et à plus forte raison, l’application de la terreur, toujours combattue par la doctrine socialiste, n’apparaissent que comme l’extrême moyen de salut de la Révolution menacée, au lieu d’être affirmée systématiquement comme l’instrument normal et inévitable du pouvoir prolétarien [59].

d) Le Manifeste de Berne

L’Humanité publie dans son numéro du 10 décembre 1920 le Manifeste (7 décembre) du Congrès de Berne (Internationale 2½) [60] signé pour la fraction du Parti socialiste français par Paul FAURE et Jean LONGUET.

Dans son attaque contre la IIIe Internationale, et notamment sur la question de la dictature du prolétariat, le Manifeste de Berne développe des thèses qu’il convient de souligner, en référence à une période plus récente, celle des années 1946‑1948.

L’Internationale Communiste veut imposer aux partis ouvriers des autres pays comme des méthodes stéréotypées, celles que les bolchéviks ont suivies dans la Révolution des prolétaires et paysans russes. Elle ne tient pas compte de la diversité des conditions de la lutte des classes dans le monde, ni du fait que les tactiques doivent dépendre des contingences de temps et de lieux. Elle supprime l’autonomie des partis socialistes qui peuvent seuls juger des conditions dans lesquelles ils doivent combattre dans leur pays. Elle veut les soumettre à un Comité International, muni d’un pouvoir sans limite, leur imposer une forme d’organisation résultant du développement spécial de la civilisation russe [61].

Si dictature il y a besoin, elle prendra des formes différentes. Elle "dépendra dans chaque pays des conditions économiques, politiques et sociales. Si le prolétariat conquiert le pouvoir par des moyens démocratiques, l’exercice de la Dictature sera nécessaire dans le cas de résistance de la bourgeoisie."

Ce qui revient à dire: "Tirez les premiers, MM. les bourgeois!"

Les Messieurs à redingote de Berne admettent du bout des lèvres que:

Si la démocratie est détruite par l’acuité des antagonismes de classe au cours de la période la plus aiguë des luttes décisives entre les forces en présence, la Dictature pourra être exercée par les organisations prolétariennes qui seront, suivant les conditions de chaque pays, les conseils d’ouvriers et paysans, les syndicats ouvriers, les délégués d’atelier, des organisations communales autonomes ou autres organismes de classe. Non seulement la dictature transitoire, mais encore la structure définitive de la Démocratie prolétarienne dépendront dans chaque nation de conditions particulières. De même que la révolution bourgeoisie prit des formes très différentes de pays à pays, la Révolution Prolétarienne prendra des formes très diverses suivant le degré de développement capitaliste [62].

Dans l’introduction collective du Congrès de Tours [63] on peut lire dans l’étude des motivations à l’adhésion à la IIIe Internationale que certaines apparaissent rarement, par exemple la dictature du prolétariat, et les auteurs ajoutent "mais à Tours tout le monde est pour". C’est esquiver le problème que de ne mettre l’accent que sur le terme et dissimuler le désaccord fondamental sur le fond.

B. Interprétation de la Dictature du prolétariat par la Gauche

a) Quelle est la conception du Comité de la IIIe Internationale quant à la dictature du prolétariat? Loriot, un de ses dirigeants, intervient à ce sujet au Congrès de Strasbourg:

Nous disons, nous, que les conseils ouvriers sont l’instrument de cette dictature, et qu’en aucun cas, ils ne peuvent se confondre avec les organisations actuelles. Il est impossible de concevoir, en effet, que la dictature pourra être partagée, être exercée sur le domaine de la répartition par les coopératives, sur le domaine politique par le parti socialiste, sur le domaine syndical par la CGT. Il ne faut pas oublier qu’au bas, le Conseil ouvrier a non seulement le pouvoir législatif, mais qu’il aussi et qu’il doit avoir révolutionnairement un pouvoir exécutif [64].

On remarquera que Loriot ne fait aucune mention du parti.

Même si la définition semble à première vue plus correcte la Motion d’adhésion du Comité IIIe IC au Congrès de Tours dissocie de fait la dictature du prolétariat (Thèse I) et le parti (Thèse II) :

I. […] Le prolétariat ne peut faire face aux nécessités de cette lutte [de classes] et la mener victorieusement qu’en exerçant sa dictature sous le mot d’ordre: "Tout le pouvoir aux Conseils des travailleurs". […].

II. […] Le Parti socialiste ou communiste est nécessaire à la classe ouvrière, non seulement jusqu’à la conquête du pouvoir, mais pendant toute la période de dictature et jusqu’à la disparition totale des classes [65].

Or que disait Lénine au IIe Congrès de l’IC. Dans le Rapport de leur mission Frossard et Cachin le citent ainsi:

Tous les révolutionnaires, constate Lénine conviennent que la dictature du prolétariat est celle d’une minorité consciente et énergique. Or, qu’est-ce que cette minorité? Si elle est consciente, elle est organisée; elle forme donc en réalité, un Parti. [66].

Lénine, dans la Maladie infantile du communisme (distribué à la veille du IIe Congrès de l’IC notamment en français) est clair: "La dictature est exercée par le prolétariat organisé dans les Soviets et dirigé par le Parti communiste bolchévik […] [67]".

C. Le modèle français

C’est un modèle français qui est opposé à la révolution bolchévik. Avant même l’existence des 21 conditions.

a) Ce modèle est bien décrit au Congrès de Strasbourg en février 1920. Il est axé sur une idée essentielle: pas de révolution prématurée. Il ne faut pas que la succession s’ouvre trop vite. Ce serait une bonne chose que tout traîne en longueur. Il faut éduquer la classe ouvrière. C’est créer le milieu qui sera le plus apte à recevoir la révolution quand son heure sera venue. L’état des choses à détruire, le régime capitaliste doit devenir tellement méprisable qu’il n’aura plus de défenseurs.

La Défense nationale est aussi un des grands sujets au Congrès de Strasbourg. Mais elle est intimement liée à ce "gradualisme".

b) Pour Paul Faure, secrétaire général du parti socialiste après Tours, il faut distinguer la Défense nationale capitaliste et la Défense nationale socialiste. Et ceci dans le cadre du régime. Ce qu’il faut c’est démontrer qu’il n’y a qu’un seul patriotisme, le patriotisme socialiste. Et ce patriotisme recherche la paix pour défendre le pays en sauvant ses fils et ses richesses.

Ce patriotisme empêche donc "le sabotage des intérêts généraux du pays, le sabotage des réformes, le sabotage de la prospérité économique du pays". L’ouvrier doit aider au développement économique de cette propriété qui n’est pas à lui. Elle est aux capitalistes, comme le pays. Mais l’ouvrier en sera le liquidateur tout indiqué. Quand il le voudra [68].

c) Dans la même mouvance Jean ZYROMSKI [69] défend "l’esprit de synthèse", le "socialisme des institutions", la défense nationale.

Il distingue la Nation de la société capitaliste: "c’est la Nation qui est dépouillée par le Capitalisme des richesses collectives et justement tout l’effort du socialisme consiste dans la revendication incessante de la propriété et de la gestion de ces richesses."

C’est ainsi que le prolétariat "est directement intéressé à la vitalité économique, au développement industriel de son pays comme à la garantie de ces richesses aujourd’hui propriété des détenteurs du capital, mais demain conquises par son propre effort".

d) L’ombre de Jaurès. On ne cite que peu Jaurès dans ce Congrès ‑ sinon en tant que personne morale ‑, mais ses thèses imprègnent la pensée de nombre d’orateurs. En effet, que disait Jaurès. Et cette citation vaut d’être méditée et non seulement pour l’année 1920:

[…] si le mouvement de substitution est lent, si c’est peu à peu, par transitions et par degrés, que la nationalité perd son caractère bourgeois pour prendre un caractère prolétarien, si la classe ouvrière ne s’empare que graduellement du pouvoir et ne transforme que graduellement les institutions, il y aura toute une longue période où la nation ne sera pas encore confondue avec le prolétariat, et où pourtant le prolétariat, sous peine de ruiner lui-même sa base d’action, sera obligé de protéger et de fortifier la nation comme telle. Il sera obligé d’en assurer l’autonomie et le libre développement.

Il sera obligé d’y protéger et d’y accroître l’éducation, la richesse, la force de production: il sera ainsi en partage avec la bourgeoisie, et avant d’avoir pu l’éliminer tout à fait, le cogérant du domaine national. La nation, dans cette période intermédiaire et dans cet état mêlé des forces, n’étant ni exclusivement bourgeoisie, ni exclusivement prolétarienne, les prolétaires, en défendant la nation, ne défendront pas seulement le prolétariat. Ils défendront la nation elle‑même [70].

e) Seul Charles Rappoport va se prononcer relativement clairement sur la question de la Défense nationale et ses implications capitalistes:

La "Défense nationale" n’est qu’un aspect d’un problème plus vaste: la propriété nationale, que les socialistes sont tenus à combattre au même titre que la propriété privée que nous ne combattions d’ailleurs qu’accidentellement et assez mollement… […]. Est-ce que vous allez faire renaître, pour une nouvelle guerre, cette comédie de la Défense nationale. Est-ce que vous allez continuer ‑ parce qu’on baptisera toujours de Défense nationale la défense capitaliste et celle de la propriété privée du globe ‑ est-ce que vous allez continuer cette farce sinistre? Nous déclarons pour notre part que nous n’avons rien à perdre et que nous tâcherons, quelles que soient nos forces, de combattre "la Défense nationale" ou plus exactement la défense capitaliste; nous ne défendrons plus ce qu’on appelle la patrie capitaliste, mais nous défendrons ce qu’on appelle, en employant peut-être un terme impropre, "la patrie" communiste [71].

f) Encore un point de divergence, la conception du parti.

Déclaration de Montagnon (partisan de la motion Paoli-Blum):

Suivant la pratique des organisations bolchéviques d’avant la guerre, vous voulez que l’impulsion parte d’en haut. Et cela est d’ailleurs nécessaire pour la mise en oeuvre de cette méthode proprement insurrectionnelle préconisée par Moscou. Au contraire, dans notre Parti, l’impulsion vient d’en bas, et les organes supérieurs ne sont que les exécuteurs de la volonté de la masse [72]."

Il s’agit certes plus d’une déclaration de principe que d’une réalité. La tentation est trop grande de ne pas se référer aux thèses du PCF lors de son dernier congrès! Et l’abandon, après la dictature du prolétariat du centralisme démocratique. Mais il n’y a rien là que de très normal, de très naturel. Dans Que faire? Lénine écrivait déjà:

Toute institution a sa structure naturellement et inévitablement déterminée par le contenu de son action [73].

VII. LES SOURCES FRANÇAISES DU BOLCHEVISME

Les adversaires de la IIIe Internationale défendaient l’autonomie du parti. Il semble bien que le PCF a toujours revendiqué son autonomie culturelle, le mot culture étant pris dans son sens le plus large, historique.

Pour ne donner qu’un exemple, en 1925, André Marty pouvait écrire dans la revue théorique du PCF que "le parti communiste est le seul continuateur de la doctrine de Guesde et de Lafargue, simplement adaptée par Lénine à la dernière forme du capitalisme: l’impérialisme". (Cahiers du Bolchévisme, 1er juillet 1925.) Le léninisme comme adaptation du guesdisme!

Dans les années 1920 on met en équivalence Jacobinisme et Bolchévisme. Déjà Trotsky, attaquant Lénine et sa conception du parti en 1903, avait parlé de "caricature de robespierrisme". (Rapport de la délégation de Sibérie.) L’historien Albert Mathiez, solidaire un temps avec la révolution bolchévique n’a pas le même souci en 1920 quand il écrit:

Jacobinisme et Bolchévisme sont au même titre deux dictatures, nées de la guerre civile et de la guerre étrangère, deux dictature de classe, opérant par les mêmes moyens, la terreur, la réquisition et les taxes, et se proposant en dernier ressort un but semblable, la transformation de la société, et non pas seulement de la société russe ou de la société française, mais de la société universelle [74].

Il n’y a donc rien là qui puisse effrayer les jacobins français de 1920. Mais il est évident qu’il ne saurait être question pour nombre d’entre eux de mettre la question de la Terreur à l’ordre du jour.

Un an plus tard Mathiez écrit encore dans un article intitulé "les Traditions de la Révolution française":

Jaurès vit bien, avec son clair regard, que la Révolution bourgeoise était une école de grandeur d’âme et qu’à ce titre elle devait être offerte en modèle à la future Révolution prolétarienne [75].

Pour d’autres la source du bolchévisme c’est Babeuf et le babouvisme! Ou encore Blanqui et le blanquisme, d’où la référence à Édouard Vaillant. On se réfère à Guesde et à Vaillant ensemble. C’est le cas de Paul Louis en novembre 1920: Pour lui les thèses de la IIIe Internationale reprennent les idées du vieux socialisme exposées jadis par Guesde ET Vaillant [76].

En novembre 1920 également, Maurice Dommanget, en se référant à Jacques Sadoul qui voit "l’embryon du bolchévisme" dans le Manifeste des Égaux de Sylvain Maréchal, écrit:

En vérité, rien ne ressemble plus au babouvisme que le bolchévisme. Les communistes russes sont dans la pure tradition socialiste française, comme ils sont dans la pure tradition marxiste [77].

S’il intervient dans le débat, c’est pour "empêcher certains socialistes de condamner la dictature du prolétariat et la Révolution russe au nom de la ‟tradition socialiste française” [78]".

Un peu plus sérieux, l’historien Georges Lefebvre écrit en 1957 dans sa préface au livre de Buonarotti Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf [79]:

Si l’on prétendait que les Égaux voulaient établir la dictature du prolétariat, on aurait tort; car les sans-culottes sur lesquels ils comptaient réunissaient aux simples salariés des artisans et des paysans déjà propriétaires; mais il n’est pas défendu de se demander si, comme à Blanqui, le livre de Buonarroti ne présenta pas à Lénine des sujets de méditation.

Pour Marcel Mauss, sociologue-ethnologue distingué qui finira au Collège de France et influencera nombre d’intellectuels socialistes, dont Claude Lévi-Strauss, pour Mauss, en 1920, le bolchévisme, c’est le blanquisme avec des principes marxistes: "constitution clandestine, discipline, centralisation, action violente, puis en cas de succès, dictature terroriste contre la majorité du pays qui se sera laissé dessaisir. Au fond il n’y a rien de nouveau en tout ceci. C’est ‑ avec des principes marxistes ‑ le vieux Comité révolutionnaire central, le blanquisme, moins ce qui fit sa grandeur: la tradition républicaine et nationale [80]."

Tradition socialiste, le bolchévisme? Tout se passe, on l’a dit, comme s’il ne fallait pas effrayer les délégués au Congrès de Tours face aux calomnies de la bourgeoisie. Et il ne faut surtout pas s’appuyer sur Lénine ou d’autres membres de l’Internationale.

Mais tandis que les uns appellent à l’adhésion au nom de Sylvain Maréchal, Babeuf, Robespierre, Blanqui, d’autres dénoncent le bolchévisme comme une "régression". Tel le révisionniste Édouard Bernstein au congrès de Lucerne de la IIe Internationale en 1919 [81]: "Malgré son vocabulaire marxiste le bolchévisme est essentiellement utopique et pré-marxiste [82]." [83]

VIII. LE CONGRES DE TOURS

1. Le congrès de Tours est-il l’aboutissement de la tradition socialiste française ou bien une rupture avec cette tradition

Concrètement, il est vrai, c’est l’issue de la lutte menée entre partisans de l’adhésion à la IIIe Internationale, adhésion qui faisait du Parti une section de cette Internationale, et partisans de l’autonomie du Parti socialiste: autonomie signifiant ici continuité.

De fait cette première contradiction ayant été réglée sur le papier, surgissent une foule de nouvelles contradictions liées au respect des 21 conditions. Elles concernent l’organisation en elle-même du Parti, ses nouveaux terrains de lutte, les rapports parti-syndicat, le parlementarisme, la discipline au sein du Parti et celle de la section de l’IC par rapport à l’IC, le rapport entre travail légal et travail illégal, etc.

Le Parti doit rompre avec les traditions du parti socialiste. Il doit rompre également avec un héritage historique fort lourd du fait même de sa richesse. Il ne s’agit pas de renier cet héritage: il existe. Si référence il y a, elle doit être critique. Cette histoire doit être envisagée non pas comme une continuité par rapport au présent. Il y a eu rupture. Et cette rupture, c’est une pensée nouvelle et peu importe qu’elle soit "étrangère": allemande, anglaise, française ou russe. Il y a une pré-histoire et une histoire. Et le marxisme est au commencement de cette histoire. Ce qui bien sûr n’enlève rien aux tentatives passées, mais permet de les envisager justement par rapport au marxisme et au léninisme. Non plus des références mythiques, mais des défaites fulgurantes comme leçons.

On a dit qu’il y avait en 1920 hybridation doctrinale du socialisme français et du bolchévisme. Cela n’est pas vrai: il y a superposition. Toute la question est de savoir qui va l’emporter: s’il y aura rejet du bolchévisme ‑ totalement ou partiellement ‑ ou destruction du socialisme français ‑ totale ou partielle. Précisons ce que l’on entend ici par bolchévisme: non pas Lénine seul, mais intégration du marxisme.

2. Concessions et arrière-pensées

Il s’agit bien d’une lutte et qui commence au lendemain même du Congrès de Tours. Une lutte au sein du parti et une lutte entre la majorité du parti et la IIIe Internationale.

Le débat engagé pour ou contre l’adhésion à la IIIe Internationale semblait inégal: face aux principaux dirigeants socialistes pour certains bien armés de réformisme et de révisionnisme, les partisans de la IIIe Internationale n’étaient encore, dans leur grande majorité, par rapport au marxisme et au léninisme, que peu éclairés. Ou bien ne s’agissait-il, pour nombre d’entre eux, que de profiter de l’engouement provoqué par Octobre.

Cette victoire venue d’ailleurs, en 1917, elle sera cependant la leur, malgré une grande confusion théorique et politique. Le ralliement de FROSSARD, secrétaire général du Parti socialiste, et de CACHIN, directeur de l’Humanité, sur les positions du Comité de la IIIe Internationale, fait certes d’arrière-pensées, de calculs (FROSSARD voulait bien une scission mais avec le centre du Parti, avec Longuet et les siens), permit certainement au congrès de Tours l’adhésion largement majoritaire à la IIIe Internationale. Pour Frossard il y avait trois compromis indispensables:

a) Que le Parti issu de Tours continue à s’appeler socialiste pour que la droite exclue (Renaudel, Thomas et compagnie) ne s’empare pas du mot "socialiste" pour tromper la classe ouvrière;

b) Que le Parti ne cherche pas à s’emparer de la direction de la CGT mais se borne à coordonner son action avec la minorité révolutionnaire;

c) Que soient appliquées à Longuet et à ses amis les exceptions prévues à l’article 20 des conditions pour ce qui est de l’expulsion des éléments centristes.

Compromis, arrière-pensées. Mais le prix à payer? On a toujours mis en avant les arrière-pensées de Frossard. Cachin n’en avait pas moins. Tant que cela lui sera possible il campera au centre avec une obstination têtue. Et il n’est pas le seul.

C’est ainsi que le succès de Tours porte en lui les ambiguïtés qui l’ont permis et que se retrouvent côte à côte des hommes qui seront bientôt face à face.

Ces ambiguïtés, on a déjà pu les reconnaître, même chez les partisans sincères de l’adhésion, qu’il s’agisse par exemple de la question de la dictature du prolétariat, de la Défense nationale, du rapport Parti-Syndicat.

La scission de Tours que Pierre Semard qualifiera en 1929 de scission entre l’aile droite et l’aile gauche du Parti socialiste pose effectivement le problème de sa ligne de démarcation.

La thèse d’Annie Kriegel, auteur d’un gros travail universitaire sur les origines du PCF, est que l’Internationale poussait à une scission la plus à droite possible eu égard à la situation internationale des bolchéviks en décembre 1920 [84]. La porte avait été solidement fermée au IIe Congrès de l’IC parce que l’Armée Rouge campait sous les murs de Varsovie. La défaite de l’Armée rouge avait été celle de la Révolution en Europe, particulièrement en Allemagne. Alors, on entr’ouvrait la porte, largement. Il y a plusieurs arguments contre cette thèse. Notamment le "Télégramme Zinoviev" adressé aux délégués du Congrès de Tours (cf. plus loin).

Il est vrai que des concessions ont été faites au parti français, avant le Congrès de Tours.

Lors d’une rencontre en Allemagne avec le socialiste français Daniel Renoult (qui se recommande de Loriot) Zinoviev a même signé un protocole où il est écrit que si Longuet et ses amis restent dans le Parti après avoir accepté les thèses et les conditions de l’Internationale, leur admission sera définitive sous réserve de l’acceptation du CE de l’IC. Il leur sera même réservé un tiers des postes dans les organismes directeurs et à l’Humanité s’ils acceptent "en principe" les thèses et les conditions. Zinoviev et Longuet se sont même rencontrés.

Dans un Appel du 23 octobre 1920, publié dans l’Humanité, Zinoviev affirme que "l’Internationale communiste assure les ouvriers français qu’il ne fut jamais dans ses intentions de priver le Parti socialiste de France ou d’autres pays de son autonomie [85]." Ceci dit, il s’attaque à Longuet! Il faudra lui mettre le couteau sous la gorge [86]!

Que signifie "autonomie" sinon, entre autres, le droit d’exclure ou de ne pas exclure tel ou tel individu. Et de refuser toute demande d’exclusion venant de la IIIe Internationale.

On peut trouver une confirmation ultérieure de ces compromis dans une déclaration de Trotsky du 19 mai 1922:

C’est pourquoi l’Internationale a agi raisonnablement, très justement, en employant tous ses efforts pour garder dans le nouveau parti communiste les éléments déjà mûrs, éduqués par la Seconde internationale [87].

On doit attirer l’attention sur le fait qu’en novembre 1920 Lénine n’est pas aussi "conciliant". Entre autres démocrates petits-bourgeois il cite Longuet! Et il cite la Résolution du IIe Congrès de l’IC qui parle du remplacement des anciens dirigeants expérimentés, réformistes ou "centristes’ par des communistes [88].

Dans son journal Le Phare de janvier 1921, le suisse Humbert-Droz (il sera, après Trotsky, responsable quelque temps de la section française) critique le compromis Zinoviev-Renoult et s’en prend, après Lénine, à la hantise de l’unité, dans la préparation et les débats du Congrès, hantise qui n’a pas permis l’effort de clarté nécessaire, la dénonciation de la politique menée par le Centre pendant la Guerre. Il fallait à tout prix arriver à une entente avec Longuet et son groupe pour qu’ils restent dans le Parti. Ce qui peut sembler assez extravagant quand on se souvient que Longuet a participé à la Conférence de Berne de la IIe Internationale et demi.

L’Exécutif a sans doute senti que cette tactique paralysait la gauche et au dernier moment Zinoviev a brusqué la situation par son télégramme au congrès, télégramme qui obligea le centre à se démasquer et à rejoindre Renaudel-Blum [89].

Précisons d’abord que ce que l’on appelle "Télégramme Zinoviev" est signé des membres du Comité Exécutif de la IIIe Internationale, dont Lénine.

Que dit ce Télégramme? Il approuve tout d’abord la résolution signée Loriot, Souvarine, Cachin, Frossard et autres. Pour poursuivre:

Le projet de Résolution signé de Longuet et Paul Faure montre que Longuet et son groupe n’ont aucune envie de faire exception dans le camp des réformistes. Ils ont été et restent des agents déterminés de l’influence bourgeoise sur le prolétariat. […] Vive le Parti communiste de France [90]!

La confusion qui a régné le long du Congrès de Tours ne pouvait cependant déboucher que sur l’adhésion: la majorité des mandats étaient pour cette adhésion, et ils furent respectés.

3. Mais pourquoi voulait-on adhérer à la IIIe Internationale en cette année 1920?

A. Le délégué Veyren, au Congrès de Strasbourg, explique ainsi les raisons de son adhésion:

Face à la tendance parlementariste dans le Parti, il y a une autre tendance pour qui

la transformation complète, radicale de la Société se fera nécessairement, qu’on le veuille ou non et quels que soient les obstacles et les retards qu’on y apporte de part et d’autre, par la révolution sociale. […]. Eh bien citoyens, c’est parce que cette tendance révolutionnaire se trouve définie dans le manifeste de Moscou, que nous voulons aller là-bas. Ce n’est pas parce qu’il y a une révolution russe que nous allons à Moscou; nous n’allons pas adhérer au bolchévisme, comme on veut nous le faire dire; nous allons à Moscou parce que c’est le point d’aboutissement de toute une évolution qui s’est faite pendant la guerre contre la tactique de la IIe Internationale [91].

B. Quelques extraits des déclarations des délégués des Fédérations au Congrès de Tours:

Pour une transformation immédiate de la situation des travailleurs – Contre les parlementaires – Pour une discipline dans le Parti – Pour discuter dans la IIIe Internationale – Contre les préoccupations électorales – Pour ne plus être uniquement des machines à cotiser – Pour un Parti socialiste révolutionnaire – Nos camarades sont anticapitalistes, antimilitaristes, anticléricaux, antiparlementaires – Fourbus du socialisme de guerre, du socialisme grignoteur, du socialisme aux mains rouges – Pour la force de l’idée et pas la force du nombre – Il faut une unité de front, un chef unique, et ce chef unique, c’est Lénine qui poursuit avant tout la révolution mondiale – Sympathie pour la Révolution russe – Unité de front et d’action qui ne peut être réalisée que par la IIIe Internationale – 21 conditions, ce n’est pas suffisant. C’est 21 000 conditions qu’il fallait apporter – Contre le syndicalisme de guerre – Nous sommes avec ceux qui réalisent et pas avec ceux qui promettent – Condamnation du réformisme – Contre la défense nationale – Pour la Dictature du Prolétariat provisoire.



[1]. Les pages qui suivent ont servi de fil conducteur pour la Conférence du 13 janvier 1996 à l’Université Marxiste de Paris. Il s’agit d’un condensé schématique issu d’un livre en préparation sur le PCF.

[2]. Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune, Paris, F. Maspero, 2 vol.

[3]. La première édition de ce livre (Paris, 1948, Ed. Hier et Aujourd’hui) ayant été critiquée en URSS, une deuxième édition "remaniée" devait être mise en vente en 1949, comportant de très importantes corrections.

[4]. Voir Patrick Kessel, Le Prolétariat avant Marx, Paris, Plon, 1969. Notamment l’Introduction.

[5]. Lénine, "Plan de discours au Congrès des syndicats"; 25 mai 1921.

[6]. La Grande Initiative, Oeuvres, vol. 29, p. 425 – 28 juin 1919.

[7]. Grigori Zinoviev, in: Les Questions les plus pressantes du Mouvement ouvrier international, Petrograd, 1920, Ed. de l’IC, p. 42‑43 (Feltrinelli reprint, 1967.)

[Note 321ignition:] Les phrases citées figurent dans le projet de thèses "Du rôle du Parti communiste dans la révolution prolétarienne", présenté au 2e Congrès de l’IC par le Comité exécutif. Ce texte est reproduit également in: Le Parti socialiste et l’Internationale – Rapport sur les négociations conduits à Moscou suivi des thèses présentées au 2e congrès de l’Internationale communiste, [par] Ludovic-Oscar Frossard, Paris, Librairie de l’Humanité́ et du Parti socialiste, 1920, p. 49.

[8]. Bureau d’Éditions. Réimpression en deux fascicules, Paris, 1983, Librairie Internationale.

[9]. Voir lettre d’Engels à Lafargue du 27 juin 1893 in: Friedrich Engels, Paul et Laura Lafargue, Correspondance, Paris, Ed. Sociales, 3 volumes 1956‑1959, vol. 3, p. 290.

[Note 321ignition:] Dans cette lettre, Engels commente la publication par le Parti ouvrier dans son journal Le Socialiste du 17 juin 1893, d’un manifeste "Socialisme et Patriotisme – Aux travailleurs de France" (signé notamment par Jules Guesde et Paul Lafargue, en date du 23 janvier 1893). Voici quelques passages de la lettre d’Engels:

Mais ni Français, ni Allemands, ni Anglais n’auront, à eux seuls, la gloire d’avoir écrasé le capitalisme; si la France PEUT-ÊTRE donne le signal, ce sera en Allemagne, le pays le plus profondément travaillé par le socialisme et où la théorie a le plus profondément pénétré les masses, que la lutte se décidera, et encore ni la France, ni l’Allemagne n’auront définitivement assuré la victoire tant que l’Angleterre restera aux mains de la bourgeoisie.

L’émancipation prolétarienne ne peut être qu’un fait international, si vous tâchez d’en faire un fait simplement français, vous la rendez impossible.

[…]

Vous parlez de ce que "la France relevait en 1889, dans son immortel Congrès de Paris, le drapeau etc.". Comme vous ririez, à Paris, si les Belges voulaient dire que la Belgique, dans SON immortel Congrès de Bruxelles de 1891, ou la Suisse dans SON immortel Congrès de Zurich… De plus, les actes de ces congrès sont des actes, non pas français, belges ou suisses, mais internationaux.

Le texte de ce manifeste est également reproduit par les Cahiers du Bolchévisme, n° 14, 15 juillet 1935, p. 807. En outre un extrait en est cité par Florimond Bonte dans un article intitulé "Unité d’action – Front Populaire – Union de la nation française", paru dans les Cahiers du Bolchévisme, n° 1, 15 janvier 1937, p. 28. Voici quelques extraits de cet article (p. 28‑30):

Le Parti communiste français, dont tous les actes tendent à servir le peuple, est le Parti de l’union de la nation française. […] L’union de la nation française sauve le peuple et la nation en associant, contre une minorité infime de parasites, pour la richesse, la puissance, la prospérité et la gloire du pays, la masse anonyme des ouvriers, des paysans, des artisans, des savants, des artistes et penseurs. Il y eut malgré cela un beau concert de railleries, d’imprécations et d’attaques dirigées contre notre Parti communiste […]. Comment, disait-on, voilà des communistes qui se mettent à parler de la France et de la nation française! […] Lorsque le Parti communiste crie "Vive la France!", il ne fait que répéter les paroles de Jules Guesde et de Paul Lafargue, le 23 janvier 1893: [suivent ici des passages du texte de 1893].

[10]. Toutes les références à Pierre Semard sont extraites de Dix années de lutte pour la Révolution mondiale, Paris, mars 1929, Bureau d’Éditions. Édité par la revue l’Internationale Communiste. La contribution de Semard, p. 265‑274.

[11]. In: Syndicalisme révolutionnaire et communisme – Les archives de Pierre Monatte, Paris, 1968, F. Maspero, 462 p., p. 45‑49.

[12]. P. Semard. Dix années de lutte pour la Révolution mondiale, op. cit.

[13]. P. Semard. Dix années de lutte pour la Révolution mondiale, op. cit.

[14]. Paroles de Ramsey MacDonald citées in: L’Internationale communiste – Organe du Comité exécutif de l’IC, n° 7‑8, novembre-décembre 1919, p. 1177.

(D’après La Feuille du 9 août) "Je tiens à dire que le socialisme, pour autant qu’il a été défini à Berne, est l’État sous la forme social-démocratique […] La démocratie est devenue maintenant non seulement un mouvement réformiste, mais une idée constructive et économique."

[15]. Paroles de Ramsey MacDonald citées in: idem, p. 1178.

(D’après le Labour Leader, cité par la Vie Ouvrière du 3 septembre): "Je n’ai pas de craintes au sujet de la Troisième Internationale. Elle n’a pas de racines. Elle est une création de période révolutionnaire. Si elle dure, ce sera notre faute… Toute la deuxième Internationale est antibolchéviste. Elle est, en fait, la seule vraie défense contre le bolchévisme ‑ en dehors des exécutions militaires".

[16]. Charles Rappoport, in: Parti Socialiste SFIO, 17e Congrès national tenu à Strasbourg, les 25, 26, 27, 28 et 29 février 1920 – compte rendu sténographique, Ed. Parti Socialiste, Paris (sd), 574 p., p. 354.

[17]. Lénine, Oeuvres, Paris, Ed. Sociales, vol. 21, p. 35.

[18]. Idem, p. 95.

[19]. P. Semard. Dix années de lutte pour la Révolution mondiale, op. cit.

[20]. Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 30, p. 364‑371. Publié dans L’Internationale Communiste, n° 9, avril 1920. Les explications de Frossard-Cachin lors de leur enquête en Russie (juillet 1920) ne semblent pas avoir été convaincantes. Voir également Jacques Duclos, Octobre 17 vu de France, Paris, Ed. Sociales, 1967, p. 224‑227.

[21]. L.‑O. Frossard, De Jaurès à Lénine, Paris, 1930, Ed. de la Nouvelle Revue Socialiste.

[22]. Il n’est pas question ici de l’aide apportée à la Révolution russe par les Français de Moscou, ni des mutineries de la flotte devant Odessa (Marty, Vuillemin et les autres condamnés). On doit cependant rappeler l’exécution de l’institutrice Jeanne Labourbe.

[23]. Éditions Sociales, Paris, 1967.

[24]. Publiée dans Mouvement Ouvrier international – Bulletin du Conseil International provisoire des Syndicats ouvriers, Moscou, janvier 1921.

La Lettre est reproduite également in: La Voix du peuple – organe de la CGT, Paris, n° 37, janvier 1922, p. 25‑29. Ce numéro du journal est entièrement consacré au thème de l´"Historique de la Scission dans le Mouvement Syndical Français".

[25]. Le problème de l’Internationale – controverse entre les citoyens Cachin-Frossard-Mayéras au Théâtre de l’Union de Lille (26 septembre 1920), Lille, Fédération du Nord du Parti socialiste, 1920.

Cf.: L’OURS, supplément au n° 215, décembre 1990.

[26]. L’Humanité, 3 octobre 1920.

Cf.: XXIe Congrès national corporatif (XVe de la C.G.T.) tenu à Orléans du 27 septembre au 2 octobre 1920 – compte-rendu sténographique des débats.

Alphonse Merrheim (p. 362):

Dans l’Union des Métaux, nous avons longuement établi le crime qui était commis par nos gouvernants contre la Russie révolutionnaire par le blocus; nous avons adressé un appel et un questionnaire à nos camarades métallurgistes. Ce questionnaire leur demandait ce qu’ils étaient capables de faire contre le blocus de la Russie, dans quelle proportion ils pouvaient nous aider. J’ai eu la douleur, moi ‑ parce que je ressens mon impuissance et que je voudrais créer de la puissance ‑ de recevoir, sur 410 syndicats qui existaient, 72 réponses dont 25 réponses seulement en faveur d’une action sur la Révolution russe.

Lettre des membres du syndicat des Établissements de la Guerre de la Seine (Section de Vincennes), 17 septembre 1920 (p. 34):

D’autre part ‑ il n’est pas superflu d’appeler votre attention sur ce pointage ‑ notre section, consultée par référendum pour savoir si nous devions, en cas de guerre, cesser la fabrication des munitions, la majorité du personnel intéressé repoussa cette indication. Sur 900 ouvriers et ouvrières environ: 129 votèrent pour la cessation de la fabrication; 318 votèrent pour la fabrication; 378 s’abstinrent; 65 bulletins nuls.

[27]. L’Humanité, 7 octobre 1920: "Aux ouvriers métallurgistes – Faites connaître au Syndicat les usines où l’on fabrique du matériel de guerre":

C’est un fait qui étonnera que le Syndicat des métaux de la Seine, ‑ bien qu’il ait maintes fois fait appel à ses membres pour le renseigner, ‑ ne connaît pas encore toutes les usines où l’on fabrique du matériel de guerre. Le syndicat s’adresse à nouveau aux ouvriers métallurgistes, dans les termes suivants:

"[…] Le syndicat des métaux de la Seine a déjà, à plusieurs reprises, demandé à nos camarades de lui signaler les maisons où s’accomplit ce travail. Nous espérons qu’ils feront diligence pour nous donner satisfaction; chaque jour écoulé nous rend complices de l’écrasement de la Russie révolutionnaire. […]"

[28]. L’Humanité, 7 octobre 1920.

[29]. L’Humanité, 4 octobre 1920.

[30]. Communiqué du Bureau de l’Union des syndicats de la Seine: "Ni armes ni munitions contre la Russie?", L’Humanité, 13 octobre 1920.

[31]. Alexandre Losovsky, Le Mouvement Syndical International avant, pendant et après la guerre, Paris, Bureau d’Éditions, 1926, p. 56. Réimpression en 11 fascicules, Paris, NBE, 1980.

[32]. P. Semard. Dix années de lutte pour la Révolution mondiale, op. cit.

[33]. Parti Socialiste SFIO, 17e Congrès national, op. cit., p. 118‑119.

[34]. Idem, p. 290.

[35]. Idem, p. 378.

[36]. Le Parti socialiste et l’Internationale – Rapport sur les négociations conduits à Moscou, op. cit., p. 14.

[37]. L’Humanité, 3 octobre 1920.

[38]. Voir Bulletin International, n° 3, octobre 1995, CEMOPI.

[39]. L’Humanité, 3 octobre 1920.

[40]. Le problème de l’Internationale – controverse entre les citoyens Cachin-Frossard-Mayéras, op. cit.

Cf. aussi L’Humanité, 5 octobre 1920.

[41]. Le Phare, n° 9‑10, mai‑juin 1920, Chaux-de-Fonds, Suisse. Cette revue, dirigée par Jules Humbert-Droz, devient avec ce numéro l’organe officiel de la IIIe Internationale en Suisse Romande.

[42]. Parti Socialiste SFIO, 17e Congrès national, op. cit., p. 455.

[43]. Louis C. Fraina, in: Du Premier au Deuxième Congrès de l’Internationale Communiste, Paris, 1980, EDI, 510 p., p. 424‑427.

[44]. 5 février 1920.

[45]. 17 janvier 1920.

[46]. L. C. Fraina, in: Du Premier au Deuxième Congrès de l’Internationale Communiste, loc. cit.

[47]. G. Zinoviev, "Le Deuxième Congrès de l’Internationale et ses buts", L’Internationale Communiste, n° 11, 1er juin 1920, p. 1778.

[48]. Le Parti socialiste et l’Internationale – Rapport sur les négociations conduits à Moscou, op. cit., p. 14.

[49]. Ibidem.

[50]. Marcel Cachin, "Rencontre avec Lénine", Cahiers du Communisme, n° l, janvier 1949, p. 41‑42. Première version Le Parti socialiste et l’Internationale – Rapport sur les négociations conduits à Moscou, op. cit.

[51]. Nikolaï Boukharine, Le Programmé des communistes (bolcheviks), Moscou, 1918, Ed. du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, 79 p.

[52]. Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 29, sous le titre "La situation actuelle et les tâches immédiates du pouvoir des soviets", p. 460‑473.

[53]. Idem, vol. 30, p. 364‑374.

[54]. In: Lénine, Le Prolétariat el sa dictature, Paris, UGE-10/18, 1970, 511 p. Textes choisis et présentés par Patrick Kessel.

[55]. À titre indicatif. Et sans relever les publications anti-bolchevik.

[56]. Parti Socialiste SFIO, 17e Congrès national, op. cit., p. 285‑286.

[57]. L’Internationale communiste, n° 2, juin 1919, p. 270.

[58]. Il s’agit de la motion intitulée "Motion du comité de résistance socialiste", signée par Léon Blum, Alexandre Bracke, Barthélemy Mayéras, Dominique Paoli. Elle a finalement été retirée par ses auteurs.

[59]. 18e congrès national tenu à Tours les 25, 26, 27, 28, 29, 30 décembre 1920 – compte-rendu sténographique, Parti socialiste SFIO, 1921, p. 588‑589.

[60]. [Note 321ignition:] Après la Première guerre mondiale, se tient d’abord en février 1919 une conférence de partis socialistes à Berne, suivie d’une autre tenue à Lucerne, du 2 au 9 août 1919; puis en aout 1920 la 2e Internationale est reconstituée à Genève avec la participation d’un nombre réduit de partis. Elle établit son siège à Londres. Du 5 au 7 décembre 1920 a lieu à Berne une Conférence de partis socialistes centristes qui tentent de manoeuvrer entre la 2e Internationale socialiste et la 3e Internationale communiste. La position de Paul Faure et Jean Longuet à cette conférence de Berne préfigure la constitution, en février 1921 à Vienne en Autriche, de la “Communauté internationale de travail de partis socialistes” par un certain nombre partis n’ayant pas suivi la démarche de la 2e Internationale de Londres. Friedrich Adler et Otto Bauer jouent un rôle important dans ce cadre. Officiellement l’organisation est désignée aussi comme Internationale de Vienne, mais elle est couramment nommée “l’Internationale 2 1/2”. En mai 1923 durant un congrès tenu à Hambourg cette Internationale et la 2e Internationale créent en commun l’“Internationale ouvrière socialiste”.

[61]. Manifeste du Congrès de Berne, L’Humanité, 10 décembre 1920.

[62]. Ibidem.

[63]. [Note 321ignition:] Référence non identifiée.

[64]. Parti Socialiste SFIO, 17e Congrès national, op. cit., p. 417.

[65]. 18e congrès national tenu à Tours, op. cit., p. 566‑567.

[66]. Le Parti socialiste et l’Internationale – Rapport sur les négociations conduits à Moscou, op. cit., p. 22‑23.

[67]. Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 31, p. 42.

[68]. Parti Socialiste SFIO, 17e Congrès national, op. cit., p. 467.

[Note 321ignition:] Citation textuelle:

Camarades, je veux dire que notre doctrine et notre rôle ne peuvent inspirer le sabotage des intérêts généraux du pays, ni le sabotage des réformes, ni le sabotage de la prospérité économique nationale. Nous défendons le pays toujours. Il ne nous est pas indifférent que la France soit indépendante, prospère et riche. Quand nous sommes dans une usine, nous ne disons pas à l’ouvrier: Il n’y a pas d’intérêt ouvrier au travail dans la société capitaliste. Il y a une Défense nationale économique, c’est-à-dire un intérêt général d’où n’est pas étranger l’intérêt particulier, même celui de l’ouvrier. Nous répétons à l’ouvrier socialiste: […] Il faut que tu sois dans l’atelier technicien émérite autant que tu le pourras, de façon à ce que tu aides, oui, que tu aides au développement économique de cette propriété qui n’est pas à toi, qui est aux capitalistes comme le pays est aux capitalistes, mais dont tu sais bien que, prochainement, quand tu le voudras, tu seras le liquidateur tout indiqué.

[69]. L’Humanité, 9 décembre 1920.

[70]. Jean Jaurès, La Petite République, 7 janvier 1902. Reproduit in Oeuvres, Paris, 1931, Ed. Rieder, vol. 1, p. 301‑303.

[71]. Parti Socialiste SFIO, 17e Congrès national, op. cit., p. 346 et 347.

[72]. L’Humanité, 22 novembre 1920.

[73]. Lénine, Que faire?, in: Oeuvres, t. 5, Paris-Moscou, p. 451.

[74]. Albert Mathiez, Le bolchévisme et le jacobinisme, Paris, Librairie du Parti Socialiste et de l’Humanité, 1920, p. 3‑4.

[75]. L’Humanité, 28 novembre 1921.

[76]. L’Humanité, 22 novembre 1920, article "La discussion sur la IIIe Internationale a continué hier au Congrès fédéral de la Seine":

Paul Louis prend la parole […] pour défendre la motion Cachin-Frossard. […] Notre camarade fait alors une analyse succincte des thèses de la IIIe Internationale et montre qu’elles reprennent les idées du vieux socialisme exposé jadis par Guesde et Vaillant.

[77]. L’Humanité, 6 novembre 1920.

[78]. Ibidem.

[79]. Paris, Ed. Sociales, 2 vol.

[80]. L’Humanité, 10 décembre 1920.

[81]. [Note 321ignition:] En 1919 se tiennent des conférences internationales à Bern (en février) puis Amsterdam (en avril) et Lucerne (en aout), qui aboutissent en été 1920 à la reconstitution, à Genève, de la 2e Internationale. Un certain nombre de partis social-démocrates ne s’y joignent pas, mais constituent en février 1921 l’Union des partis socialistes pour l’action internationale, dite "Internationale deux et demi". Finalement en mai 1923 les deux organisations s’unissent pour former l’Internationale Ouvrière Socialiste.

[82]. L’Humanité, 7 aout 1919. L’intervention de Bernstein n’est pas rapportée textuellement; c’est dans le résumé de celle-ci qu’on trouve la formulation: "Plus généralement, c’est tout le bolchevisme qui est une régression. Malgré son vocabulaire marxiste, il est essentiellement utopique et prémarxiste".

[83]. [Note 321ignition:]

À l’initiative de Bernstein, avait été constitué en janvier 1919 la Centrale pour l’union de la social-démocratie (Zentralstelle für Einigung der Sozialdemokratie, ZfE). Durant la conférence de Lucerne, au sujet de la question de l’adhésion à l’Internationale communiste, Bernstein pose la nécessité de choisir entre Marx ou Bakounine. À la suite de la conférence, il publie dans l’organe de la ZfE, Le Marxiste, deux articles dont un sous le titre "Non pas Bakounine, mais Marx!" ("Nicht Bakunin, sondern Marx!").

L’organe du Parti social-démocrate d’Allemagne, le Vorwärts, publie le 31 aout 1919 un texte de Bernstein "Lassalle et le bolchevisme", dont voici quelques extraits:

[…] En substance, ils [les bolcheviks] reconnaissent par là que le développement social de la Russie n’a pas du tout pour le moment suffisamment progressé pour la réalisation de la société socialiste. Alors, ils veulent porter ce développement au niveau requis en procédant par des interventions drastiques, à la manière d’une serre. […] Inévitablement, ils retombent dans la méthode spéculative du socialisme prémarxiste. Et là, en matière de politique économique, il leur arrive quelque chose de semblable à ce qui est arrivé à Lassalle. Il se retrouva dans des contradictions du fait qu’il adopta le plan des coopératives productives travaillant avec le crédit d’État, tel que l’avaient concocté les socialistes des années 1840 encore coincés à moitié dans l’utopie. Le système des conseils dans l’économie nationale, tel que les bolcheviks l’ont d’abord proclamé, était en parenté étroit avec ce plan des coopératives productives. "Les ouvriers maîtres de l’usine", était le slogan ici, comme là le slogan était "Les travailleurs eux-mêmes entrepreneur". […]

Et Bernstein dans un texte datant de 1922, intitulé "Le socialisme autrefois et maintenant – controverses autour du socialisme dans le passé et le présent" ("Der Sozialismus einst und jetzt – Streitfragen des Sozialismus in Vergangenheit und Gegenwart"):

Or, ignorer les limites concernant la puissance de la volonté est l’erreur de calcul fatidique dans la politique du bolchevisme. […] Certes, dans les décrets et les ébauches des bolcheviks on trouve beaucoup de choses séduisantes: des projets grandioses en rapport avec le domaine de l’éducation et de la sécurité sociale, en rapport avec l’organisation de la production et de la circulation, en rapport avec l’extraction et la valorisation des ressources de la terre, et d’autres similaires. Mais de telles choses, on en trouve aussi ailleurs dans la littérature du socialisme. La littérature des socialistes utopiques du 18e et du début du 19e siècle est pleine d’idées souvent formidables et d’ébauches ingénieuses.

Ces considérations amènent Bernstein à caractériser les bolcheviks comme "prémarxistes" et "utopiques". D’ailleurs Karl Kautsky s’exprime dans le même sens. En 1919, dans "Terrorisme et communisme – une contribution à l’histoire naturelle de la révolution" ("Terrorismus und Kommunismus – Ein Beitrag zur Naturgeschichte der Revolution") il écrit:

Le vieux contraste entre realpolitik et politique scientifique, entre Lassalle et Marx, est réapparu après la révolution de 1917 en Russie. […] Les modes de pensée prémarxistes ont prévalu, tels qu’ils avaient caractérisé un Blanqui, un Weitling, un Bakounine.

Ces attaques contre le Parti communiste (bolchevique) de Russie et l’URSS ne sont pas simplement circonstancielles. De façon générale, un des principaux axes qui guident Bernstein dans la formulation de ses positions révisionnistes fait intervenir des arguments au sujet du rapport entre le marxisme et certains prédécesseurs, en particulier Blanqui et avec lui Bakounine, ainsi que Ferdinand Lassalle. Et il insiste sur les justifications théoriques qui pour lui découlent de sa falsification de l’oeuvre de Marx et Engels.

En 1899, il publie un livre "Les présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie" qui reprend une série d’articles qui avaient paru auparavant dans le Vorwärts. L’ouvrage a été édité en traduction française dont nous reproduisons quelques extraits provenant du chapitre sur "le marxisme et la dialectique hégélienne". Occasionnellement nous indiquons entre accolades {} une formulation plus conforme à l’original en allemand.

Le Manifeste proclamait en 1847 que la révolution bourgeoise était imminente en Allemagne. Il précisait même "qu’étant donné le degré d’évolution de la classe ouvrière et les conditions de la civilisation européenne, celle‑ci ne pourrait être que le prélude immédiat à une révolution prolétarienne." Une telle illusion relève de l’idéalisme le plus échevelé. […] Marx […] ne cessait d’être influencé par la dialectique hégélienne qui s’avère plus dangereuse encore dans les périodes d’effervescence générale.

[…] un sujet qui prête encore à confusion: les rapports du marxisme et du blanquisme {un sujet qui jusqu’ici n’a été que peu abordé, à savoir la relation intrinsèque originelle du marxisme avec le blanquisme}. […]

En Allemagne, Marx et Engels élaborent à partir de la dialectique hégélienne {dialectique hégélienne radicale} une doctrine révolutionnaire très proche de celle de Blanqui. […] Toutefois, ils continuent à être prisonniers de l’hégélianisme {… l’étayaient de façon économique-matérialiste, mais dans le matérialisme ils argumentaient quand même à nouveau de façon hégélienne}. […] ainsi en arrivent-ils […] à des conclusions politique assez semblables à celles des conspirateurs babouviste. […] Ce point de vue le conduira directement au blanquisme. […] Nulle part pourtant l’esprit blanquiste ne se manifeste avec autant de netteté que dans les circulaires qui émanent de la Ligue des communistes. […] un programme conçu en de termes aussi illusoires. […]

Le marxisme ne dépasse le blanquisme que sur un seul point: la méthode. Par ailleurs, il continue d’attribuer à la violence révolutionnaire un rôle de premier plan dans la transformation socialiste de la société moderne.

[84]. On trouve un résumé de ses thèses dans sa présentation du Congrès de Tours – Naissance du Parti communiste français, Paris, 1964, Ed. Julliard, Collection Archives.

[85]. L’Humanité du 18 novembre 1920.

[86]. [Note 321ignition:]

La lettre telle que publiée par l’Humanité contient la phrase suivante:

Le couteau sur la gorge, il faut exiger une réponse de Longuet et de ses partisans, et selon cette réponse, selon qu’ils accepteront de bonne foi les thèses et les conditions de l’Internationale communiste et consentiront à les appliquer loyalement en fait, et non en paroles seulement, il sera pris une décision définitive à leur égard.

L’Humanité insère après la publication de la lettre l’annotation suivante:

Le texte en anglais qui a été adressé spécialement à l’Humanité par l’intermédiaire du Daily Herald et qui nous est parvenu hier soir après le précédent, est daté de Moscou 4 novembre. Au lieu de: Le couteau sur la gorge, il faut exiger une réponse de Longuet et de ses partisans, il contient la variante suivante: Les réponses à ces questions doivent être demandées avec insistance (insistently) à Longuet et à ses partisans.

[87]. Léon Trotsky, La Crise du Parti communiste français. Deux discours devant l’Exécutif de l’I.C. (19 mai 1922), Paris, Librairie de l’Humanité, 1922, p. 20.

[88]. Lénine, Oeuvres, op. cit., vol. 31, "À propos de la lutte au sein du Parti socialiste italien", p. 402.

[89]. Le Phare, n° 16, janvier 1921, p. 228.

[90]. 18e congrès national tenu à Tours, op. cit., p. 312‑313.

[91]. Parti Socialiste SFIO, 17e Congrès national, op. cit., p. 382.

admin | 11 septembre 2020 | Dossiers, PCF |

 

Patrick Kessel

Pour une histoire du Parti communiste français
Indications bibliographiques

Parti socialiste (Section française de l’Internationale ouvrière)

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15e Congrès national du 5 octobre 1918 – Rapport du Groupe socialiste au Parlement ►

15e Congrès national des 6-10 octobre 1918 – Programme économique du Parti pour l’après-guerre: rapport de la Commission économique interfédérale (Seine, Nord et Pyrénées orientales) ►

15e Congrès national des 6, 7, 8 et 9 octobre 1918 – Rapport du secrétariat ►

17e congrès national tenu à Strasbourg les 25, 26, 27, 28 et 29 février 1920 – compte-rendu sténographique ►

17e Congrès national de Strasbourg (février 1920) Rapport du secrétariat: la vie du Parti d’octobre 1918 à janvier 1920 ►

18e congrès national tenu à Tours les 25, 26, 27, 28, 29, 30 décembre 1920 – compte-rendu sténographique ►

Parti communiste (Section française de l’Internationale communiste)

Bibliothèque nationale de France

1er Congrès national du Parti communiste français (25‑29 Décembre 1921 à Marseille) – Un an d’action communiste: rapport du secrétariat général présenté au 19e congrès national (du Parti socialiste) ►

2e Congrès national du Parti communiste français (15‑18 octobre 1922 à Paris) – Manifeste de l’extrême-gauche (Comité de défense communiste) ►

2e Congrès national du Parti communiste français (15‑18 octobre 1922 à Paris) – Rapport moral du secrétariat général présenté au 20e Congrès national (du Parti socialiste) ►

3e Congrès national du Parti communiste français (20‑23 janvier 1924 à Lyon) – adresses et résolutions ►

5e Congrès national du Parti communiste français (20‑26 juin 1926 à Lille) – Compte rendu sténographique ►

5e Congrès national du Parti communiste français (20‑26 juin 1926 à Lille) – Plateforme de la gauche: projet de thèses présenté par un groupe de "Gauchistes" (bordiguistes) ►

6e Congrès national du Parti communiste français (31 mars‑6 avril 1929 à Paris) – rapport politique du Comité central ►

Conférence nationale du Parti communiste français (9‑12 mars 1930 à Paris) – Résolutions adoptées par la ►

8e Congrès national du Parti communiste français (22‑25 janvier 1936 à Lyon-Villeurbanne) – compte rendu sténographique (rapports, interventions, résolutions, élection des organismes dirigeants) ►

9e Congrès national du Parti communiste français (25‑29 décembre 1937, Arles) – Deux ans d’activité au service du peuple: rapports du Comité central ►

L’Humanité

Bibliothèque nationale de France

L’Humanité [1], années 1904 à 1939 et 1944 ►

Bulletin communiste

CERMTRI

Bulletin communiste [2], années 1920 à 1933 ►

Cahiers du bolchevisme – organe théorique du Parti communiste français (SFIC)

Bibliothèque nationale de France

Cahiers du bolchevisme [3], années 1924 à 1942, et 1944 ►

Confédération générale du travail

Bibliothèque nationale de France

21e Congrès national corporatif (15e de la C.G.T.) [4], Orléans, 27 septembre‑2 octobre 1920 – Compte-rendu des travaux ►

21e Congrès national corporatif (15e de la C.G.T.), Orléans, 27 septembre‑2 octobre 1920 – Rapports moral & financier pour l’exercice 1919‑1920 ►

La Voix du Peuple – organe de la CGT

Bibliothèque nationale de France

La Voix du peuple, années 1916 et 1919 à 1940 ►

en particulier:

La Voix du peuple, 2e Série, n° 37, janvier 1922: Historique de la scission dans le mouvement syndical français ►

Confédération générale du travail unitaire (Section française de l’Internationale syndicale rouge)

Bibliothèque nationale de France

2e congrès national (extraordinaire) de la C.G.T.U., Bourges, 12‑17 novembre 1923; Conférence féminine ►

4e Congrès national de la C.G.T.U., Bordeaux, 19‑24 septembre 1927; Conférence nationale féminine; Conférence nationale des jeunes syndiqués ►

6e Congrès national de la C.G.T.U., Paris, 8‑14 novembre 1931; Conférence nationale féminine; Conférence des jeunes travailleurs ►

 



[1]. À sa fondation en 1904, l’Humanité porte le sous-titre "journal socialiste"; le 19 avril 1911, le 8e congrès du Parti socialiste adopte une résolution sur les rapports entre le journal et le parti. Le 22 janvier 1921 le journal devient propriété du "Parti socialiste, Section française de l’International communiste". Le 8 avril 1921 le sous-titre "journal socialiste" est remplacé par "journal communiste". Le 8 février 1923, l’Humanité devient l´"organe central du Parti communiste (SFIC)".

[2]. En mai 1919 se constitue le “Comité pour l’adhésion à la IIIe Internationale”, dont font partie notamment Fernand Loriot, Paul Vaillant-Couturier, Pierre Monatte, Gaston Monmousseau. Le 1er mars 1920 parait le premier numéro du "Bulletin Communiste – Organe du Comité de la Troisième Internationale". Sont alors secrétaires du Comité: Loriot, Monatte, Boris Souvarine; ce dernier est directeur de publication du Bulletin Communiste. Le 31 octobre 1921, le Comité de la IIIe Internationale est dissous; le Bulletin Communiste devient "Organe du Parti communiste (SFIC)" à partir du numéro 50 du 10 novembre 1921. Dans sa séance du 20 octobre 1922, le Comité directeur élu au Congrès du PCF qui vient de se tenir, nomme Paul Louis directeur du Bulletin Communiste au lieu de Souvarine. Deux cahiers sont parus du numéro 43 du Bulletin Communiste, daté du 26 octobre 1922, l’un publié par la nouvelle rédaction, et l’autre par l’ancienne, ce dernier portant l’adjonction "international" dans son titre. Puis Souvarine publie jusqu’à fin décembre les "Cahiers Communistes". Avec le dernier numéro du Bulletin Communiste de l’année 1922, paru comme numéro 44 avec numérotation des pages faisant suite au Bulletin Communiste international, Souvarine reprend la direction du Bulletin Communiste. Il est exclu du Parti en juillet 1924 mais conserve ses droits sur le titre. La parution du Bulletin Communiste – Organe du Parti communiste (SFIC) se termine avec le numéro 46 du 14 novembre 1924, et Comité directeur du Parti fait paraître les "Cahiers du bolchevisme – organe théorique du Parti communiste français (S.F.I.C.)" à partir du 21 novembre 1924. Souvarine publie à partir du 23 octobre 1925 le "Bulletin Communiste – Organe du communisme international".

[3]. Les Cahiers du bolchevisme paraissent à partir de novembre 1924 jusqu’en juillet 1939, avant leur interdiction par le gouvernement suite au traité de non-agression entre l’Allemagne et l’Union soviétique. Une nouvelle série paraît à partir de janvier 1940.

[4]. Initialement, la CGT faisait remonter la série de ses congrès à celui qui s’était tenu à Lyon en octobre 1886 et où avait été fondée la Fédération Nationale des Syndicats et Groupes Corporatifs. Le Congrès de Limoges (Septembre 1895) où fut fondée la C.G.T. était le septième de ces congrès dits corporatifs. La CGT a conservé ces dénominations en série double jusqu’à son Congrès de 1963, "34e Congrès Confédéral, 40e Congrès National Corporatif".

admin | 9 septembre 2020 | Dossiers, PCF |

 

 

Bolivie:

La vanité des réformistes
et des espoirs qu’ils suscitent

 

 

Pour nous, en tant que communistes marxistes-léninistes, l’internationalisme prolétarien constitue une partie intégrante de nos orientations. Cela implique la nécessité de consacrer l’effort correspondant, autant au domaine de l’analyse qu’à celui de l’action. Or, dans la période actuelle marquée par l’extrême faiblesse des liens organisationnels qui pourraient structurer un mouvement communiste marxiste-léniniste international, les possibilités de progresser dans ces domaines sont fortement limitées.

Sur le plan international, la politique mise en œuvre par Evo Morales et son mouvement, le MAS, a suscité un éventail assez large d’attitudes favorables, et le coup d’État qui a renversé le gouvernement a produit de multiples réactions hostiles. Mais rares sont les prises de position basées sur une appréciation correcte de la réalité et de ce que signifie être authentiquement antiimpérialiste dans le monde, aujourd’hui.

La période en question a fait ressortir certaines problématiques fondamentales qui caractérisent historiquement la situation de la Bolivie dans le cadre du système capitaliste impérialiste mondial. Il est important de les examiner, afin de mieux appréhender la nature de l’ennemi que doivent affronter le prolétariat et les masses exploitées et opprimées partout dans le monde, et de mieux identifier les voies à suivre pour mettre fin à la domination de cet ennemi.

C’est à cela que nous tentons de contribuer par le présent texte.

ROCML, juin 2020

Dans la même perspective, nous avons publié les textes suivants:

–        Considérations concernant certains aspects du système impérialiste mondial

–        Une série de textes au sujet de la période qu’a parcouru le

         Venezuela

         depuis l’élection à la présidence de Hugo Chávez, en 1998.

Le présent texte est suivi d’une Annexe, qui fournit quelques données concrètes en rapport avec le sujet traité. Certaines de ces données sont reprises au cours de l’exposé, sans mention particulière; dans ces cas, les sources d’information utilisées sont indiquées dans l’Annexe.

 


Bolivie:
La vanité des réformistes et des espoirs qu’ils suscitent

L’accueil favorable que l’action du régime d’Evo Morales et du mouvement sur lequel il s’appuie, le MAS, a connu parmi un secteur assez large de militants repose essentiellement sur le fait que nombreux sont ceux qui, confrontés aux difficultés du combat jusqu’au bout contre la bourgeoisie, se réfugient dans la croyance en la possibilité d’arrangements réformistes. Et ils ont cru trouver avec la Bolivie une confirmation de leur vision optimiste. Or, l’image qu’ils se font de la réalité est le résultat d’idées préconçues, entretenues par une inclinaison à ne pas vérifier l’exactitude d’affirmations venant d’ailleurs, du moment qu’elles semblent conforter les espoirs que l’on nourrit.

Durant ses années comme président, Evo Morales a régulièrement affirmé que sa gestion, sur le plan économique, menait la Bolivie avec succès vers le niveau de développement des pays les plus avancés du continent. En exhibant la série de chiffres standardisée, canonisée par les organisations internationales telles que le FMI ou la Banque mondiale ‑ PIB [1], bilan du commerce extérieur, taux de pauvreté etc. ‑ il pouvait effectivement faire valoir des progrès considérables dans ces domaines, et les rapports émanant des dites organisations ainsi que d’autres analystes financiers allaient dans le même sens. Les efforts de développement reposaient essentiellement sur les revenus provenant de l’exportation du gaz, en second lieu de divers minerais, ainsi que, dans une moindre mesure, du pétrole et du soja. Et il est vrai que Morales a impulsé une politique ayant parmi ses objectifs l’amélioration des conditions de vie des couches les moins bien munies de la population. Un certain nombre de projets d’investissements dans des activités de transformation ont aussi été lancés.

Voici  quelques échantillons d’appréciations élogieuses qui circulent.

En 2008, est publiée un appel à la "solidarité avec le peuple bolivien et le gouvernement qu’il s’est choisi" [2]. Il affirme: "La politique de récupération de la souveraineté dans des domaines stratégiques de l’économie bolivienne (gaz, eau, biodiversité…), jusque-là livrés en grande partie aux multinationales, […] est le résultat concret de la lutte résolue des mouvements sociaux boliviens. Le processus démocratique et de transformation sociale en marche en Bolivie constitue un exemple, pour toutes les Nations et les Peuples." Parmi les signataires se trouvent le PCF et le Collectif communiste Polex.

Le PRCF, en 2009, "félicite Evo Morales pour sa brillante réélection" et affirme son "soutien au processus anti impérialiste d’émancipation nationale et sociale en Bolivie et en Amérique Latine" [3]. En réaction aux évènements de novembre 2019, il se réfère à Morales comme "militant indien […] aux fortes convictions anticapitalistes" [4]. À la même occasion, le "Rassemblement communiste" évoque "l’exemplarité antilibérale de la Bolivie multinationale et bolivarienne de Morales: les secteurs publics nationalisés y étaient en consolidation […]" [5].

En novembre 2019 également, certains secteurs de la CGT expriment leur "soutien à tous ceux qui construisent et souhaitent poursuivre le projet vers une Bolivie socialiste et démocratique où la justice sociale, le partage des richesses et la souveraineté nationale restent les principales boussoles de l’action publique de l’État" [6].

Face aux présentations partiales, qui montrent la situation de façon artificielle sous un jour favorable, des points de vue divergents s’expriment également, notamment dans le sens de critiques qui se conçoivent comme "de gauche". En ce qui concerne ces dernières, il s’agit en bonne partie de constats sommaires qu’on pourrait, à première vue, partager. Pourtant, ils servent en général à promouvoir des orientations politiques pour le moins défectueuses.

Nous exposerons plus loin notre point de vue, nullement conforme aux interprétations mal fondées en question. Mais pour arriver à une analyse correcte de la réalité, il faut en premier lieu se baser sur un examen concret des faits. Il n’est pas convenable de prendre simplement comme référence les positions exprimées par telle ou telle force politique comme par exemple le régime cubain.

La Bolivie, dans le passé autant que dans l’actualité récente, est marquée par une multiplicité de caractéristiques particulières, dont celles propres à la population autochtone et aux territoires de l’Amazonie. Dans ce qui suit, nous nous limitons à aborder sélectivement quelques aspects significatifs parmi d’autres, pour montrer en quoi les prises de positions telles que celles citées sont foncièrement erronées. Cette restriction laisse de côté en particulier un sujet qui est d’importance, celui du caractère affiché de l’État comme "plurinational". Il est clair que dans les conditions de l’Amérique latine en général et plus particulièrement dans le cas de la Bolivie, la "question nationale" se pose de manière différente en comparaison à d’autres régions comme l’Europe, où les conflits de nationalité ne s’inscrivent pas dans le contexte historique des empires coloniaux. Or, la question des populations autochtones et de la façon dont les problèmes liés sont traités par le gouvernement, fait partie des aspects litigieux du prétendu "progressisme" du régime. Cependant l’analyse de cette problématique déborderait du cadre choisi pour le présent article.

Présence importante du capital impérialiste dans le secteur des hydrocarbures

Historiquement, en Bolivie, l’intervention de l’État dans l’industrie pétrolière a été soumise à des oscillations, passant par des étapes successives. En 1936 est créée la société d’État Gisements pétroliers nationaux de Bolivie (Yacimientos Petrolíferos Fiscales de Bolivia, YPFB). En 1937 le gouvernement expulse la Standard Oil, compagnie US jusque-là seule concessionnaire de champs pétroliers, et confisque ses biens. En 1969 le gouvernement reprend le contrôle des concessions qui entretemps avaient été accordées à la Gulf Oil, autre compagnie US. À partir des années 1980 s’effectue un processus graduel qui fait intervenir des groupes privés transnationales. Il aboutit sous la présidence de Gonzalo Sánchez de Lozada (1993–1997) à l’adoption de lois qui légitiment le transfert d’actifs, installations, activités d’exploration et d’exploitation de gaz et pétrole jusqu’au raffinage et la commercialisation, au bénéfice du capital international. La YPFB renonce à son monopole par la constitution de trois sociétés à capital mixte, 50 % public et 50 % privé: Chaco (avec Amoco), Andina (avec YPF, Pluspetrol, et Perez Companc), Transredes (avec Enron, Shell, British Petrol et Petrobras) [7]. Ces sociétés payent à l’État des royalties à hauteur de 18 %. Durant la deuxième présidence de Sánchez (2002-2003) la situation ainsi créée finit par provoquer des conflits sociaux et en 2003 éclate un mouvement de protestation massive [8]. Il est violemment réprimé, avec comme résultat la mort de plus de 70 personnes, Sánchez démissionne et s’enfuit aux USA. Son successeur Carlos Mesa engage un référendum au sujet d’un ensemble de mesures législatives concernant la YPFB et la propriété des ressources d’hydrocarbures. Les propositions sont approuvées par une large majorité. Le Congrès adopte alors une loi sur les hydrocarbures, qui, entre autre, prévoit pour le processus d’extraction, un impôt de 32 % s’ajoutant aux royalties de 18 %. Mesa refuse de ratifier la loi, ce qui renouvèle le conflit et conduit à la démission du président. Après une période de gouvernement de transition, des élections ont lieu en décembre 2005 et Evo Morales est élu par 53,7 % des votes (il avait été candidat aussi précédemment, aux élections de 2002).

C’est un fait qu’en mai 2006, le gouvernement de Bolivie adopte un décret au sujet des hydrocarbures qui fait intervenir le terme de "nationalisation" sur deux points [9]. En premier lieu il stipule que "dans l’exercice de la souveraineté nationale […] s’effectue la nationalisation des ressources naturelles en hydrocarbures du pays" et que "l’État récupère la propriété, la détention et le contrôle total et absolu de ces ressources". Par ailleurs il stipule que "s’effectue la nationalisation du nombre d’actions nécessaires afin que YPFB contrôle au moins 50 % plus 1 dans les sociétés Chaco S.A., Andina S.A., Transredes S.A., Petrobras Bolivia Refinación S.A. et Compañía Logística de Hidrocarburos de Bolivia S.A.", qui sont les sociétés à capitaux mixtes telles qu’elles s’étaient formées à partir des mesures en ce sens entamées par Sánchez de Lozada.

Ainsi le décret en question donne une portée fortement limitée au terme de "nationalisation". Il faut souligner en premier lieu que cette "nationalisation" a pour objet les "ressources naturelles en hydrocarbures", c’est-à-dire les substances de cette catégorie, qu’elles soient encore enfouies dans le sous-sol ou extraites en vue de leur valorisation. La signification concrète de la phrase ressort de celle qui suit immédiatement, définissant le rôle de la société d’État YPFB chargée d’exercer ce contrôle: "YPFB, au nom et pour le compte de l’État, dans l’exercice plein et entier de la propriété de tous les hydrocarbures produits dans le pays, assume leur commercialisation en définissant les conditions, les volumes et les prix tant pour le marché intérieur que pour l’exportation et l’industrialisation." Quant au contrôle majoritaire des sociétés mixtes, la procédure de "nationalisation" prévue consiste en une récupération partielle d’actions. Ce n’est qu’en cas de refus d’un arrangement mutuel de la part des actionnaires concernés que ceux‑ci devront céder la totalité des actions qu’ils détiennent.

Cette "nationalisation des actions" se fait par voie d’achat. Dans le cas de Chaco, Amoco n’accepte pas la révision du contrat, l’État acquiert donc la totalité des actions détenues par Amoco. En ce qui concerne Andina, la situation s’était modifiée depuis la constitution initiale de cette société: c’est Repsol-YPF, filiale du groupe espagnol Repsol, qui détient la participation privée de 50 % [10]. L’accord entre YPFB et Repsol-YPF se contente de transférer à YPFB 1,08 % supplémentaires du capital d’Andina. Par ailleurs sont maintenus les contrats conclus avec Repsol-YFB concernant l’exploration et la production.

Pour mettre en pratique l’objectif déclaré, le décret déclare la nécessité, pour les sociétés qui opèrent dans le pays, de négocier de nouveaux contrats de façon à ce qu’elles poursuivent leurs activités selon les modalités convenues. Si, pour une société donnée, les négociations n’aboutissent pas, elle ne sera pas autorisée à maintenir ses activités dans le pays.

Les sociétés qui effectuent des opérations d’extraction doivent remettre toute la production en propriété à YPFB, qui contrôle la commercialisation. Une partie des revenus qui en résultent est ensuite transférée aux sociétés dans des proportions établies par les contrats respectifs. Les montants revenant à l’État consistent comme avant des royalties de 18 % et d’un impôt de 32 %, mais s’y ajoute un autre montant, variable, qui dépend d’une formule spécifique. Dans les faits, la part des bénéfices revenant aux compagnies transnationales s’élève à environ 40 %.

La quasi-totalité de la production du pays résulte alors de l’activité des sociétés suivantes: Repsol, Petrobras, Total E&P Bolivie, YPFB et ses filiales (YPFB-Andina, YPFB-Chaco, YPFB- Petroandina), Pluspetrol, BG Bolivia, Vintage Petroleum, Petrobras Argentina [11]. Repsol occupe de loin la place prépondérante.

En résumé on constate:

– Le secteur des hydrocarbures est essentiel pour l’économie du pays.

– L’État exerce un "contrôle" dans le sens que YPFB, par l’obligation que la production lui soit remise, constitue le point de passage central dans la chaine d’exploration-extraction-commercialisation-répartition des revenus. Mais on est loin du verbiage au sujet du "contrôle total et absolu de ces ressources" figurant dans le décret de 2006.

– Les chiffres montrent, en ce qui concerne notamment Repsol, que les activités dans le pays sont tout à fait rentables, ce qui signifie que la spoliation de la part du capital impérialiste n’a nullement été jugulée.

L’État dans le secteur des minerais: capitaliste et minoritaire

En 2015, dans le secteur minier, l’effectif employé par l’État était de 7.575 sur un total national dans ce secteur de 135.529, c’est-à-dire 5,6 %. En 2005, les données correspondantes étaient de 117 pour l’État sur un total de 55.717, c’est-à-dire 0,2 %.

Les acteurs du secteur se composent de l’État, d’entreprises privées et de coopératives. La production, mesurée en valeur, se répartissait en 2017 de la manière suivante: l’État 7,2 %; les entreprises privées 57,2%; les coopératives 35,6 %. En 2005, les données correspondantes étaient les suivantes: l’État 0; les entreprises privées 55,1%; les coopératives 44,9 %.

En 2009 est adoptée une nouvelle Constitution Politique de l’État qui modifie notamment le régime concernant les ressources minières. Les principes appliqués sont similaires à ceux concernant les hydrocarbures. Antérieurement, les concessions d’extraction et d’exploitation étaient considérées juridiquement comme un bien immeuble, transférable. Elles sont remplacées par des contrats d’association qui prévoient notamment pour l’État une participation aux résultats de plus de 50 %. Cependant, une exception est accordée dans le cas de la mine de San Cristóbal qui garde le statut de concession privée. Dans ce dispositif, l’État est représenté par une société, la Corporation minière de Bolivie (Corporación Minera de Bolivia, Comibol). Les origines de la Comibol remontent à la formation d’un secteur nationalisé en 1952, mais postérieurement l’organisme avait été démantelé en gardant une existence purement formelle.

Un nombre réduit de gisements constitue la base principale du secteur minier (entre parenthèses, les sociétés ‑ transnationales ‑ qui opèrent dans les zones respectives): Huanuni (intégré à la Comibol en 2006), San Cristóbal (Sumitomo, japonais), San Bartolomé (Coeur d’Alene, US), Bolívar, Colquiri, Porco, Poopó (Glencore, suisse), San Vicente (Pan American Silver, canadien), Don Mario (Orvana Minerals, canadien).

Nationalisations à contrecœur

Après une période de cessions de mines à des sociétés privées, précédant la venue du MAS au gouvernement, l’intervention de l’État a été rétablie à l’égard de plusieurs mines à partir de 2006. Il s’agissait non pas d’une stratégie globale mais d’opérations politiques motivées par des conflits d’intérêts internes au secteur minier, pour le contrôle des gisements. Le gouvernement n’avait pas pour autant décidé d’éviter le recours aux sociétés transnationales. Pour lui, la conclusion d’accords avec des sociétés étrangères restait un moyen primordial dans l’objectif d’exploiter les ressources minières. Il se trouve que parfois le gouvernement mettait un terme à des coopérations entamées, cependant ce n’était nullement par détermination "antiimpérialiste", mais parce que contre son gré les affaires tournaient mal.

Huanuni

Durant la première moitié du 20e siècle, s’établit à Llallagua le centre minier le plus important de Bolivie, pour l’extraction de l’étain. En 1952 les mines furent nationalisées, la mine d’étain de Huanuni passait à occuper la place prépondérante, situation qui perdurait depuis. En 2000 elle fut privatisée, moyennant la signature d’un contrat avec une société britannique. Celle‑ci en 2002 se trouva en faillite, la procédure de liquidation conduisit au transfert des droits sur la mine, à des coopératives. En 2006 la mine est intégrée à la Comibol, à la suite de violents heurts opposant les 800 salariés de la Comibol à 4000 mineurs membres de coopératives.

De 2006 à 2009, Huanuni fournit 50 % de la production nationale d’étain. Mais des difficultés apparaissent, liées d’abord à l’augmentation brusque des effectifs de la Comibol consécutive à l’absorption de la mine (de 818 à 4.697 en 2008), ainsi qu’à l’épuisement des réserves, à la baisse du prix à l’exportation ainsi qu’à la construction de nouvelles installations.

Colquiri – Glencore

À partir de 1952, Gonzalo Sánchez de Lozada ‑ qui sera président de Bolivie de 1993 à 1997 ainsi que 2002 à 2003 ‑ crée diverses entreprises, dont la Compañía Minera del Sur (Comsur) en 1962 à partir de l’exploitation de la mine de Porco, et s’établit comme un des entrepreneurs les plus puissants dans le secteur de l’étain et du zinc. En 1990 le groupe britannique Rio Tinto acquiert 30 % du capital de la Comsur, qui développe des ramifications sur le continent sud-américain, notamment en Argentine et au Panama. En 1999 une partie des gisements de Colquiri est attribuée à Comsur en alliance avec une institution financière publique de la Grande-Bretagne. Le conflit en rapport avec la politique du gouvernement en matière de l’approvisionnement en gaz qui éclate durant le deuxième mandat présidentiel de Sanchez, amène celui-ci à s’exiler aux USA. Il conclut une transaction avec le groupe suisse Glencore International qui, moyennant un montage financier étalé entre 2004 et 2006, acquiert la Comsur, laquelle en cours de route change de nom en Sinch’ì Wayra. Sinch’ì Wayra contrôle alors les gisements de zinc, argent, plomb, étain, de Colquiri, Bolívar, Porco y Poopó.

En mars 2012 le gouvernement achève des négociations avec Glencore en vue de l’actualisation des contrats qui liaient autrefois la Comsur à la Comibol. Il est prévu que soit établie une association sur la base d’une répartition de 55 % pour la Comibol et 45 % pour la filiale de Glencore. Dans la zone concernée opèrent les coopératives "26 de Febrero" constituée en 1987, et "21 de diciembre". En mai 2004 un groupe de mineurs des coopératives avait effectué une occupation des lieux pour réclamer l’attribution de nouvelles zones d’exploitation. En 2012, en mai un millier de mineurs membres de coopératives occupent la mine pour relancer leur demande. En juin, un accord est signé entre la Sinchi Wayra Colquiri Mining, le ministère des Mines, des représentants des coopératives, et la Fédération nationale de coopératives minières (Federación nacional de cooperativas mineras, Fencomin). L’accord indique que, avec l’approbation de la Comibol, la société Colquiri a pris la disposition de transférer à ces coopératives le filon qu’elles exploitent, ceci avec comme condition que toute la production de minerai brut soit vendue à la société. Néanmoins, la Fédération syndicale de travailleurs des mines (Federación sindical de trabajadores mineros de Bolivia, FSTMB) et les travailleurs de Colquiri, qui ne font pas partie de l’accord, continuent de faire pression et de négocier avec le gouvernement pour la "nationalisation de Colquiri" dans les jours suivants. Le gouvernement s’engage effectivement dans cette voie, en précisant qu’il respectera l’accord du transfert du filon aux coopératives et que la mesure n’affectera que le contrat avec Sinchi Wayra, et non celui avec les coopératives. Malgré le fait que la Fencomin a accepté l’accord, les coopératives de Colquiri poursuivent l’occupation de la mine, puis les salariés finissent par récupérer de force le terrain.

Indépendamment de ces complications, l’État maintient son alliance avec Glencore en d’autres lieux. Ainsi en 2013 la Comibol s’associe avec Sinchi Wayra pour opérer les gisements Porco (Potosí) et Bolívar (Oruro), sur la base d’un contrat avec une participation de 55 % pour l’État et 45 % pour Glencore. À cette occasion Sinchi Wayra change sa dénomination en Illapa. Outre la mine de Colquiri, Glencore avait aussi acquis auprès de Sánchez de Lozada l’Entreprise métallurgique Vinto (Empresa Metalúrgica Vinto). Celle-ci est reprise par l’État en 2007. Elle a pour principal fournisseur de concentrés de minerais l’Entreprise minière Huanuni (Empresa Minera Huanuni).

Mallku Khota – South American Silver

Le gouvernement procède en 2012 à une troisième nationalisation, celle du gisement de Mallku Khota, contrôlé par l’entreprise canadienne South American Silver à travers l’Entreprise minière Mallku Khota (Empresa Minera Mallku Khota). À la différence de Huanuni et de Colquiri, cette nationalisation a son origine non pas dans un conflit entre mineurs, mais un conflit opposant l’entreprise aux communautés paysannes autochtones désirant constituer leur propre entreprise communautaire. La mine est finalement nationalisée après des mois de conflits faisant un mort et des dizaines de blessés.

Mine d’Amayapampa

Amayapampa est un district où se trouvent des gisements d’antimoine et d’or. En 1994 la concession minière, initialement propriété de citoyens boliviens, est vendue à une société canadienne, Da Capo Resources, qui en 1996 s’unit avec une société US, Granges, pour former Vista Gold, laquelle à travers sa filiale Vista Gold Antigua intervient en Bolivie avec la société Minera Nueva Vista. Les démarches de Vista Gold se heurtent à la population autochtone, qui se mobilise pour défendre ses intérêts. Le conflit aboutit en décembre 1996 à une intervention de l’armée qui fait dix morts parmi la population (plus un commandant du côté des forces publiques) et des dizaines de blessés.

En 2008 la société australienne Republic Gold, qui opère en Bolivie à travers sa filiale Buena Vista, acquiert Vista Gold Antigua. Durant toutes ces années depuis 1994, sont effectués uniquement des travaux d’exploration, sans production quelconque. Le gouvernement garde une attitude d’expectative, ainsi en 2009 encore, le ministre des mines explique "ni l’entreprise ni le gouvernement" n’ont réussi jusqu’alors de convaincre la population d’accepter les opérations minières [12]. En 2012 finalement le gouvernement contacte Republic Gold pour discuter de l’éventualité de prendre en charge la mine. Cependant dans le même temps il déclare ne pas disposer encore des fonds d’investissements nécessaires. Puis cette même année, Nueva Vista Antigua change encore une fois de propriétaire, étant reprise par la société Lion Gold, basée à Singapour. La situation n’évolue pas pour autant et le gouvernement finit par décider en 2015 l’annulation de la concession minière, Lion Gold réagit en abandonnant le pays et laisse derrière elle une dette considérable envers les 280 travailleurs. L’année suivante le gouvernement s’engage à construire sur place une usine de traitement des minerais, mais il précise aussi qu’il ne prendra pas à son compte les rémunérations antérieures dues.

Le syndicat des mineurs d’Amayapampa exprime son mécontentement par la voix de son secrétaire [13]: "Nous exigeons que la mine passe entre nos mains, puisque même l’État ne peut pas la réactiver; donc, nous les travailleurs, nous allons faire l’effort de réactiver." Il suggère qu’en créant une entreprise ils pourraient mettre en place des meilleurs procédés de travail. En octobre 2016 la Comibol lance de manière officielle les opérations à Amayapampa, en incluant 280 travailleurs, qui semblent ainsi trouver enfin satisfaction de ce qu’ils ont exigé en permanence. Or les péripéties se poursuivent. En octobre 2018 se tient une réunion entre les mineurs, le ministre des Mines, César Navarro, et le président de la Comibol, Zelmar Andia. Le gouvernement annonce qu’une commission de la Comibol étudiera la question. En juin 2019, parmi de multiples actions revendicatives de mineurs, les travailleurs d’Amayapampa manifestent pour réitérer leur demande ‑ que l’État consacre les investissements nécessaires pour réactiver la capacité productive du centre minier ‑ , et en aout ils se mobilisent à nouveau pour une manifestation. Puis, en septembre, le gouvernement reçoit les dirigeants de trois syndicats de mineurs, dont celui d’Amayapampa. Le feuilleton s’arrête là pour l’instant, à cause du coup d’État.

Sociétés minières transnationales

D’autres sociétés minières transnationales opèrent en Bolivie, sous le régime d’Evo Morales.

Mutún – Jindal Steel Bolivia/Sinosteel

Le gisement de fer El Mutún est localisé à l’extrême sud-est de la Bolivie, à la frontière avec le Brésil. C’est le second en importance en Amérique du Sud, après Cerra dos Carajás au nord-ouest du Brésil, et une des plus grandes réserves de fer au niveau mondial.

En 2007 est conclu un contrat entre la Comibol, l’Entreprise sidérurgique du Mutún (Empresa Siderúrgica del Mutún, ESM) et Jindal Steel Bolivia, filiale de Jindal Steel & Power, dirigé par Nabí Jindal. Au bout du compte, le contrat ne donne pas lieu à un investissement effectif à la hauteur de ce qui était convenu. Il est annulé en 2012. En 2015 le gouvernement entame des négociations avec des entreprises chinoises. En 2016 est conclu un contrat avec l’entreprise Sinosteel Equipment & Engineering. Le montant de l’inversion est financé à 85 % par un crédit de la part de la Chine, le reste par l’État. En aout 2019 il est annoncé que les installations entreront en production en 2022.

Coopératives

Dans l’activité minière, les coopératives occupent une place importante, à plusieurs égards. Ils emploient environ 160.000 personnes (qui n’apparaissent pas forcement dans les statistiques officielles), les techniques d’extraction sont rudimentaires, avec une productivité faible. Mais comme il s’agit principalement de mines aurifères, le résultat mesuré en valeur monétaire contribue fortement à la production totale du secteur minier.

Le nombre de coopératives minières augmente de 816 en 1997 à 893 en 2005, et en 2017 on compte 1.816. Concernant l’extension des zones de concession minières, la répartition selon les catégories est la suivante, en 2007: Comibol 12,72 %, entreprises 35,13 %, coopératives 2,05 %, unipersonnel 50,10 %. Le total couvre 2,36 % du territoire national. Et voici quelques chiffres concernant la répartition de l’investissement dans le secteur minier, entre sources publiques et privées (millions de dollars US): en 2006 respectivement 6,0 et 340,0; en 2015 187,6 et 180,0; en 2016 104,0 et 41,6; en 2017 113,3 et 252,8.

La politique appliquée par le gouvernement est orientée dans le sens de favoriser le secteur coopératif. En 2007 est adopté un décret qui déclare propriété public minière l’ensemble du territoire national, sans préjudice aux concessions en vigueur [14]. Étant donné l’incapacité pratique de l’État à assurer le respect de cette disposition, les activités sans autorisation prolifèrent. Par contre la consolidation des droits préconstitués est déclarée explicitement. Qui plus est, des mesures favorables au secteur des coopératives sont adoptées, notamment sur le plan de la fiscalité. Un fond de stabilisation des prix des minerais est créé, qui permet à l’État de subventionner les coopératives si les couts de production dépassent les prix internationaux. Par ailleurs, la loi de l’Environnement ne contient pas de dispositions concernant les activités minières. Par rapport à 2006 les surfaces couvertes par les coopératives avaient été multipliées par huit en 2013, et en cette dernière année est adoptée une loi visant à faciliter encore plus les contrats d’affermage.

La structure globale du secteur coopératif est caractérisée par l’existence d’un réseau qui introduit des relations intermédiaires plus ou moins souterraines: des coopératives sous-louent à d’autres, ce qui crée des rapports de sous-traitance; des coopératives ont recours à des sociétés privées pour la commercialisation vers l’extérieur. C’est une évidence que le gouvernement ne peut pas nier ouvertement.

Rafael Puente, ex‑vice-ministre du Régime Intérieur et de la Police dit [15]: "Tout le monde sait que les “coopératives” minières n’ont rien à voir avec des coopératives; en réalité, ce sont des entreprises, dont les propriétaires sont les soi-disant “associés” (et même pas tous) qui gèrent et exploitent une énorme masse de travailleurs […]. Autrement dit, ce sont des sociétés capitalistes du style d’exploitation le plus primitif, dont ce nouvel État plurinational est censé se libérer."

Alfredo Rada, vice-ministre de Coordination des Mouvements sociaux, en 2014 [16]: "Au sein du système coopératif, des coopératives sont en train de se décanter qui, sous les effets de l’accumulation de capital, ont perdu leur nature initiale d’“institutions sans but lucratif”, en revêtant des formes d’entreprises propres au capitalisme sauvage. En leur sein s’accélèrent les processus de segmentation de classes entre les membres anciens et les “travailleurs bénévoles”, qu’on a aussi coutume d’appeler “pions” […]. Les premiers sont déjà une nouvelle fraction de la bourgeoisie minière, les seconds constituent la masse de la force de travail qui opère dans des conditions de précarité […]."

En juillet 2015 surgissent au sein de l’Assemblée législative des interrogations au sujet des liens entre les coopératives et les sociétés minières privées. Certaines coopératives sont soupçonnées d’avoir conclu avec des sociétés des contrats de nature illégale au vu de la loi des mines qui avait été adoptée en 2014 [17], notamment dans les sens d’une association avec des entreprises privées nationales ou étrangères. Le débat le plus important concerne la faculté des coopératives à passer des accords avec les entreprises transnationales, ce qui permet à ces dernières de conquérir de nouvelles zones de travail tout en bénéficiant du caractère "social" des coopératives pour être exemptées de certains impôts et du contrôle environnemental. De telles possibilités sont inscrites dans la Constitution, mais leur institutionnalisation figurant dans un premier projet de loi des mines a engendré de vives critiques à tel point que les formulations en question ont été supprimées avant l’approbation de la loi au parlement. S’il n’est plus permis aux coopératives de passer des accords avec des sociétés transnationales, la nouvelle loi établit cependant que les contrats passés antérieurement sont maintenus. En outre les coopératives s’opposaient à la modification de la loi générale de coopératives minières, pour autant que cette modification a pour objet [18]: "Reconnaitre les droits dans le domaine du travail de toutes les personnes qui, sans être des associées, fournissent des services dans les coopératives minières".

Dans ce contexte, en aout 2016 des affrontements violents opposent des membres de coopératives et les forces spéciales de police, ayant pour résultat cinq morts (dont quatre par balles) parmi les mineurs, ainsi que la séquestration du vice-ministre de l’Intérieur Rodolfo Illanes, qui meurt suite à des coups violents.

Le gouvernement mène une enquête qui confirme l’existence de contrats non conformes à la loi. Ces contrats avaient été conclus sur la base du Code des mines de 1997 [19]. En conclusion est adoptée une série de décrets. Concernant la question de la syndicalisation [20], sont préservés les cas préexistants où des syndicats incluent des adhérents qui ont le statut d’associé d’une coopérative, et est déclarée légale la constitution dans le futur, de syndicats dans les coopératives à activité de service. Les secteurs d’activité productive ne sont pas mentionnés. Un des décrets ordonne l’annulation des concessions minières impliquées dans des transactions entre coopératives et entreprises privées. Des concessions concernant la mine de San Bartolomé accordées à l’entreprise Manquiri sont effectivement annulées [21].

Cependant la problématique restera ouverte. Le gouvernement accorde des délais aux coopératives pour mettre en œuvre les mesures nécessaires, et parallèlement négocie avec la Fencomin, laquelle met en sourdine son opposition à la nouvelle législation. En octobre 2016 est adoptée une loi qui vise à clarifier le statut des coopératives en rapport avec la question des concessions [22]. Il contient des dispositions qui permettent des arrangements alternatifs avec les sociétés transnationales de sorte à préserver les intérêts de celles‑ci. Se maintient la figure existant des contrats de concessions, mais s’ajoute un nouveau type qui n’est pas soumis à la règle de participation à 55 % de l’État. Par ailleurs, est ratifiée la liberté accordée aux coopératives de contracter des salariés sans perdre leur caractère social en tant qu’entités sans but lucratif, ce qui préserve le statut spécifique concernant l’imposition. En décembre 2018 est adoptée une autre loi, qui instaure un nouveau type de contrat qui pourra être souscrit par la Comibol avec les coopératives minières, lequel permet aux coopératives de participer au développement de toute la chaine productif dans les zones de réserve nationale [23]. Dans la pratique, ce type de transactions était déjà en cours depuis 2013, sur la base d’une disposition transitoire.

Le secteur d’État de l’économie: capitaliste et minoritaire

En dehors des secteurs des hydrocarbures et des mines, le gouvernement a procédé à quelques autres expropriations, essentiellement dans le secteur de l’énergie. Cela ne change pas pour autant globalement la place de l’État dans l’économie.

La part de l’investissement public est certes élevée. Pour la période 2005-2014, elle oscille entre 44 % et 58 %, en 2015 (dernier donnée disponible) elle atteint 63 %. La part de l’investissement privé interne se situe entre 0 et 21 %, et la part restante vient de l’investissement direct étranger.

Le poids des principaux secteurs de l’économie est le suivant (% du PIB à prix courants, en 2018) [24]: services de l’administration publique 16,09 %; agriculture, sylviculture, chasse et pêche 11,48 % (pour la sous-rubrique produits agricoles industrielles 1,89 %); extraction de mines et carrières 10,93 %; industries manufacturières 10,34 %

En 2015, le nombre d’emplois dans le secteur public est de 387.926, pour une population économiquement active de 4.925.990 [25]. Dans ce total, le secteur prépondérant est celui de l’éducation, avec 177.536 emplois, tandis que les entreprises publiques comptent pour 16.366 emplois (en 2006 le nombre correspondant s’élevait à 1.022). Des données disponibles pour l’année 2012 fournissent une indication sur la structure interne de l’ensemble d’entreprises publiques, qui se caractérise par les faits suivants: le nombre total d’emplois s’élève à 11.251; cinq entreprises appartenant au secteur de l’extraction de ressources du sous-sol correspondent à 7.843 emplois, dont 1.631 pour YPFB (hydrocarbures) et 5.732 pour la Comibol (mines); sept entreprises appartiennent au secteur des services et correspondent à 2.710 emplois.

Quant à la structure globale de l’emploi, voici quelques indications.

La part de la population en âge de travailler [26] s’élève à 78 % de la population totale (données 4e trimestre 2016). Mais seulement 48 % appartiennent à la catégorie des personnes économiquement actives [27]. En distinguant la population urbaine et la population rurale, les parts des personnes économiquement actives sont respectivement 30,6 % et 17,4 %. Le régime se fait fier d’un taux de chômage qui est le plus faible en comparaison aux autres pays du continent latino-américain: ce taux, qui se mesure relativement à la catégorie des personnes économiquement actives, est de 4,5 % pour la population urbaine et de 0,8 % pour la population rurale. Un tel constat n’enlève en rien l’importance à d’autres caractéristiques de la situation, dont le travail dit "informel", catégorie spécifique à l’intérieur de la population ayant un emploi. Le gouvernement du MAS considère que la notion n’est pas pertinente, ce qui est vrai dans la mesure où en la matière les différents critères pour définir formellement une mesure statistique sont discutables. Mais qualitativement il s’agit d’un problème de premier ordre.

Divers faits indiquent l’ampleur de ce phénomène de précarité. En 2015 seulement 24,9 % de la population occupée disposent d’une certaine couverture d’assurance maladie [28]. À l’égard des bénéficiaires d’une pension de retraite, le taux est de 48,3 % pour les travailleurs salariés, de 5 % pour les indépendants, et pour l’ensemble des travailleurs, de 21,9 %: cette moyenne reflète la prépondérance numérique des travailleurs indépendants. L’activité des commerçants de rue (en fait dans la grande majorité, commerçantes) constitue un cas de figure parmi d’autres du travail informel. Par exemple, pour l’agglomération de El Alto, voisine de La Paz et comptant quelque 850.000 habitants, on estime à environ 70 % la part des personnes qui sont en situation de travail informel [29]. Par ailleurs, le travail d’enfants est répandu: en 2018, au sein de la population économiquement active les enfants de 7 à 9 ans comptent pour 6,1 %, et ceux de 10 à 13 ans pour 11,7 % [30].

Un discours politique qui penche vers l’imaginaire

D’un point de vue pragmatique, le calcul de Morales est simple: nourrir le budget de l’État grâce aux exportations des ressources minières en s’appuyant sur le capital privé national et extérieur, exhiber les taux de croissance ainsi obtenus et mettre en avant comme objectif la redistribution en faveur de la population. Or, en réalité prime la volonté de faire en sorte que la Bolivie conquière une position plus avantageuse dans la hiérarchie propre au système impérialiste mondiale. À cet égard, Morales n’hésite pas à prédire l’avenir en ayant recours à des projections statistiques téméraires. Dans un discours prononcé en aout 2019 en vue des élections présidentielles, il dit [31]: "Je suis presque sûr que d’ici à 15 ou 20 ans, la Bolivie, rappelez-vous, va être une puissance économique dans la région et peut‑être dans le monde."

Dans le cadre de l’approfondissement du système capitaliste impérialiste mondial, certains pays en dehors des puissances impérialistes dominantes ont pu développer l’économie nationale de sorte à disposer de forces productives correspondant effectivement, du point de vue technique et organisationnel, au stade impérialiste du capitalisme. C’est le cas pour le Brésil, entre autres. Morales aurait voulu hisser la Bolivie au même niveau, mais il fait figure de grenouille qui veut être aussi gros que le bœuf.

Les problématiques liées à l’exploitation des gisements de lithium sont symptomatiques. À une certaine époque assez lointaine, était en vogue dans les pays dits "de la périphérie" une stratégie pour promouvoir le développement consistant à s’efforcer à remplacer les produits élaborés importés, par des produits fabriqués dans le cadre national. Morales visait plus haut. En 2018, il explique [32]: "Quand nous aurons la grande industrie du lithium, la Bolivie décidera le prix pour le monde, ce sera entre les mains des Boliviens." Et il engage le projet d’une usine pour la fabrication de batteries au lithium, destinées à l’exportation vers l’industrie de l’automobile. Ainsi la prétention d’être "antiimpérialiste" tourne à la farce, et en s’engageant sur cette voie, la Bolivie subirait encore plus toutes sortes de contrariétés. La crise dans le domaine des sources d’énergies fossiles va de pair avec la crise du secteur d’automobile. Après un hypothétique essor autour des voitures électriques viendra une autre crise qui frappera les filières techniques qui auraient remplacé celles devenues obsolètes. Et en ce qui concerne le lithium, la situation est dès maintenant similaire à celle du pétrole. Après une hausse récente des prix du lithium, est venu un cycle de baisse. Et dans la perspective sur laquelle compte Morales, que le MAS reprendrait le gouvernement, il devrait réfléchir de plus près sur ce que peut signifier l’éventualité de décider le prix du lithium sur le marché mondial. Actuellement, se mène une guerre sévère sur le prix du pétrole, non pas à la hausse, mais dans le sens que la Russie provoque délibérément une baisse, dans l’espoir de ruiner les producteurs US, dont les couts de production sont plus élevés.

Morales, dans ses déclarations proprement politiques, afin de tracer un autoportrait susceptible d’enchanter quelques-uns, manie certains qualificatifs de façon totalement arbitraire [33]: "Actuellement, il y a beaucoup de présidents de tendance communiste marxiste-léniniste, j’en fais partie." Et pour mettre en garde ceux qui seraient enclins à le croire sur parole, on peut faire remarquer qu’il a aussi parlé du "Frère Pape François, qui est anticapitaliste et anti-impérialiste" [34].

Néanmoins il dit parfois des vérités [35]: "Les nouvelles générations doivent réaliser qui sont les ennemis. Le capitalisme et l’impérialisme ne leur garantissent pas l’avenir." Mais il n’en tire pas la conclusion qui s’impose: que la politique qu’il applique consiste à travailler main dans la main avec l’ennemi. Au lieu de cela, il se construit un discours qui prétend que c’est grâce à son rôle d’intermédiation que le capitalisme et l’impérialisme fournissent le moyen d’amener la Bolivie vers un futur heureux.

Si nous avons présenté dans toute la partie antérieure de cet article certains éléments d’analyse, c’est pour aider à apprécier à leur juste valeur les argumentations de Morales et des autres personnalités ayant déterminé les orientation de son régime.

Morales [36]: "Nous avons démontré que sans le capitalisme et sans le FMI nous pouvons avoir une Bolivie prospère."

Voyons: "sans le capitalisme". Sans même aborder la question de la nature des rapports sociaux de production, il est en tout cas évident que le gouvernement du MAS ne pouvait pas se passer des capitalistes.

Morales [37]: "Nous sommes passés d’un État colonial à un État plurinational à économie plurielle, où l’État se place à la tête de l’investissement, accompagné par le secteur privé, mais aussi par les secteurs associatifs comme les coopératives, les entreprises communautaires, familiales."

Voyons encore: "l’État se place à la tête de l’investissement". C’est vrai si on se limite à examiner les chiffres globaux comparés des investissements publics et privés, mais cela s’avère faux quand on examine la situation des secteurs déterminants pour l’économie ‑ l’extraction de ressources du sous-sol ‑, en termes statistiques et surtout d’un point de vue de la structure de l’appareil productif.

Et voyons encore: "l’État […] accompagné par le secteur privé, mais aussi par les secteurs associatifs […]". Au vu de la réalité, il ne semble pas que le "secteur privé" conçoive son rôle sous la forme de "l’accompagnement" de l’État. Et les "secteurs associatifs" ne sont nullement en bon termes avec l’État, bien que le gouvernement cherche effectivement à les amadouer. En ce qui concerne en particulier les coopératives, qui entretiennent des relations conflictuelles avec le gouvernement, Morales s’en accommode. Un journaliste commente à ce sujet [38]: "Evo a coutume de dire qu’après le “manq’anaku” vient le “munanaku” (après la bagarre vient la réconciliation). Et cela s’est produit entre le MAS et la Fencomin."

Mais Morales doit aussi assumer le personnage d’anticapitaliste et antiimpérialiste qu’il affectionne. Par conséquent il ne dit pas les choses franchement comme elles sont, mais expose un discours retors [39]:

« "Nous ne voulons pas arracher l’économie aux secteurs privés", a déclaré Morales […]. Il a assuré que les expropriations […] n’ont pas découragé les investissements en Bolivie car pendant ses sept années de gestion, la moyenne des capitaux étrangers est plus élevée que celle durant les sept années précédentes. "Nous avons nationalisé et les investissements ne se sont pas enfuies", a indiqué le président […]. […] Malgré ces chiffres positifs, le président n’a pas éludé les critiques envers la société d’État minière Colquiri pour les mauvais résultats obtenus après son expropriation à l’égard de la société suisse Glencore […]. "Si la nationalisation revient à produire moins, il n’y a aucune raison de nationaliser", a expliqué Morales, exigeant de meilleures performances de Colquiri, qui a réduit sa production, malgré l’augmentation de ses effectifs. »

Le vice-président, Álvaro García Linera, prend soin de développer des argumentations plus structurées. Il se caractérise lui-même comme "marxiste classique". En 1986 il se trouvait parmi les fondateurs de l’Armée de guérilla Túpac Katari (Ejército Guerrillero Túpac Katari, EGTK) dont l’objectif était d’appuyer l’insurrection des autochtones. En 1992 il est appréhendé et incarcéré, libéré en 1997. Un autre dirigeant de l’EGTK, Felipe Quispe ‑ qui, lui, est resté fidèle à ses activités militantes jusqu’aux jours présents ‑ dit de García Linera [40]: "Il sera toujours un traitre, où qu’il soit et devant quiconque. […] Ce traitre est passé de l’armée de guérilla Tupak Katari (EGTK) aux tâches les plus détestables et les plus répugnantes et s’est incrusté au milieu du gouvernement du “Processus de changement”."

García Linera, tenant compte des caractéristiques particulières de Bolivie, ne prend pas directement à son compte la perspective du "socialisme du 21e siècle" qu’avait promue l’ex‑président du Venezuela Hugo Chávez. Il conçoit le socialisme comme un objectif plutôt éloigné, dont on doit se rapprocher, en Bolivie, à travers le développement d’un "capitalisme andino-amazonien" [41]:

« […] nos forces seront fondamentalement dirigées vers la mise en œuvre d’un nouveau modèle économique que j’ai appelé, provisoirement, "capitalisme andin-amazonien". En d’autres termes, la construction d’un État fort destiné à réguler l’expansion de l’économie industrielle, à extraire ses excédents et à les transférer vers le milieu communautaire pour favoriser des formes d’auto-organisation et de développement mercantile proprement andines et amazoniennes. […] Le triomphe du MAS ouvre une possibilité de transformation radicale de la société et de l’État, mais pas dans une perspective socialiste (du moins à court terme), comme le propose une partie de la gauche. »

García Linera précise la façon dont il conçoit le passage du "court terme" au futur plus éloigné, de la manière suivante [42]:

« La Bolivie est capitaliste au sens marxiste du terme, bien que pas pleinement capitaliste et c’est sa vertu. Cette particularité du capitalisme local […], nous l’avons appelé capitalisme andino-amazonien. […] les possibilités de transformation et d’émancipation de la société bolivienne vont en ce sens: à rééquilibrer les formes économiques non capitalistes avec les formes capitalistes, à favoriser ces formes non capitalistes afin que, au fil du temps, elles génèrent des processus de communarisation amplifiée qui permettent de penser à un post-capitalisme. Le post-néolibéralisme est une forme de capitalisme, mais nous pensons qu’il contient un ensemble de forces et de structures sociales qui, avec le temps, pourraient devenir post-capitalistes. »

C’est fort de cette conviction qu’il partage les prises de position de Morales au sujet des "accompagnants" bienvenus par l’État [43]:

« [García Linera:] "L’État bolivien doit contrôler l’épine dorsale du système économique, il doit laisser le travail ouvert, des zones de production pour d’autres secteurs sociaux tels que celui des entreprises, le secteur associé, celui des micro-entreprises, le secteur artisanal, le secteur agraire, le secteur paysan, celui coopérative, (l’État) doit permettre que d’autres secteurs croissent, se développent et fassent fructifier les ressources du pays et de l’État." »

Il ne nie pas les rapports conflictuels entre certaines composantes sociales au sein de la société. Mais loin de "prendre le taureau par les cornes", il tente de couvrir par des sophismes le fait que le régime s’oblige constamment à faire un grand écart pour s’assurer tant bien que mal le soutien de groupes aux intérêts fortement divergents [44]:

« Nous avons alors été confrontés à un problème entre des camarades qui nous ont demandé de nationaliser et d’autres qui nous ont demandé de tout "coopérativiser". [Cf. plus haut, Colquiri, juin 2012. Nous avons passé 20 jours tristes et dangereux où des affrontements entre frères se sont présentés, mais heureusement, le dialogue a prévalu et nous avons trouvé, au moyen de méthodes démocratiques révolutionnaires, le chemin correct pour résoudre ces contradictions, qui ne sont pas antagonistes mais au sein du peuple ‑ récupérant ainsi les concepts du grand président chinois Mao Tsé-toung, un guérillero socialiste et marxiste du XXe siècle, dont nous devrions lire particulièrement les textes militaires. »

Le coup d’État et l’impérialisme mondial

Concernant le coup d’État perpétré en octobre dernier, il est clair qu’il a été manigancé par le gouvernement US, et exécuté avec son appui direct. Mais ce constat ne rend pas véridiques toutes sortes d’interprétations subjectives qui déforment la réalité. Affirmer que "le capital aujourd’hui doit à toute force empêcher que les gouvernements socialistes et progressistes trouvent des solutions" [45], n’a pas de sens au sujet de la Bolivie, puisque "le capital" ‑ du moins certaines fractions du capital national et international ‑ était pleinement impliqué dans les soi-disant "solutions" que le gouvernement de Morales mettait en œuvre. D’un autre côté les complaintes formulées par Morales et son ex‑ministre de l’Économie Luis Arce décrivent les évènements de façon tronquée [46]. "Le coup d’État […] s’est produit […] pour le lithium. Il a été conçu par des sociétés transnationales intéressées en sa privatisation, ensemble avec le gaz […]." "Maintenant, le gouvernement de facto de la Bolivie veut remettre notre lithium entre les mains des transnationales US." On a vu plus haut que les ressources naturelles en Bolivie n’ont nullement fait l’objet d’une "nationalisation" dans un sens authentique, donc il ne peut pas être approprié de parler de "privatisation". Par ailleurs il ne s’agit pas d’une affaire d’opposition bilatérale entre la Bolivie et les USA. Les enjeux se situent au niveau de la concurrence interimpérialiste mondiale.

Les impérialistes US eux-mêmes n’en font pas un secret. Le site Internet "Dialogue" [47] publie dans sa rubrique "Menaces transnationales" un article "Des entreprises chinoises exploiteront le lithium bolivien", et aussi un article "Les origines de la façon de procéder de la République populaire de Chine en Amérique latine et dans les Caraïbes". On lit [48]: "La politique de Beijin concernant l’Amérique latine et les Caraïbes est basée sur la puissance économique de la Chine, ce qui a amené de nombreux observateurs à affirmer que son influence croissante dans la région avait des objectifs économiques, elle était donc bénigne. Cependant, le Comité permanent du Politburo (CPBP) du PCC, noyau de la direction de la République populaire de Chine (RPC), met en œuvre une stratégie ambitieuse utilisant divers instruments politiques, économiques, psychologiques et militaires pour parvenir à l’hégémonie mondiale."

Certes, une idée répandue considère que l’attitude de la Chine se distingue fondamentalement de celle des USA: ceux‑ci incarnent l’ennemi impérialiste, tandis que la Chine intervient pour le bien des peuples. Il est vrai que la présence économique de la Chine en Bolivie s’est faite jusqu’ici principalement par la construction d’installations associée à des financements par voie de crédits, et non pas sous forme d’investissements directs. Mais il n’y pas de séparation mécanique entre les deux aspects. Le régime vénézuélien en fait l’expérience, dans ses rapports avec la Chine comme aussi la Russie, qui est également un partenaire économique important dans le secteur pétrolier. Fortement endetté auprès de ces deux pays et économiquement exposé à des difficultés extrêmes, le gouvernement est amené à explorer d’éventuels remèdes partiels, qui impliquerait à accorder une influence plus grande aux créditeurs. Ainsi en 2016, le gouvernement vénézuélien a affecté 49,9 % des actions de Citgo Petroleum, filiale ‑ établie aux USA ‑ de la société d’État Petróleos de Venezuela (PdVSA), comme garantie pour un crédit de 1.500 millions de dollars US accordé par le groupe pétrolier russe Rosneft [49].

Le secteur des coopératives, une plaie ouverte dans la fiction "progressiste"

L’attitude du gouvernement au sujet des coopératives s’est constamment basée sur l’appréciation de principe qu’il s’agit d’un secteur important de l’appareil productif et qu’il fallait le maintenir comme tel. À cet égard la réalité était une source évidente de conflits sévères et récurrents. Mais les actions du gouvernement pour y faire face ont en permanence été guidées par le seul objectif de contenir les affrontements entre les diverses parties prenantes, au lieu de chercher une solution à ce qui, en vue du progrès social dans un sens authentique, constitue le problème fondamental: les conditions d’exploitation et de misère que subissent une grande partie des travailleurs des mines du secteur coopératif.

Notamment, le gouvernement a toujours pris soin d’entretenir autant que possible des relations privilégiées avec la Fencomin. Au départ du régime, en 2006, Villarorel, ex‑président de la Fencomin et associé de la mine La Salvadora, a été nommé ministre des Mines. Il était en fonction durant le conflit entre membres des coopératives et des salariés à Huanuni en octobre 2006 (cf. plus haut). Ultérieurement, se sont produits des moments de tension fortes entre le gouvernement et les représentants des coopératives (cf. plus haut, Manquiri), mais le gouvernement a maintenu la politique de mesures favorisant le secteur, moyennant de multiples avantages financiers et des élargissements des concessions de zones d’exploitation.

D’ailleurs, des deux côtés les déclarations exposant les affinités ne manquaient pas. En novembre 2013, Morales atteste que [50] "le soutien que je reçois des mineurs membres de coopératives vient de 2005, à partir de cette date, elles sont des “alliés naturels” et de caractère “inconditionnel” du processus de changement". Et il met les points sur les i: "Si quelqu’un veut ignorer le coopératisme minier, il devra changer la Constitution politique de l’État". Le président de la Fencomin de l’époque, Alejandro Santos, lui rend le compliment: "Nous, les coopératives minières et les 150 mille mineurs membres de coopératives avons toujours soutenu notre président, parce que la politique de notre président est excellente, ce qui, auparavant, n’avait pas été le cas." À la même époque, Artemio Mamani, dirigeant de la Fédération régionale de coopératives minières de Potosí Nord a déclaré: "Nous garantissons que nous ferons des ravages aux élections de 2014."

Le MAS a pu s’appuyer sur des représentants des coopératives de diverses manières: Pascual Guarachi (président de la Fencomin, vice-ministre du Transport, chef du groupe parlementaire MAS), Benito Rodríguez Carvajal (membre de coopérative, vice-ministre de l’Emploi, des Services sociaux et des Coopératives), José Luis Chorolque (vice-ministre des Coopératives minières, dirigeant de la Fédération départementale de coopératives minières d’Oruro), ainsi que certains députés.

Au-delà des généralités, le gouvernement ne manque pas de souligner en quoi concrètement les coopératives lui doivent leur reconnaissance. Ainsi, Álvaro García Linera, parlant en l’occurrence comme président en exercice ‑ Morales se trouvant à l’étranger ‑ dit en mai 2014, au sujet de la nouvelle loi des mines et de la métallurgie qui vient d’être promulguée [51]: "Avec cette disposition, les coopératives minières deviennent des “producteurs de première catégorie” et pourront accéder à des filons importants. Le système coopératif n’a jamais eu droit à des zones importantes et riches en minéraux. C’est fini."

Le gouvernement va jusqu’à préserver des ambigüités intentionnelles des législateurs permettant de contourner les contraintes jugées indésirables [52]. "Le président de la Chambre des sénateurs, José Alberto Gonzales, cité dans un communiqué de presse, a expliqué jeudi, lors du débat au Sénat, qu’en aucun cas les zones ne sont retirées aux coopératives et qu’il ne s’agit pas d’une attaque contre les mineurs membres de coopératives. “Tous les mineurs membres de coopératives […] ont leurs activités absolument garanties, tant qu’elles ne transmettent pas leurs concessions à des entreprises privées”, a‑t‑il dit. Il a ajouté que la disposition est si “large” que même si une entreprise privée est détectée “utilisant un camouflage” d’une coopérative minière, elle peut se transformer en une société d’une autre caractéristique, être régie par le Code de commerce et continuer à fonctionner."

De même, pour ceux qui pourraient craindre des contrôles, le président de la Comibol José Pimentel précise d’avance qu’existent plus de 500 contrats avec des coopératives et qu’il n’est de toute façon pas possible de les inspecter et de les fiscaliser car "elles sont dispersées dans tout le pays et ce qui a été priorisé sont les contrats liés aux sociétés transnationales" [53].

On peut supposer que parmi les raisons à cette attitude bienveillante figurent des considérations pragmatiques d’électoralisme. Mais plus fondamentalement elle s’intègre dans la conception globale au sujet de l’objectif de la "redistribution des richesses", qui est intentionnellement façonnée selon une structure décentralisée, formulée officiellement: "un modèle productif basé sur la captation des rentes extractives de forme directe par les secteurs populaires" [54]. Quoi qu’il en soit, quant au fond, la persistance des problématiques liées au secteur des coopératives provient du fait que le régime est tout simplement incapable de trouver une solution.

Le cas exposé plus haut des mineurs d’Amayapampa illustre cette situation, en particulier un discours prononcé en décembre 2019 par Morales, devant une délégation de ces mineurs venus remettre à la Banque central un lot de lingots d’or fruit de leur travail. Morales insiste lourdement sur le fait que tout projet d’inversion doit être basé sur une étude et un plan établissant les perspectives de faisabilité et d’utilité. Cette exigence est justifiée. Mais telle que la situation se présente concrètement, pour les mineurs les paroles de Morales équivalent au rejet de leur demande de soutien, du simple fait que manifestement ni le gouvernement ni la direction de la Comibol ne sont en capacité d’élaborer un tel projet, ni de trouver une alternative permettant de montrer à ces travailleurs que le régime promeut le "progrès". Pire ‑ voilà ce que Morales se permet de suggérer: "Et j’aimerais que les travailleurs de la Comibol travaillent comme moi, dès cinq heures du matin [55]; quand je veux faire travailler dès cinq heures du matin, le syndicat bloque, déclare la grève. Je veux vous dire, camarades de la COB (Centrale ouvrière bolivienne – Central Obrera Boliviana), de la Fédération (la FSTMB), vous avez l’obligation d’appuyer la façon de refonder la Comibol, si nous voulons aller de l’avant, si nous voulons que nos entreprises d’État réalisent des bénéfices."

Certains, tout en critiquant le régime de Morales, se font complices du réformisme

La trajectoire qu’a traversée la Bolivie à partir de l’élection de Morales comme président fournit une fois de plus la matière à un certain type de dénonciation consistant à condamner l’intervention malfaisante de l’impérialisme ‑ en visant principalement les USA ‑ et à appeler à la défense de la souveraineté nationale du pays. On sait que l’invocation de ce principe général est souvent accompagnée de diverses réserves motivées par des scrupules de la part de ceux qui s’y réfèrent, parce qu’ils ne veulent pas soutenir ouvertement le régime concerné (voir par exemple le cas de la Syrie). Quant à la Bolivie, le contexte politique général ainsi que les résultats effectifs obtenus par le régime dans le domaine économique incitent certains à promouvoir des positions plus tranchées, en faveur de Morales.

Ceux qui en France présentent Morales comme dirigeant montrant la voie à suivre pour aller vers le progrès, transposent vers les pays dominés par l’impérialisme la vision réformiste ancrée historiquement en Europe. Le marxisme montre clairement qu’un pays capitaliste comme la France ne peut pas passer aux rapports de production socialistes au moyen de réformes mises en œuvre dans le cadre de l’État existant, et cela même si elles iraient jusqu’à inclure un changement formel de constitution. Dans le cas d’un pays comme la Bolivie, il n’est pas question de socialisme (du moins pas explicitement, même si l’idée flotte dans les têtes). L’illusion réformiste est dans ce cas reportée sur les rapports avec l’impérialisme environnant: il serait possible, par voie de réformes appliquées à l’intérieur, d’affranchir le pays, non pas de la nécessité d’entretenir des rapports économiques avec les pays impérialistes, mais de faire en sorte qu’il s’agisse de rapports qui respectent la souveraineté nationale et qui ne comportent pas d’éléments négatifs.

De cette illusion ‑ préexistant comme arrière-plan des opinions adoptées ‑ découle la tendance à présenter la réalité de façon schématique, simplifiée, faisant abstraction de tout détail qui brouillerait le tableau: ce n’est qu’ainsi que l’adaptation en question, du réformisme, peut paraitre crédible.

Quant au PCOF, les évènements en Bolivie lui fournissent une occasion d’égrener les formulations en vogue notamment du côté du PCF, au sujet de l’antilibéralisme, la souveraineté nationale, l’oligarchie financière [56]:

« Depuis 2006, la Bolivie s’était engagée dans une voie antilibérale et de souveraineté nationale en opposition en particulier avec les intérêts de l’Impérialisme américain. […] Cela a provoqué un mécontentement, que la droite, comme dans d’autres pays d’Amérique latine a instrumentalisé. Nous condamnons ce coup d’Etat réactionnaire des représentants de l’oligarchie financière bolivienne qui avec l’armée et la police, main dans la main avec l’impérialisme Yankee, veulent non seulement prendre leur revanche sur les masses populaires et les communautés indigènes, mais écraser toute velléité de progrès social et de souveraineté nationale. »

Ce genre de prise de position est associé en général à quelques réserves, pour éviter le reproche de fermer les yeux devant la réalité. Ainsi le PCOF [57]:

« Des avancées ont été réalisées. Mais elles se sont accompagnées de concessions faites par le gouvernement aux possédants, du développement du clientélisme et de la répression de mouvements de contestation qui portaient les revendications justes des indigènes, des secteurs populaires. »

D’autres, tel le NPA, expriment explicitement la vision politique correspondant à cette façon de mélanger des constats "diversifiés". Ainsi, au sujet de la Bolivie il explique, en 2013 [58]:

« […] la mobilisation actuelle […] doit d’abord et en premier lieu imposer à Morales et au processus actuel un indispensable “coup de barre” à gauche. […] La revendication d’une “vraie nationalisation” des hydrocarbures pourrait, aujourd’hui, constituer une bannière politique autour de laquelle structurer une gauche porteuse d’une critique anticapitaliste – une gauche qui, tout en faisant bloc avec le gouvernement lorsque celui-ci s’attaque aux privilèges des élites économiques, serait également capable de proposer une voie alternative face aux renoncements de l’exécutif, comme face à la bureaucratisation rapide de la nouvelle élite politique qui a accompagné Morales au pouvoir. »

Et [59]:

« Morales qui va concourir pour un troisième mandat en 2014 se trouve plus que jamais à la croisée des chemins: renforcer le processus démocratiquement en allant plus loin contre la bourgeoisie et l’impérialisme ou risquer de voir les avancées des dix dernières années s’effondrer. »

Les perspectives de la lutte antiimpérialiste

Il faut dire que l’incapacité du régime de trouver une solution à ces casse-têtes découle intrinsèquement des principes de base qui sous-tendent le système économique ‑ capitaliste ‑ tel que le régime lui-même le maintenait en existence.

Au-delà des constats critiques, il faut se prononcer sur les perspectives possibles.

Du point de vue du marxisme-léninisme, il n’est pas admis de tricher avec la réalité. L’état actuel des choses, déterminé par les caractéristiques autant de la société bolivienne que du système capitaliste impérialiste mondial, rend illusoire ‑ c’est-à-dire irréalisable ‑ l’amorce d’une transformation allant vers l’instauration de rapports de production socialistes en Bolivie. Karl Marx a démontré que la domination des rapports de production capitalistes et le développement des forces productives qu’ils impulsent, a rendu possible le passage à des rapports sociaux dépourvus de la division en classes. Simultanément ce système capitaliste fait que le rôle d’avant-garde dans la révolution socialiste revient au prolétariat. L’état présent de la société en Bolivie ne permet pas d’aller en ce sens actuellement.

Pour analyser correctement cette question, l’expérience du mouvement communiste de l’époque de l’Internationale communiste doit être prise en considération. Elle ne peut pas fournir des réponses directes toutes faites, puisque le contexte a subi des modifications considérables depuis, à différents niveaux. Mais elle donne des repères à la réflexion justement si on met en regard les réalités objectives et subjectives de l’époque antérieure et de celle actuelle.

Le Programme de l’Internationale communiste adopté par le 6e Congrès mondial, le 1er septembre 1928, comporte une partie sur "la lutte pour la dictature mondiale du prolétariat et les principaux types de révolutions", où figurent les considérations suivantes [60]:

« Pays coloniaux et semi‑coloniaux (Chine, Indes, etc.) et pays dépendants (Argentine, Brésil et autres) possédant un embryon d’industrie, parfois même une industrie développée, insuffisante toutefois dans la majorité des cas pour l’édification indépendante du socialisme; pays où prédominent les rapports sociaux du moyen âge féodal ou le “mode asiatique de production” tant dans la vie économique que dans sa superstructure politique; pays enfin, où les principales entreprises industrielles, commerciales, bancaires, les principaux moyens de transports, les plus grands domaines, les plus grandes plantations, etc., sont aux mains de groupes impérialistes étrangers. La lutte contre le féodalisme et contre les formes précapitalistes de l’exploitation et la révolution agraire poursuivie avec esprit de suite, d’une part; la lutte contre l’impérialisme étranger, pour l’indépendance nationale, d’autre part, ont ici une importance primordiale. Le passage à la dictature du prolétariat n’est possible dans ces pays, en règle générale, que par une série d’étapes préparatoires, par toute une période de transformations de la révolution bourgeoise-démocratique en révolution socialiste; le succès de l’édification socialiste y est, dans la plupart des cas, conditionné par l’appui direct des pays de dictature prolétarienne. »

Deux phrases à souligner: "Le passage à la dictature du prolétariat n’est possible dans ces pays, en règle générale, que par une série d’étapes préparatoires." Exprimée ainsi, comme une généralité, l’affirmation est justifiée dans le cas de la Bolivie. Il est du devoir des marxistes-léninistes de formuler concrètement en quoi les étapes consisteraient actuellement. "Le succès de l’édification socialiste y est, dans la plupart des cas, conditionné par l’appui direct des pays de dictature prolétarienne." De cette affirmation, on peut déduire indirectement celle qui signifie que l’édification socialiste est impossible en Bolivie en l’absence de pays de dictature du prolétariat.

Par conséquent la tâche des communistes marxistes-léninistes est double. D’une part, impulser et conduire la lutte des masses laborieuses contre l’exploitation et l’oppression exercée par la bourgeoisie nationale et internationale. Sous cet angle l’indépendance nationale économiquement parlant est un leurre. D’autre part, préparer les conditions qui rendront possible la prise du pouvoir pour l’instauration de la dictature du prolétariat, préalable à la mise en œuvre du passage à la société socialiste.

Ces énoncés sont abstraits. Le fait est que les difficultés à surmonter sont grandes, et que les forces des marxistes-léninistes dans les différents pays sont largement insuffisantes pour passer de la volonté subjective à la capacité de porter objectivement la lutte de classe à un niveau plus élevé. Mais une chose est certaine: il est extrêmement dommageable de se rendre complice des illusions réformistes, au sujet des gouvernements "progressistes", de la "souveraineté nationale", de lʼ"antiimpérialisme" confiné à des arrangements opportunistes avec telle ou telle fraction du capital.

Et il est certain aussi que, vue de l’intérieur de la Bolivie, la voie vers la victoire de la classe ouvrière sur la bourgeoisie ne passe pas par un soutien aux efforts du MAS de retrouver une place au gouvernement, sous prétexte que ce serait une alternative préférable à la prédominance des forces réactionnaires actuellement au pouvoir.


 

 

Annexe

Secteur hydrocarbures

Secteur minier

Données

La Corporation minière de Bolivie (Corporación Minera de Bolivia, Comibol)

Le contexte politique durant le 20e siècle et les antécédents de la Comibol

Le secteur des coopératives

Coopératives Cerro Rico

Expropriations

Expropriations dans le secteur de l’électricité

Expropriations diverses

Emploi

Gouvernement


 

Secteur hydrocarbures

Exportations d’hydrocarbures [61]
(Q en millions de tonnes et V en millions de dollars US)

 

2006

2007

2008

2009

2010

2011

Q

V

Q

V

Q

V

Q

V

Q

V

Q

V

16

2.060

16

2.291

17

3.549

13

2.135

16

3.015

17

4.149

 

2012

2013

2014

2015

2016 (p)

2017 (p)

Q

V

Q

V

Q

V

Q

V

Q

V

Q (p)

V

20

5.910

23

6.683

24

6.675

24

4.033

22

2.221

21

2.734

 

(p): données préliminaires.

 

Secteur minier

Données

Emploi secteur minier [62]
selon la catégorie des unités d’exploitation
(E: État, M: industrie privée moyenne, P: industrie privée petite, C: coopératives)

 

E

M

P

C

total

2005

117

3.100

2.350

50.150

55.717

2015 (p)

7.575

4.694

1.900

121.360

135.529

 

(p): données préliminaires.

 

Production de minerais concentrés (valeur, dollars US) [63]

 

 

2005

2006

2007

2008

 

 

 

industrie d’État

total

–

8.346.769

111.774.728

146.462.705

dont:

 

 

 

 

étain

–

8.346.769

111.774.728

146.462.705

zinc

–

–

–

–

cuivre

–

–

–

–

 

industrie privée
moyenne

total

347.351.187

624.852.412

783.595.111

1.279.030.956

dont:

 

 

 

 

zinc

162.742.802

365.403.663

437.074.251

546.375.337

argent

47.823.349

72.512.485

125.170.349

393.506.629

or

77.816.537

126.073.715

123.957.405

142.112.159

 

industrie privée
petite
et coopératives

total

283.441.379

517.406.391

581.727.988

585.946.473

dont:

 

 

 

 

zinc

57.137.146

201.172.281

235.927.468

162.371.677

argent

50.901.236

101.992.323

103.463.836

125.462.563

étain

84.695.710

92.048.641

78.339.001

118.733.387

 

total

 

630.792.566

1.150.605.572

1477097827

2.011.440.134

 

Production de minerais concentrés (valeur, dollars US) – suite

 

 

2009

2010

2011

2012

2013

 

 

 

État

total

137.285.309

206.083.492

261.111.316

232.446.681

286.316.496

dont:

 

 

 

 

 

étain

135.845.996

199.433.237

249.830.828

214.829.947

248.001.499

zinc

–

–

–

8.425.329

27.840.035

cuivre

1.439.313

6.650.255

8.833.218

7.146.931

9.272.238

 

industrie privée

total

1.412.255.484

1.693.936.876

2.341.818.851

1.961.507.277

1.768.896.338

dont:

 

 

 

 

 

zinc

611.192.875

753.031.234

795.944.826

611.599.502

599.479.524

argent

498.587.016

645.293.067

1.080.415.670

915.342.956

745.800.859

or (1)

112.935.680

36.322.411

80.330.502

92.673.406

111.751.168

 

coopératives

total

491.677.952

733.807.995

1.190.584.996

1.214.309.746

1.328.209.813

dont:

 

 

 

 

 

argent

128.938.338

161.006.328

288.699.536

292.240.629

252.202.838

zinc

110.676.856

138.327.547

148.285.307

139.684.644

158.174.762

or (1)

102.622.193

215.844.253

477.885.551

551.264.563

664.661.145

 

total

 

2.041.218.745

2.633.828.363

3.793.515.163

3.408.263.704

3.383.422.647

 

Note: à partir de 2009, la distinction entre catégories a été adaptée aux dispositions générales définies par la Constitution politique de l’État adoptée en 2009.

(1) Chiffres estimées pour la période 2010 à 2013.

 

Production de minerais concentrés (valeur, dollars US) – suite

 

 

2014

2015

2016

2017 (p)

 

 

 

État

total

315.383.836

246.019.283

237.253.250

301.222.123

 

dont:

 

 

 

 

 

étain

271.934.482

203.418.284

193.112.126

244.284.583

 

zinc

27.992.175

29.909.136

33.009.348

44.228.140

 

cuivre

12.415.355

9.885.267

9.432.989

10.891.125

 

industrie privée

total

1.854.983.849

1.498.674.725

1.758.727.090

2.384.044.375

 

dont:

 

 

 

 

 

zinc

712.185.012

618.530.708

784.525.038

1.231.144.808

 

argent

613.524.813

506.522.250

616.992.987

578.431.766

 

or (1)

243.821.472

132.946.211

106.755.478

231.541.016

 

coopératives

total

1.260.141.586

1.140.169.063

1.214.457.675

1.483.479.643

 

dont:

 

 

 

 

 

argent

213.015.863

153.417.080

127.419.557

91.820.449

 

zinc

232.631.268

208.814.419

197.794.730

248.266.414

 

or (1)

582.322.200

601.338.139

726.257.449

962.518.665

 

total

 

3.430.509.271

2.884.863.071

3.210.438.015

4.168.746.140

 

(1) Chiffres estimées pour la période 2014 à 2017.

 (p): données préliminaires.

 

Exportation de minerais – quantité et valeur (en kg et dollars US) [64]

</

 

2005

2006

2007

 

Quant.

dollars US

Quant.

dollars US

Quant.

dollars US