Brouiller les pistes entre "droite" et "gauche"
n’efface pas l’opposition entre bourgeoisie et prolétariat

LA VOIX DES COMMUNISTES, no 28, 1er semestre 2021 – p. 16-23

En mai 2017, Emmanuel Macron a été élu président de la République. Par la suite, il a été confronté à toutes sortes de problèmes et de difficultés auxquels il s’attendait sans doute : embrouilles politiques, crise économique, contestation sociale, et autres. L’épidémie-pandémie du coronavirus (SARS-CoV2 selon la terminologie savante, responsable de la maladie dite la Covid-19) est venue se superposer au quotidien habituel des responsables politiques.

L’épidémie

Après que l’épidémie a atteint l’Europe en février dernier, d’aucune manière des mesures capables de stopper efficacement sa propagation n’ont été mises en œuvre. C’est la domination de la bourgeoisie et des rapports de production capitalistes qui est à la base de cette situation. (Ce sujet a été abordé dans la Voix des Communistes 27, 1er semestre 2020 : article "Le capitalisme souffre du coronavirus, mais le fléau ultime, c’est le capitalisme lui-même".)

Tout ce qui se passe depuis montre concrètement l’interrelation entre cette domination et les effets graves que nous subissons. L’objectif qui guide les décisions du gouvernement est celui de sauvegarder les intérêts des grands groupes monopolistes en France. Il faut préciser, premièrement, que ces intérêts incluent toute une constellation d’entreprises d’envergures diverses liées aux centres des groupes dominants, et deuxièmement, qu’il s’agit de sociétés installées en France, qu’elles soient à capitaux français ou non.

Le gouvernement court après l’évolution de la situation et enchaine des décisions partielles sans vision d’ensemble. Le virus circule, mais il faut faire fonctionner les entreprises pour maintenir les bénéfices : pour cela il faut faire travailler les travailleurs. Mais alors la garde des enfants pose problème aux familles, donc on maintient les écoles ouvertes et fait travailler aussi les enseignants. Parmi les multiples avis des médecins, scientifiques, experts qui peuvent diverger dans leurs appréciations puisque les problèmes posés sont complexes, on choisit ceux qui permettent de justifier les mesures qui arrangent.

La façon dont les mesures prises se répercutent sur les différents "acteurs économiques" est éclairante. On ferme le petit commerce, en considérant que le strict minimum essentiel se limite à l’alimentation. Pourtant les grands centres de commerce sont autorisés à poursuivre leur activité. Alors les petites librairies s’insurgent en considérant que la mesure a un caractère discriminatoire, puisque certains centres de commerce disposent aussi de rayons de librairie. Pas question néanmoins de décréter la fermeture générale. Bien que par exemple le matériel électronique ne soit pas exactement "de première nécessité", on déclare seulement la fermeture des "rayons culture". Certaines chaines commerciales saisissent l’occasion pour avancer des pions dans le domaine des livraisons sur commande. Le groupe de distribution Intermarché annonce qu’il met sa logistique à disposition gratuitement pour les commerces locaux en mettant en place un "Drive Solidaire". Dans un premier temps, ce service est proposé aux libraires uniquement, puis déployé à l’ensemble des autres commerces locaux afin de leur permettre d’écouler leurs stocks. Et pour marquer bien l’enjeu qui est évident la campagne publicitaire associée est placée sous le slogan "Désolé Amazon". Toujours dans le domaine des livraisons à domicile, la situation créée par l’épidémie accentue encore le degré d’exploitation que subissent les livreurs. Nombreux sont ceux qui, ayant perdu leur emploi en CDD ou en Intérim suite au confinement, se rabattent sur l’activité de livreur pour Uber Eats ou Deliveroo. Ces plates-formes ont agrandi leurs équipes et le nombre de "restaurants partenaires". Selon des indications données en novembre 2020 [1], pour la France, Deliveroo compte 15.000 restaurants partenaires, dont 3.000 venus s’ajouter lors du premier confinement, et livreurs; Uber Eats compte 20.000 restaurants partenaires, nombre ayant doublé par rapport à un an plus tôt, et 30.000 livreurs début 2020, auxquels sont venus s’ajouter 5.000 nouveaux entre mars et juin. Or malgré cette tendance à la croissance, selon les livreurs interrogés ils sont en sureffectif, l’activité est plus faible qu’il y a un an, en outre depuis l’été 2019, il n’y a plus de tarif minimum par livraison; bref, l’existence d’une "armée de réserve" accentue considérablement la concurrence au sein de la force de travail "disponible".

Tant bien que mal, sous l’effet de l’épidémie, certains représentants de la bourgeoisie envisagent à développer des éléments de stratégie anticipatrice. L’argument invoque les effets négatifs qu’engendre l’alternance des périodes avec des restrictions fortes pour faire face à de cas nombreux de Covid, et des périodes sans restrictions quand le nombre de cas reste relativement limité [2]:

Or la stratégie du “stop and go” est très couteuse en termes de perte de croissance potentielle. En effet, elle crée de l’incertitude du côté des entreprises, qui ne savent jamais exactement quand la période courante de “go” va prendre fin, ni quelle sera l’ampleur des phases d’expansion et des phases de recul de l’activité. […] les entreprises vont faire le choix […] de survivre, plutôt que celui du long terme. […] plutôt que d’investir dans la recherche et développement et les équipements innovants, les entreprises vont chercher à constituer des réserves en prévision des périodes de rechute de la production; […].

Préoccupations électorales

Les élections présidentielles à venir constituent une autre préoccupation majeure des milieux politiques en général et de Macron en particulier.

En principe le rôle de l’État consiste à représenter et défendre les intérêts généraux de la bourgeoisie dans son ensemble, c’est-à-dire le maintien de la domination de la classe capitaliste exploiteuse sur la classe ouvrière exploitée. Or les capitalistes, en dehors de cette préoccupation qui leur est commune, ont des intérêts divers et variés en ce qui concerne la mise en œuvre de la recherche de profit, et les gouvernements et les partis politiques ont des inclinaisons vers des intérêts partisans plus ou moins composites. Néanmoins, dans la mesure le régime en place est celui d’une république parlementaire, les capitalistes sont conscients qu’il est essentiel pour eux de pouvoir disposer d’une base de masse suffisante parmi la population.

C’est en ce sens que Macron, en se présentant aux élections présidentielles avec un programme censé remédier à l’essoufflement du mécanisme de l’alternance droite-gauche, a bénéficié du soutien de la bourgeoisie.

En avril 2016, Macron avait annoncé la création de son propre mouvement, "un mouvement politique nouveau, c’est-à-dire qui ne sera pas à droite, pas à gauche". Auparavant, en mai 1995, Jean-Marie Le Pen avait déclaré : "Le Front national se veut ni de droite, ni de gauche, il est le parti de la France!", caractérisation que le FN reprend amplement par la suite : "Ni droite, ni gauche, Français!".

On voit que la signification des formules qui se réfèrent au couple "droite"/"gauche" est difficile à saisir, tant elles sont empreintes d’un flou artistique intentionnel. Entre 1965 avec Charles de Gaulle et 2012 avec François Hollande se sont succédé plusieurs périodes de basculement entre prédominance de la "droite" ou de la "gauche". L’une des fonctions des mécanismes électoraux dans le cadre de la république bourgeoise est de maintenir auprès de la population l’apparence d’une démocratie qui permet aux citoyens de décider eux-mêmes de leur sort. Or l’expérience passée et en particulier les déceptions infligées aux travailleurs sous la présidence de Hollande ont conduit une bonne partie des électeurs à conclure que ce qu’on appelle "l’alternance" est un mécanisme qui tourne en rond. Macron a tenu compte de ce contexte, il a créé un "mouvement" prétendant de rompre avec la politique des "partis".

Il faut noter que l’effacement des distinctions entre "droite" et "gauche" ne vient pas simplement d’un rapprochement progressif entre les programmes des partis, qui combinent de plus en plus les mêmes ingrédients. Historiquement, au départ, l’opposition entre deux types de forces politiques était basée sur l’opposition entre deux réalités clairement distinctes : entre monarchie et république. Avec l’avènement du mouvement ouvrier proprement dit, avec la création de la 1re Internationale puis de la 2e et enfin de l’Internationale communiste, être "de gauche" pouvait avoir un pôle de référence concret, et la "droite" pouvait se définir par la démarcation. Suite au démantèlement du pouvoir soviétique en URSS, ces notions ont perdu définitivement leur substance, non pas bien sûr pour les organisations politiques en général, mais pour celles qui s’inscrivent dans le cadre de la domination de la bourgeoisie.

Macron a interprété le "ni droite ni gauche" dans le sens que le LREM n’est ni un parti de gauche ni un parti de droite, mais un rafistolage entre des personnalités politiques de divers bords. Comme le formule en octobre 2017 Sébastien Lecornu, secrétaire d’État auprès du ministre de la transition écologique et solidaire, adhérent LR : "Et d’ailleurs le président de la République il ne dit pas ni droite, ni gauche, il dit “et on prend ce qu’il y a de mieux”, “et dans la droite, et dans la gauche”, et effectivement “en même temps”." Dans sa manœuvre Macron a pu s’appuyer sur une réputation qui lui attribuait à tort ou à raison certaines affinités avec la "gauche" [3]. L’ancien premier ministre socialiste Michel Rocard décrit son héritier putatif comme "incontestablement de gauche". De cette gauche sociale-libérale, "contre le marché à tous crins, contre le conservatisme social et statutaire", définit Macron lui-même dans L’Express, en 2013. "Qu’est-ce qu’être de gauche? Je suis un progressiste", balaie-t-il aujourd’hui.

Ce dispositif de manipulations des concepts ne change rien au fait que, pour être au gouvernement, il faut être élu, donc Macron tente de faire en sorte de gagner sur ce terrain. Précisons que dans le cadre de l’État bourgeois incarnant la domination du capitalisme, la base électorale d’un parti n’a aucun lien direct avec les fractions de la classe capitaliste qu’il représente. La dictature national-socialiste en Allemagne a été une preuve éclatante de ce fait.

Pour l’instant, le LREM est en situation d’échec, selon les résultats des élections municipales. La récente évolution du mouvement et le changement de gouvernement sont marqués par la priorité donnée à l’effort d’attirer les électeurs de la droite, notamment LR. On attribue couramment à Macron une tactique en matière électorale qui joue sur le face à face avec Marine Le Pen. Il semble que dernièrement il analyse la conjoncture sous un angle légèrement modifié. Certains signes laissent penser qu’il accorde une attention particulière à l’influence grandissante des courants "populistes" et qu’en conséquence il vise à attirer vers lui, outre les partisans de LR, aussi les milieux qui tournent autour de LFI et des "gilets jaunes" [4].

Macron est en contact avec le magazine Valeurs actuelles par des voies diverses. En 2007 il était rapporteur général adjoint de la Commission pour la libération de la croissance française, installée par le nouveau président Nicolas Sarkozy sous l’égide de Jacques Attali. En faisait partie également Yves de Kerdrel, directeur (entre 2012 et 2018) de VA. Ils se fréquentaient alors à l’occasion de rencontres informelles autour d’Attali, et Macron a maintenu le contact par la suite. En octobre 2014 Kerdrel s’exprime dans le Figaro au sujet de la politique menée par Macron, sous le titre "C’en est assez du Macron-bashing!" [5]:

Le ministre de l’Économie a présenté cette semaine les grands axes d’une loi sur la croissance et l’emploi. Ce texte est en soi important, car il bouscule une quantité de tabous qui bloquent l’économie française. Il est intéressant, parce qu’il a une vraie tonalité libérale, et surtout pragmatique, alors qu’il a été rédigé par un ministre socialiste. Il est déstabilisant pour la gauche comme pour la droite, qui ne sachant comment le démolir s’attaquent non pas aux mesures proposées, mais à l’homme qui porte ce texte : Emmanuel Macron.

En octobre 2019 Macron accorde un entretien à Louis de Raguenel, depuis 2013 rédacteur en chef Internet de Valeurs actuelles. Le contact avait été établi par l’intermédiaire de Sylvain Fort [6] qui dirige le pôle communication de l’Élysée créé en septembre 2018 (il quitte ces fonctions au gouvernement en janvier 2019). Pendant la campagne aux élections présidentielles, il conseillait déjà Macron, puis il avait été nommé conseiller "discours et mémoire" après l’élection de Macron.

Il est instructif de consulter un texte sur le thème du populisme publié sur le site Internet "vie-publique.fr" [7]. Ce site émane de la Direction de l’information légale et administrative (DILA, rattachée au secrétaire général du Gouvernement).

Voici en résumé quelques remarques intéressantes amenées par ce texte. Le "populisme" conçoit le peuple comme une entité homogène, donc exclut tous qui est extérieur/étranger. Ce peuple est aussi opposé aux "élites". L’accusation peut être étendue à des hommes politiques de la gauche radicale comme Jean-Luc Mélenchon en France ou à des politiciens antisystème à l’identité politique flottante comme Beppe Grillo et son successeur à la tête du Mouvement 5 étoiles, Luigi Di Maio, en Italie. Le populisme moderne se présente comme une alternative à la démocratie libérale, en prétendant qu’il pourrait mieux que celle-ci incarner la volonté et les intérêts du "peuple" soit en proposant un régime foncièrement différent, soit en introduisant des correctifs plébiscitaires ou démocratiques. Il refuse le pluralisme démocratique au nom de sa prétention à incarner un peuple homogène; il se construit sur l’affaiblissement des contrepouvoirs.

Endoctrinement et manipulations

Le discours prononcé par Macron le 4 septembre 2020 à l’occasion du 150e anniversaire de l’instauration de la République est éclairant. (Il s’agit de la IIIe République, la première de la série qui s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui, abstraction faite de la rupture de 1940 à 1946.) Il est inspiré par Bruno Roger-Petit et écrit par Jonathan Guémas. Son contenu reflète des orientations amenées par des collaborateurs arrivés au cours de la période récente. Depuis octobre 2018, Roger-Petit est "conseiller mémoire" au Cabinet du Président de la République et Guémas est "conseiller discours" au pôle communication. Roger-Petit a fréquenté Mitterrand, Valls, Montebourg, Strauss-Kahn. En aout 2016 il a publié dans le magazine Challenges un article intitulé "Comment Hollande a fait de Macron le Brutus de l’histoire", article marqué par une ironie assassine. Voici un extrait [8]:

Récapitulons. Macron qui se proclame ni de droite ni de gauche. Macron qui n’est pas socialiste. Macron qui dit à un jeune chômeur qu’il n’a qu’à travailler s’il veut se payer un costard. […] Macron qui se croit moderne et qui déjà se démode à force de faire du vieux. […] Macron est de ces nénuphars politiques qui émergent en politique, de temps à autre, portés par l’air du temps et des médias en mal de nouveaux personnages de roman, mais qui, faute de racines, finissent par périr d’eux-mêmes […]

En octobre 2020 Roger-Petit a pris l’initiative de rencontrer en privé Marion Maréchal, ex-députée (Rassemblement national) du Vaucluse [9]. C’est une mise en pratique de sa volonté d’intégrer des thèmes considérés comme fédérateurs venant de différents côtés et de transgresser les clivages traditionnels.

La composition du cabinet du premier ministre, sous Jean Castex, est marquée par des inclinaisons semblables en ce qui concerne les conseillers. En septembre 2020, arrive Camille Pascal, avec comme tâche d’intervenir sur "tout ce qui touche à la parole" du premier ministre. Castex et Pascal ont travaillé ensemble à l’Élysée sous l’autorité de Sarkozy; l’un comme secrétaire général adjoint du palais, l’autre écrivant, comme il dit, les discours "émotionnels et mémoriels" du président durant les deux dernières années de son quinquennat, entre 2010 et 2012. Ancien chroniqueur à Valeurs actuelles, Pascal a brièvement conseillé Laurent Wauquiez, en 2018, lorsque ce dernier présidait LR.

Nous présentons ici, et aussi plus loin, quelques extraits commentés du discours mentionné de Macron.

La mise en scène est empreinte de grotesque (le spectacle se déroule au Panthéon et inclut une cérémonie de naturalisation pour six nouveaux citoyens français) :

Léon Gambetta, Marie Curie, Félix Éboué, Joséphine Baker, Gisèle Halimi, autant d’exemples, avec d’autres figures, que nous mettons à l’honneur en ce jour de vie en République. Autant de destins dont Matthew, Nora, Patricia, Catherine, Anna, vous êtes aujourd’hui les légataires. […] d’endosser pleinement les habits de citoyen français, en vous hissant au-delà de vous-même.

Il y a de la mystique :

Maîtriser notre langue, c’est plus encore toucher l’âme de la nation, une forme d’éternel français.

Il ne s’agit pas simplement d’une rhétorique pompeuse. Par exemple, la phrase sur "l’âme de la nation" semble bel et bien correspondre à un sentiment présent parmi la population. Ainsi, il est arrivé à la préfecture de l’Essonne que dans un formulaire en ligne de dépôt de demande de titre de séjour figure l’indication suivante [10]: "Merci d’indiquer un argumentaire de 30 lignes sur votre amour de la France, du respect des valeurs républicaines et tout particulièrement de la préfecture de l’Essonne et de ses agents." Ultérieurement, la préfecture annonce dans un communiqué que la phrase a été retirée. "La portion de texte en question relève d’une initiative individuelle inappropriée qui n’avait bien sûr fait l’objet d’aucune validation", précise la préfecture.

Le passé colonial est pleinement assumé :

Félix Eboué, descendant d’esclaves, répondit dès le 18 juin à l’appel du général de Gaulle. Il fut le premier à planter l’étendard de la France libre au Tchad. […] cet enfant de notre Guyane. […] C’est tout cela entrer en République française. Aimer nos paysages, notre histoire, notre culture en bloc, toujours. Le Sacre de Reims et la Fête de la Fédération, c’est pour cela que la République ne déboulonne pas de statues, ne choisit pas simplement une part de son histoire, car on ne choisit jamais une part de France, on choisit la France.

Quant au slogan de l’égalité :

[…] la République sociale, cette idée simple au fond : chaque citoyen, quel que soit le lieu il vit, le milieu d’où il vient, doit pouvoir construire sa vie par son travail, par son mérite.

Ces paroles font sans doute doucement sourire les membres de la classe exploiteuse qui ont construit leur vie "par leur travail, par leur mérite". Mais que les membres de la classe exploitée soient rassurés :

Notre nation a ceci de singulier qu’elle a développé un État providence, un modèle de protection sociale qui ne laisse personne au bord du chemin.

Concernant la question de la "menace djihadiste", il faut l’interpréter en rapport avec ce qui est la caractéristique principale du contexte : l’action de la France en tant que puissance impérialiste qui, en concurrence avec d’autres forces de même nature, déploie tous les moyens y compris militaires pour affirmer sa place dans le monde et en particulier au Moyen Orient. Les populations de ces régions subissent les effets dévastateurs de cette action. La propagande gouvernementale vise à masquer son propre rôle en désignant comme ennemi "l’islam radical" et le "séparatisme communautaire". Il est connu que le développement des forces djihadistes a été largement favorisé par les puissances impérialistes, selon leurs propres intérêts. On constate également que la France, confrontée aux difficultés en question, n’a pas pour autant renoncé à sa politique d’interventions militaires.

Certes, des critiques en ce sens sont exprimées, mais elles reposent souvent sur une vision tronquée de la réalité : la politique de la France serait "contreproductive", dans la mesure les interventions militaires comme celles qui visaient à endiguer le développement de Daesh touchent fortement la population civile, ce qui alimente la réaction hostile, jusqu’à la violence. C’est évidemment un facteur réel, cependant s’en tenir à cet aspect contribue à escamoter le fait que les gouvernements des pays impérialistes poursuivent sciemment et uniquement leurs propres objectifs tels qu’ils découlent de la nature du système économique capitaliste, impérialiste. Ainsi, quand ces gouvernements engagent des conflits armés, le sort des populations concernées les préoccupe tout au plus en fonction de considérations tactiques.

À ces facteurs situés au niveau international s’ajoutent aussi des manipulations propagandistes dans le contexte intérieur à la France. Toujours en rapport avec la question de "l’islam radical", circule une accusation d’"islamo-gauchisme" à l’égard d’individus ou organisations qui, en s’exprimant au sujet de la question de l’islam, ne montrent pas suffisamment "patte blanche" pour être acceptables aux yeux de l’inquisition anti-islam-radical. Il est clair que les pourfendeurs de l’"islamo-gauchisme" non seulement se font l’agent de la propagande gouvernementale en matière de "séparatisme", mais visent à dénigrer plus généralement les "groupuscules gauchistes".

Un cas typique à cet égard est celui d’une altercation déclenchée durant un débat présenté sur la chaine Arte dans le cadre de l’émission "28 minutes", avec comme participants Judith Bernard et Brice Couturier. Celui-ci n’a pas manqué de taxer celle-là d’"islamo-gauchiste", lorsqu’elle exposait le type de raisonnement mentionné ci-dessus, qui exprime des critiques à l’égard des interventions militaires de la France, mais en ayant en vue ce qu’elle désigne comme interventions "anti-terroristes". Une tribune a été publiée par la suite pour s’opposer au point de vue exemplifié par Couturier [11]. Cette tribune, à son tour, exemplifie la façon dont ces polémiques, encagées par les mécanismes bien rodés des médias, ne font que contribuer à mettre de l’huile dans une "bataille des idées", vaine du point de vue d’un combat politique réellement progressiste, sinon révolutionnaire.

[…] Judith Bernard […] en mentionnant les guerres livrées par la France dans les mondes musulmans; elle a rappelé que Daech était dans le chaos social engendré par la guerre menée par les puissances occidentales en Irak. Elle a affirmé que ces guerres étaient contre-productives […]

Aussitôt, elle a été calomniée, menacée, accusée de complicité de crime et d’apologie du terrorisme. Au risque de subir les mêmes avanies, nous lui donnons raison. […]

Les guerres menées par notre pays sont soit passées sous silence soit glorifiées. […] les travaux de chercheuses, chercheurs en politique internationale et d’ONG […] Tous montrent non seulement bien sûr la violence inhérente à ces opérations militaires mais en outre leur absolue inefficacité quant aux finalités dont elles sont officiellement dotées lorsqu’elles se désignent comme « guerres antiterroristes ».

Parmi les signataires : Alain Badiou, Christine Delphy, Bernard Friot, Anasse Kazib (cheminot, militant Sud Rail), Frédéric Lordon, Xavier Mathieu (ex-porte-parole CGT Continental), Serge Quadruppani, Alima Boumediene Thiery (avocate), Danièle Obono (députée LFI), Christian Pierrel (directeur de publication La Forge), Eric Poupart (communaliste libertaire, Gilet jaune), Catherine Samary, Omar Slaouti (militant FUIQP).

Conjointement à la question du "séparatisme", le thème de "l’islam radical" est aussi relié à la question de la liberté de conscience et d’expression. Voici ce que dit Macron dans son discours célébrant l’anniversaire de la République :

[…] la liberté de conscience, et en particulier la laïcité, ce régime unique au monde qui garantit la liberté de croire ou de ne pas croire, mais qui n’est pas séparable d’une liberté d’expression allant jusqu’au droit au blasphème. […] Être français, c’est défendre le droit de faire rire, la liberté de railler, de moquer, de caricaturer, […]

L’assassinat de l’enseignant Paty a carrément été utilisé par le gouvernement et les forces politiques bourgeoises unis pour vicier radicalement la signification de l’indignation qu’il a suscitée : prétendument, il s’agissait de défendre comme "valeur de la République" la liberté d’expression, le droit de faire rire. Imaginons que le directeur de Valeurs actuelles soit assassiné par un individu quelconque suite à la publication de la caricature attaquant Danielle Obono : ce ne serait certainement pas une raison de défendre la liberté d’expression en faveur de Valeurs actuelles. Nous devons défendre la liberté d’expression lorsqu’elle est limitée, attaquée, par l’État bourgeois. Certes, il peut aussi s’agir d’atteintes à la liberté d’expression manigancées indirectement par la bourgeoisie au moyen de menées manipulatoires. Mais d’aucune manière les communistes ne doivent accréditer l’illusion que la république bourgeoisie puisse être le garant de la liberté d’expression prise comme principe universel.

Hors de la République, point de salut ?

Encore quelques passages du discours de Macron :

[…] la fraternité est un bloc. […] le partage d’un commun est décisif […]. […] que si je me sens lié à eux non seulement par un contrat social, mais par des références, une culture, une histoire commune, des valeurs communes, un destin commun dans lequel nous sommes engagés. C’est cela, la République. […] La liberté dans notre République est un bloc. C’est la liberté de participer au choix de ses dirigeants et donc le droit de vote, mais qui est indissociable de la soumission au verdict des urnes, à la liberté collective du peuple.

Cette rigidité dans la conception de "La République" et l’ampleur des dispositions et mesures répressives qui l’accompagnent, suscitent des commentaires qui évoquent un processus de fascisation. À divers degrés ces interprétations faussent la vision relative au fascisme.

Un exemple particulièrement prononcé [12]:

Ce qui émerge, en fait, c’est un "capitalo-fascisme", qui abandonne les idéaux républicains de liberté, d’égalité et de fraternité pour maintenir un ordre inégal, destructeur de la biosphère, et écrasant les libertés publiques.

Dans cet accolage de qualificatifs disparates, il n’y a que la référence à l’écrasement des libertés publiques qui peut renvoyer à un certain aspect de la dictature fasciste. Nous y viendrons plus loin. Pour le reste, "liberté", "égalité", "fraternité" sont des termes à connotation positive, "ordre inégal", "destructeur de la biosphère" des termes à connotation négative. Mais l’argumentation manque substantiellement de pertinence au sujet de ce que suggère l’évocation d’un "capitalo-fascisme". La déduction qu’en fait l’auteur est en conformité avec ces prémisses :

[…] l’enjeu essentiel pour refaire société est de faire reculer l’inégalité et de renforcer les outils intégrateurs que sont l’école, la santé, et l’accès à l’emploi.

Clémentine Autain, de LFI, se montre également très préoccupée dans le même sens [13]. Elle introduit une mise en garde par des considérations qui sont en parfaite harmonie avec le discours de Macron (cf. plus haut) :

La France a une nouvelle fois été touchée en son cœur. Devant l’horreur, l’abjection de l’assassinat d’un enseignant, l’hommage à Samuel Paty et la réaffirmation des principes fondateurs de notre République doivent nous rassembler. […] La République n’est pas un concept ni une réalité figés. Elle est toujours inachevée. À chaque époque dans l’histoire, les confrontations ont fait rage entre républicains avant que ne soit dégagé un équilibre, toujours provisoire, garantissant la paix civile et un cadre pour la vie en commun.

Puis elle affirme que "notre pays ressemble chaque jour un peu plus à une société préfasciste", et termine par ce qui dans son esprit est une note d’espoir: "Dans l’idéal de notre République, laïque et sociale, il existe un fil protecteur contre l’obscurantisme et le fascisme. À nous de le faire vivre."

Soyons clairs : la république démocratique en France comme dans les autres pays capitalistes gouvernés par un régime politique de ce type, c’est un appareil d’État qui exerce la dictature de la classe capitaliste, associée à toutes les composantes de la bourgeoisie qui l’entourent dans l’exercice du pouvoir. Qui dit dictature dit violence en général, et répression en particulier.

À titre d’exemple de la confusion qui règne dans certains esprits, on peut citer l’opinion exprimée par un policier syndiqué à la CGT [14]. Il considère que les violences policières "s’expliquent davantage à notre sens par la superposition au fil du temps d’une multiplicité d’erreurs et d’évolutions sociologiques génératrices de conséquences sociales et psychologiques considérables". Il déclare que "les opérations de maintien de l’ordre ne sont plus considérées […] comme destinées à la protection des manifestants et à la chasse des seuls perturbateurs, mais comme la réaction d’un État aux abois cherchant à réduire un adversaire politique. La police (ou la gendarmerie) devient le bras armé de l’État. " Les mots que nous mettons en italiques falsifient foncièrement la réalité : dans le cadre de la société capitaliste, les dites forces de l’ordre (avec l’armée) sont effectivement le bras armé de l’État.

Il est certain que dans la période actuelle, les gouvernements accentuent délibérément la violence et la répression, qu’elles soient physiques ou juridiques. Et il est depuis longtemps d’usage d’utiliser le terme "fascisation" pour évoquer pêlemêle tous ce qui est en rapport avec les restrictions de liberté, la répression policière, les agissements de l’extrême droite. Mais cette "facilité de langage" fait obstacle à une compréhension réelle de la différence entre le régime de démocratie parlementaire et la dictature ouverte telle qu’elle était exercée par les national-socialistes sous Hitler en Allemagne et les fascistes sous Mussolini en Italie (fascistes au sens précis du terme "fasci di combattimento", c’est-à-dire "faisceaux de combat", désignant le mouvement incarnant le régime). Il ne s’agit pas d’une question abstraite qui n’aurait pas de raison d’être en dehors des cercles d’historiens professionnels. Les militants anticapitalistes, pour agir de façon appropriée à un moment donné, doivent se baser sur une analyse correcte de la réalité, et non pas se laisser guider par des sentiments, "antifa" ou similaires. L’instauration de la dictature national-socialiste en Allemagne était l’aboutissement d’étapes successives dans le processus de développement de la lutte de classe; une de ces étapes était basée sur la formation d’un gouvernement de "personnalités", dissocié des partis politiques, et sur la mise en sommeil du parlement. En Italie et en Autriche, la dictature a été mise en place sous la forme d’un régime corporatiste.

Aujourd’hui en France il est évidemment justifié et nécessaire de combattre les mesures restreignant les libertés. Mais ceux qui voient venir "le fascisme" en France devraient expliquer plus précisément en quoi consistent les signes annonciateurs d’une dictature ouverte, et quelle serait la vision stratégique et tactique correspondante.

En l’absence de ce genre de perspective dans un avenir suffisamment proche pour qu’il soit approprié de s’y préparer concrètement, les discours et slogans dépeignant la réalité actuelle en référence à un prétendu processus de fascisation ont pour effet pratique de venir au secours du pouvoir dans ses efforts d’intimider la population en général et les travailleurs en particulier. Il est vrai que les évènements sont nombreux qui fournissent au pouvoir des prétextes pour instiller dans l’esprit de chacun le sentiment que de multiples menaces planent et que, heureusement, le gouvernement nous protège par des mesures et dispositifs certes désagréables et incommodes, mais nécessaires pour la survie de chacun individuellement et de la société collectivement. Le pouvoir cherche ainsi à nous éduquer à accepter ses décisions et actes avec bienveillance, comme bienfondés, même si nous nous sentons contrariés.

Certes, nous ne devons pas verser dans l’extrême inverse qui consisterait à céder à la panique sous l’impression que le pouvoir aurait déjà réussi pleinement à instaurer un tel mécanisme de soumission collective. Mais nous devons constamment être vigilants à cet égard et refuser toute attitude d’acceptation résignée de la volonté du pouvoir, aussi bien en diffusant les contre-arguments qu’en montrant dans les actes notre refus de l’intégration passive dans le fonctionnement de la société voulu par la bourgeoisie.



[2]Le Monde, 6/11/2020.

Philippe Aghion et Patrick Artus: "La France doit sortir du “”stop and go” sanitaire pour préserver sa croissance".

Philippe Aghion est professeur au Collège de France, titulaire de la chaire Économie des institutions, de l’innovation et de la croissance; Patrick Artus est chef économiste de la banque Natixis, membre du Cercle des économistes.

[3]https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/14/president-cambrioleur-au-c-ur-des-annees-de-pouvoir-d-emmanuel-macron_6063280_3232.html

[4]. La récente attention portée à des figures médiatiques, comme Jean-Marie Bigard, Didier Raoult ou Éric Zemmour, relèverait de cette stratégie.

Cf. Le Monde, 24/5/2020:

"“Ça fout la trouille.” C’est un puissant conseiller de l’exécutif qui le dit. Au sommet de l’État, l’hypothèse de l’émergence d’une figure populiste hors parti, est un véritable objet d’inquiétude, dans la perspective de 2022, alors que la défiance contre le pouvoir s’est encore épaissie pendant la crise sanitaire. “Un Zemmour, un Raoult, un Hanouna, pourquoi pas une Elise Lucet, qui incarnent chacun à leur manière cette rupture entre le peuple et les élites, peuvent faire irruption dans le jeu et tenter de poursuivre la vague de dégagisme de 2017”, veut ainsi croire un poids lourd du gouvernement."

https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/05/24/emmanuel-macron-face-a-la-peur-des-outsiders_6040568_823448.html

[6]En automne 2010 Jean-René Fourtou, président de Vivendi, initié la constitution d’un groupe ayant pour objectif d’œuvrer en faveur de la réélection de Nicolas Sarkozy en 2012. Parmi les participants: Michel Pébereau, patron de BNP-Paribas; des journalistes (Gérard Carreyrou, Charles Villeneuve, Etienne Mougeotte); Alain Carignon, ancien maire de Grenoble et ministre de la communication d’Édouard Balladur; Geoffroy Didier, conseiller politique du ministre de l’intérieur Brice Hortefeux. Camille Pascal, conseiller de Sarkozy et rédacteur de certains de ses discours, est chargé d’organiser le lien entre le président et le "groupe Fourtou". Il était alors proche de Patrick Buisson, conseiller de Sarkozy, dont il dit s’être éloigné en 2014. En septembre 2020, il intègre le cabinet du premier ministre Castex comme conseiller.

En 2015, un consortium mené par Iskandar Safa, Etienne Mougeotte et Charles Villeneuve rachète le groupe Valmonde, qui édite Valeurs Actuelles.

Sylvain Fort est, à l’époque, en contact avec le "groupe Fourtou".

[7]https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271075-les-origines-du-populisme-par-philippe-raynaud

[8]https://www.challenges.fr/politique/comment-hollande-a-fait-de-macron-le-brutus-de-l-histoire_414881

[9]Le Monde, 29/12/2020.

[10]https://www.leparisien.fr/essonne-91/la-prefecture-de-l-essonne-demande-de-lui-clamer-son-amour-pour-obtenir-un-titre-de-sejour-19-06-2020-8338587.php

[11]Le Nouvel Observateur, 14/11/2020.

https://www.nouvelobs.com/idees/20201114.OBS36086/guerres-et-terrorisme-sortir-du-deni.html

[12]https://reporterre.net/Islamo-gauchisme-et-capitalo-fascisme

[13]Tribune, Le Monde, 29/10/2020.

https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/28/clementine-autain-sur-le-combat-contre-le-terrorisme-j-alerte-la-france-est-en-passe-de-perdre- pied_6057616_3232.html

[14]https://blogs.mediapart.fr/anthony-caille/blog/081220/police-une-restructuration-complete-s-impose