I. V. Staline
La politique du pouvoir des Soviets
dans la question nationale en Russie [1]

Pravda [La Vérité], n° 226,
10 octobre 1920

 

Les trois années de Révolution et de guerre civile en Russie ont montré que, sans un soutien mutuel de la Russie centrale et de ses régions périphériques, la victoire de la Révolution est impossible, impossible la libération de la Russie des griffes de l’impérialisme. La Russie centrale, ce foyer de la révolution mondiale, ne peut tenir longtemps sans l’aide des régions périphériques, qui abondent en matières premières, combustible, denrées alimentaires. À leur tour, les répons périphériques sont fatalement vouées à la servitude impérialiste si elles ne reçoivent de la Russie centrale, plus évoluée, une aide politique, une aide militaire et une aide en matière d’organisation. Si la thèse est vraie selon laquelle l’Occident prolétarien plus évolué ne peut venir à bout de la bourgeoisie mondiale sans le soutien de l’Orient paysan, moins évolué, mais riche en matières premières et en combustible, cette autre thèse est également vraie selon laquelle la Russie centrale plus développée ne peut mener à bien l’oeuvre de la Révolution sans le soutien des régions périphériques, moins développées, mais riches en ressources nécessaires.

L’Entente a sans nul doute tenu compte de cette circonstance dès les premiers jours de l’apparition du gouvernement soviétique, au moment où elle a mis en pratique le plan d’encerclement économique de la Russie centrale, en lui arrachant les régions périphériques les plus importantes. Par la suite, le plan d’encerclement économique de la Russie demeure invariablement la base de toutes les campagnes de l’Entente contre la Russie, depuis 1918 jusqu’à 1920, y compris de ses machinations actuelles en Ukraine, en Azerbaïdjan, au Turkestan.

D’autant plus grand est l’intérêt qu’il y a à assurer une union solide entre le centre et la périphérie de la Russie.

D’où la nécessité d’établir entre le centre et la périphérie les liens, les rapports déterminés qui assureront leur union étroite et indestructible.

Quels doivent donc être ces rapports, quelles formes doivent-ils revêtir?

En d’autres termes, en quoi consiste la politique du pouvoir des Soviets dans la question nationale en Russie?

La revendication de la séparation des régions périphériques d’avec la Russie, comme forme de rapports entre le centre et la périphérie, doit être exclue non seulement parce qu’elle contredit la question même de l’union entre le centre et la périphérie, mais surtout parce qu’elle contredit foncièrement les intérêts des masses populaires, tant du centre que de la périphérie. Sans compter que la séparation des régions périphériques saperait la puissance révolutionnaire de la Russie centrale, qui stimule le mouvement de libération en Occident, et en Orient, on verrait les régions périphériques qui se seraient séparées, tomber inévitablement sous la coupe de l’impérialisme international. Il suffit de jeter un regard sur la Géorgie, l’Arménie, la Pologne, la Finlande, etc., qui se sont séparées de la Russie, pour voir qu’elles n’ont conservé qu’un semblant d’indépendance et sont en fait devenues de véritables vassales de l’Entente; il suffit, enfin, de rappeler la récente histoire de l’Ukraine et de l’Azerbaïdjan, le pillage de l’une par le capital allemand et de l’autre par l’Entente, pour comprendre tout ce qu’il y a de contrerévolutionnaire à revendiquer la séparation des régions périphériques dans les conditions internationales actuelles. En présence de la lutte à mort qui se déchaine entre la Russie prolétarienne et l’Entente impérialiste, deux issues seulement s’offrent à la périphérie :

ou bien avec la Russie, et cela signifie l’affranchissement du joug impérialiste pour les masses laborieuses des régions périphériques;

ou bien avec l’Entente, et cela signifie le joug impérialiste inévitable.

Il n’y a pas de troisième voie.

La prétendue indépendance de la Géorgie, de l’Arménie, de la Pologne, de la Finlande soi‑disant indépendante, etc., n’est qu’une apparence trompeuse qui dissimule la dépendance totale de ces États, si l’on peut employer ce mot, vis‑à‑vis de tel ou tel groupe d’impérialistes.

Certes, les régions périphériques de la Russie, les nations et les groupes ethniques qui peuplent ces régions, ont, comme toute autre nation, le droit imprescriptible de se séparer de la Russie, et si l’un d’eux décidait dans sa majorité de se séparer, comme ce fut le cas de la Finlande en 1917, la Russie devrait évidemment constater le fait et sanctionner la séparation. Cependant il s’agit ici non des droits des nations, qui sont incontestables, mais des intérêts des masses populaires, tant du centre que de la périphérie; il s’agit du caractère, déterminé par ces intérêts, à donner à la propagande que notre Parti est tenu de faire, s’il ne veut pas se renier lui‑même, s’il veut influer dans un sens défini sur la volonté des masses laborieuses des nationalités. Or, les intérêts des masses populaires disent que revendiquer la séparation des régions périphériques au stade actuel de la Révolution est profondément contrerévolutionnaire.

Il faut de même exclure l’autonomie dite nationale culturelle, comme forme d’union entre le centre et la périphérie de la Russie. L’expérience de l’Autriche-Hongrie (patrie de l’autonomie nationale culturelle) depuis dix ans a montré tout ce qu’il y a d’éphémère et de non viable dans l’autonomie nationale culturelle, comme forme d’union entre les masses laborieuses des nationalités d’un État multinational. Le vivant témoignage en est fourni par Springer[2] et Bauer[3], ces pères de l’autonomie nationale culturelle, qui demeurent aujourd’hui Gros-Jean comme devant[4] avec leur subtil programme national. Enfin, le champion de l’autonomie nationale culturelle en Russie, ce Bund jadis célèbre, s’est vu récemment obligé de reconnaitre officiellement l’inutilité de l’autonomie nationale culturelle, en déclarant publiquement :

La revendication de l’autonomie nationale culturelle, formulée dans le cadre du régime capitaliste, perd son sens dans les conditions d’une révolution socialiste (voir la "12e Conférence du Bund", p. 21, 1920).

Reste l’autonomie régionale des régions périphériques qui se distinguent par leur mode de vie particulier et leur composition nationale, comme unique forme rationnelle d’union entre le centre et la périphérie, autonomie devant relier la périphérie de la Russie au centre par des liens fédératifs. Autrement dit, cette même autonomie soviétique qui a été proclamée par le pouvoir des Soviets dès les premiers jours de son existence et qui est réalisée aujourd’hui à la périphérie sous la forme de communautés administratives et de Républiques soviétiques autonomes.

L’autonomie soviétique n’est pas quelque chose de figé et de donné une fois pour toutes; elle admet, dans son développement, les formes et les degrés les plus divers. De l’autonomie étroite, à caractère administratif (Allemands de la Volga, Tchouvaches, Caréliens), elle passe à une autonomie plus large, à caractère politique (Bachkirs, Tatars de la Volga, Kirghiz); de l’autonomie large et politique à une forme encore plus large (Ukraine, Turkestan); enfin, du type d’autonomie ukrainienne à la forme supérieure d’autonomie, aux rapports contractuels (Azerbaïdjan). Cette souplesse de l’autonomie soviétique est un de ses premiers mérites : elle permet en effet de tenir compte de toute la diversité des régions périphériques, situés aux échelons les plus divers du développement culturel et économique. Les trois années de politique soviétique dans la question nationale ont montré que le pouvoir des Soviets est dans la bonne voie en appliquant l’autonomie soviétique sous ses formes variées : seule, cette politique lui a permis de se frayer un chemin vers les coins les plus perdus de la périphérie, d’élever à la vie politique les masses les plus arriérées et les plus diverses au point de vue national, de rattacher ces masses au centre par les liens les plus divers, tâche qu’aucun gouvernement au monde n’a pu, je ne dirai pas accomplir, mais simplement s’assigner (tous avaient peur de se l’assigner!). La nouvelle division administrative de la Russie, conforme aux principes de l’autonomie soviétique, n’est pas encore achevée; les Caucasiens du Nord, les Kalmouks, Tchérémisses, Votiaks, Bouriates, etc., attendent encore la solution du problème; mais quelque aspect que revête la carte administrative de la Russie future et qu’elles que soient les lacunes dans ce domaine, ‑ et il y en a eu effectivement, ‑ il faut reconnaitre qu’en procédant à la nouvelle division administrative conforme aux principes de l’autonomie régionale, la Russie a fait un grand pas en avant dans la voie du ralliement des régions périphériques autour du centre prolétarien, dans la voie du rapprochement du pouvoir et des larges masses populaires de la périphérie.

Mais la proclamation de telle ou telle forme d’autonomie soviétique, la promulgation de décrets et arrêtés appropriés et même la création de gouvernements périphériques sous la forme de Conseils régionaux des commissaires du peuple dans les Républiques autonomes sont loin de suffire pour consolider l’union entre les régions périphériques et le centre. Pour ce faire, il faut d’abord liquider l’état d’isolement et de repliement sur soi où se trouvent les régions périphériques, les moeurs patriarcales et le manque de culture, la méfiance à l’égard du centre, qui subsistent à la périphérie comme héritage de la politique féroce du tsarisme. Dans les régions périphériques, le tsarisme entretenait à dessein le joug patriarcal et féodal, pour maintenir les classes dans l’esclavage et l’ignorance. Il installait à dessein dans les meilleurs endroits de la périphérie des éléments colonisateurs, pour refouler les masses nationales autochtones vers les régions les plus mauvaises et renforcer les haines nationales. Il entravait, et parfois supprimait tout simplement l’école, le théâtre, les institutions éducatives locales, pour maintenir les masses dans les ténèbres de l’ignorance. Il brisait toute initiative de l’élite de la population locale. Enfin, il étouffait toute activité des masses populaires de la périphérie. C’est ainsi que le tsarisme a semé dans les masses appartenant aux nationalités une méfiance très profonde, qui dégénère parfois en une attitude d’hostilité à l’égard de tout ce qui est russe. Pour consolider l’union entre la Russie centrale et la périphérie, il faut liquider cette méfiance, créer une atmosphère de compréhension mutuelle et de confiance fraternelle. Mais pour cela, il faut avant tout aider les masses populaires de la périphérie à s’affranchir des survivances du joug féodal et patriarcal; abolir, en fait et non pas en paroles, les privilèges de tout genre et de tout ordre dont jouissent les éléments colonisateurs; faire gouter aux masses populaires les bienfaits matériels de la Révolution.

Bref, il faut prouver aux masses que la Russie centrale prolétarienne défend leurs intérêts, et rien que leurs intérêts; et il faut le prouver non seulement par des mesures répressives contre les colonisateurs et les nationalistes bourgeois, mesures souvent tout à fait incompréhensibles aux masses, mais surtout par une politique économique conséquente et murement réfléchie.

Tout le monde connait le mot d’ordre des libéraux sur l’instruction générale obligatoire. Les communistes de la périphérie ne peuvent pas être plus à droite que les libéraux; ils doivent réaliser là-bas l’instruction générale s’ils veulent liquider l’ignorance populaire et resserrer les liens spirituels entre le centre et la périphérie de la Russie. Mais pour cela, il est indispensable de développer l’école nationale locale, le théâtre national, les institutions éducatives nationales, élever le niveau culturel des masses populaires de la périphérie. Est-il besoin, en effet, de démontrer que l’ignorance et îe manque de culture sont les ennemis les plus dangereux du pouvoir soviétique? Nous ignorons à quel point notre travail avance d’une façon générale dans cette direction, mais on nous annonce que dans une des régions périphériques les plus importantes, le commissariat du peuple à l’Instruction publique ne dépense en tout que 10 % de ses crédits pour l’école locale. Si cela est exact, il faut reconnaitre que, malheureusement, nous n’avons guère dépassé l’"ancien régime" dans ce domaine.

On ne peut considérer le pouvoir soviétique comme un pouvoir détaché du peuple; c’est, au contraire, un pouvoir unique en son genre, issu des masses populaires russes, proche et aimé d’elles. Par là s’explique l’extraordinaire force de résistance dont le pouvoir soviétique fait preuve d’habitude dans les moments critiques.

Il est indispensable que le pouvoir soviétique devienne aussi aimé et aussi proche des masses populaires de la périphérie. Mais pour cela, il doit d’abord se faire comprendre de ces masses. Aussi est-il nécessaire que tous les organismes soviétiques de la périphérie, les tribunaux, les administrations, les organismes économiques, les organes du pouvoir proprement dits (de même que les organismes du Parti) soient, autant que possible, composés de gens du pays, qui connaissent le mode d’existence, les moeurs, les coutumes, la langue de la population locale. Il faut que l’élite des masses populaires locales soit appelée à travailler dans ces institutions; que les masses laborieuses locales participent à la gestion du pays dans tous les domaines, y compris la formation des unités militaires; que les masses voient que le pouvoir soviétique et ses organes sont l’oeuvre de leurs propres efforts, l’incarnation de leurs espérances. Ainsi seulement, on pourra établir des liens spirituels indestructibles entre les masses et le pouvoir; ainsi seulement, le pouvoir soviétique se rapprochera des masses laborieuses de la périphérie et leur deviendra compréhensible.

Certains camarades considèrent les Républiques autonomes de Russie et, d’une façon générale, l’autonomie soviétique comme un mal temporaire, bien qu’inévitable, un mal qu’on a été obligé de tolérer par suite de certaines circonstances, mais qu’il faut combattre, pour l’abolir avec le temps. Est‑il besoin de démontrer que cette façon de voir est foncièrement erronée et qu’en tout cas, elle n’a rien de commun avec la politique du pouvoir des Soviets dans la question nationale? On ne saurait considérer l’autonomie soviétique comme quelque chose d’abstrait et de factice; à plus forte raison ne saurait-on la considérer comme une simple déclaration, une promesse vaine. L’autonomie soviétique est la forme la plus réelle, la plus concrète d’union de la périphérie avec la Russie centrale. Nul ne s’avisera de nier que l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, le Turkestan, la Kirghizie, la Bachkirie, la Tatarie et les autres régions périphériques, pour autant qu’elles aspirent à la prospérité culturelle et matérielle des masses populaires, ne peuvent se passer d’écoles dans leur langue nationale, de tribunaux, d’administrations, d’organes du pouvoir composés principalement de gens du pays. Bien plus, la soviétisation effective de ces régions, leur transformation en pays soviétiques étroitement rattachés à la Russie centrale et formant avec elle un État unique sont inconcevables sans une ample organisation des écoles locales, sans la création de tribunaux, d’administrations, d’organes du pouvoir, etc. composés de gens qui connaissent le mode de vie et la langue de la population. Mais baser les écoles, les tribunaux, les administrations, les organes du pouvoir sur la langue nationale, cela signifie justement réaliser en fait l’autonomie soviétique, puisque celle-ci n’est rien d’autre que la somme de toutes ces institutions quand elles ont revêtu la forme ukrainienne, turkestane, kirghize, etc.

Comment parler sérieusement, après cela, du caractère éphémère de l’autonomie soviétique, de la nécessité de la combattre, etc.?

De deux choses l’une :

ou bien les langues ukrainienne, azerbaïdjanaise, kirghize, ouzbek, bachkire, etc., sont une réalité effective et, par conséquent, il est absolument nécessaire, dans ces régions, de développer dans la langue nationale l’école, les tribunaux, les administrations et les organes du pouvoir composés de gens du pays, et alors l’autonomie soviétique doit être appliquée dans ces régions à fond et sans réserve;

ou bien les langues ukrainienne, azerbaïdjanaise et autres ne sont qu’une pure invention; les écoles et autres institutions dans la langue maternelle sont, par conséquent, inutiles, et alors l’autonomie soviétique doit être rejetée comme un fatras inutile.

Rechercher une troisième voie, c’est faire la preuve de son incompétence en la matière ou de sa navrante étourderie.

Un des obstacles sérieux qui s’opposent à la réalisation de l’autonomie soviétique, est la pénurie de forces intellectuelles d’origine locale, le manque d’instructeurs pour toutes les branches sans exception de l’activité des Soviets et du Parti. Cette pénurie ne peut manquer de freiner le travail éducatif et le travail d’édification révolutionnaire à la périphérie. Mais c’est pourquoi il serait insensé et nuisible à la cause de repousser ces groupes, déjà si peu nombreux, d’intellectuels locaux qui, le cas échéant, voudraient bien servir les masses populaires, mais ne peuvent le faire, peut‑être parce que, n’étant pas communistes, ils se croient entourés d’une atmosphère de méfiance et craignent des mesures éventuelles de répression. À l’égard de ces groupes, on peut appliquer avec succès une politique qui les fasse participer au travail des Soviets, qui leur confie des postes dans l’industrie, l’agriculture, le ravitaillement, etc., dans le but de les soviétiser graduellement. On ne saurait guère affirmer, en effet, que ces groupes d’intellectuels sont moins surs que, disons, les spécialistes militaires contrerévolutionnaires, mis au travail malgré leur état d’esprit et dans la suite soviétisés à des postes très importants.

Mais utiliser les groupes d’intellectuels nationaux est loin de suffire pour combler le manque d’instructeurs. Il est nécessaire en même temps de développer à la périphérie un réseau ramifié de cours et d’écoles pour toutes les branches d’administration, afin de former des cadres d’instructeurs choisis parmi les habitants du pays. Car il est clair qu’à défaut de tels cadres, il sera extrêmement difficile d’organiser dans la langue nationale des écoles, tribunaux, administrations et autres institutions.

Un obstacle non moins sérieux à la réalisation de l’autonomie soviétique est la précipitation, dégénérant souvent en un grossier manque de tact, dont certains camarades font preuve en matière de soviétisation de la périphérie. Lorsque, dans des régions retardant sur la Russie centrale de toute une période historique, dans des régions où l’ordre de choses médiéval n’est pas encore complètement liquidé, ces camarades décident de faire des "efforts héroïques" pour appliquer le "communisme pur", on peut affirmer en toute certitude qu’un tel raid de cavalerie, qu’un tel "communisme" ne donneront rien de bon. À ces camarades nous voudrions rappeler un article bien connu de notre programme :

Le PCR se place à un point de vue de classe historiquement concerté en tenant compte du degré de développement historique de la nation donnée : est‑elle au stade de transition du moyen âge à la démocratie bourgeoise, ou de la démocratie bourgeoise à la démocratie soviétique ou prolétarienne? etc.

Et plus loin :

En tout cas, le prolétariat des nations qui étaient des nations oppressives, doit faire preuve d’une prudence et d’une attention particulières à l’égard des survivances des sentiments nationaux dans les masses laborieuses des nations opprimées ou maintenues dans l’inégalité (voir le "Programme du PCR").

C’est‑à‑dire que si, par exemple, la méthode directe d’installation de locataires supplémentaires dans les logements en Azerbaïdjan écarte de nous les masses azerbaïdjanaises qui considèrent la demeure, le foyer domestique comme inviolable et sacré, il est clair que cette méthode directe doit être remplacée par un procédé indirect et détourné pour arriver au même but. Ou encore : si, par exemple, les masses daghestanes, fortement contaminées par les préjugés religieux, suivent les communistes "selon la chari’a[5]", il est clair que la méthode directe de lutte contre les préjugés religieux dans ce pays doit être remplacée par des méthodes indirectes, plus prudentes, etc., etc.

Bref : les raids de cavalerie pour "amener immédiatement au communisme" les masses populaires arriérées doivent être remplacés par une politique circonspecte et murement réfléchie, qui consiste à entrainer graduellement ces masses dans la grande voie commune du développement soviétique.

Telles sont, en gros, les mesures pratiques nécessaires pour réaliser l’autonomie soviétique, mesures dont l’application garantit le rapprochement moral et l’union révolutionnaire solide du centre et des régions périphériques de la Russie.

La Russie des Soviets procède à une expérience sans précédent dans le monde pour organiser la collaboration de tout un ensemble de nations et de groupes ethniques dans le cadre d’un État prolétarien unique, sur la base d’une confiance mutuelle, sur la base d’une entente librement consentie et fraternelle. Les trois années de révolution ont montré que cette expérience a toutes les chances de réussir. Mais pour qu’elle puisse obtenir un succès complet, il faut que la politique que nous pratiquons dans la question nationale à la base ne soit pas en désaccord avec les mots d’ordre de l’autonomie soviétique telle que nous la proclamons, autonomie prise dans ses multiples formes et degrés; il faut que chacune de nos démarches pratiques à la base contribue à associer les masses populaires de la périphérie à la culture spirituelle et matérielle supérieure qui est celle du prolétariat, sous des formes répondant au mode de vie et au caractère national de ces masses.

Là est le gage de la consolidation de l’union révolutionnaire entre la Russie centrale et la périphérie, devant laquelle toutes les machinations de l’Entente tomberont en poussière.

 

Signé : J. Staline

 

Notes



[1]. Source : I. V. Staline, Oeuvres, tome 4 (novembre 1917‑décembre 1920); Paris, Éditions sociales, 1955; p. 310‑319.

[2]. Rudolf Springer – pseudonyme de Karl Renner. Né en 1870 à Unter-Tannowitz (Moravie du Sud). (N. ROCML)

Le problème des nationalités fut pour Renner une préoccupation constante. Avant Otto Bauer (cf. note suivante) qui n’acheva son grand ouvrage : "La Question des nationalités et la social-démocratie" qu’en 1907, Karl Renner aborda le problème, dès 1899, dans une petite brochure de quarante pages : "État et Nation", sous le pseudonyme de Synopticus, et plus largement, trois ans plus tard, dans un livre : "Der Kampf der oesterreichischen Nationen um den Staat" ("La lutte des nations autrichiennes pour l’État"), sous le pseudonyme de Rudolf Springer. Dans ces livres, Karl Renner abordait la question de l’État multinational des Habsburg; il ne fallait pas, selon lui, privilégier le territoire, mais les hommes eux‑mêmes. Aux tentatives antérieures qui faisaient passer au premier rang les structures territoriales, Renner opposait l’idée de rassembler en une unité juridique tous les hommes qui se sentiraient membres d’une même nation où qu’ils puissent habiter. Il proposait, en même temps, d’accorder à ces entités juridiques l’autonomie culturelle et même le droit le lever des impôts. En 1893 Renner se joint au Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche (Sozialdemokratische Arbeiterpartei Deutsch-Österreichs, SDAPDÖ). En 1895 il obtint le poste de fonctionnaire, qu’il abandonna en 1907, étant élu député du Parlement (Reichsrat). Lorsque la revue mensuelle du Parti social-démocrate Der Kampf fut fondée, la même année, il en partagea la direction avec Otto Bauer et Adolf Braun.

La guerre déclarée, Renner se laissa emporter par la vague du social-patriotisme. Selon lui, la solidarité internationale du prolétariat étant un beau principe, mais non un fait historique, il fallait admettre qu’en cas de guerre la classe ouvrière de chaque pays défendrait sa patrie, sinon elle favoriserait l’impérialisme de l’ennemi, ce qui, une fois l’annexion faite, ne ferait qu’augmenter la misère et l’exploitation. Après l’effondrement de la Monarchie en 1918, il fut choisi comme chancelier du gouvernement de coalition de la Première République autrichienne. À cette époque était envisagée l’union avec l’Allemagne. C’était conforme au principe de l’autodétermination de peuples, mais Clemenceau introduisit dans le traité de paix de Saint-Germain une clause qui le rendait impossible; il devait en effet être approuvé à l’unanimité par la Société des Nations et la France disposait ainsi d’un droit de véto contre une union qui aurait rendu l’Allemagne vaincue plus grande qu’avant la guerre. En signe de protestation contre cette entrave à la libre détermination de l’Autriche, Otto Bauer donna sa démission de ministre des Affaires Étrangères, et Karl Renner termina seul les négociations. Le traité fut ratifié en septembre 1919. Peu après l’adoption de la constitution, le ministère se disloquait, à la suite de la démission des ministres socialistes, en 1920. Les socialistes ne reviendront au pouvoir, de nouveau avec Renner à leur tête, qu’en avril 1945. Vingt‑cinq ans durant, Renner dut se contenter d’un rôle de second plan ‑ pendant l’entre-deux-guerres, ce furent en effet les thèses de Bauer qui l’emportèrent au sein du Parti socialiste.

[3]. Otto Bauer. Né en 1881 à Vienne, Autriche. (N. ROCML)

En 1900 Bauer adhère au Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche (Sozialdemokratische Arbeiterpartei Deutsch-Österreichs, SDAPDÖ). En 1904 il prend contact avec Karl Kautsky, qui dirige l’organe du Parti social-démocrate d’Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD), le Neue Zeit (Temps nouveau). Bauer collabore par la suite à ce journal, en 1907 il est chargé également de la direction du mensuel nouvellement créé, Der Kampf (Le combat) et fait partie aussi de la direction de l’organe du SDAPÖ, le Arbeiter Zeitung (Journal ouvrier). Au cours de la Première guerre mondiale, il est fait prisonnier par les troupes russes, il revient à Vienne après l’éclatement de la Révolution russe. Il devient collaborateur étroit du président du SDAPÖ, Victor Adler. Il prépare notamment le programme qui est adopté en novembre 1926 au Congrès de Linz du Parti.

[4]. "Gros-Jean comme devant" : une expression qui signifie "ne pas être plus avancé qu’auparavant, éprouver une désillusion".

Dans l’édition allemande des oeuvres de Staline (Werke, Band 4; Dietz Verlag Berlin, 1951), on lit : "die jetzt vor dem Scherbenhaufen ihres schlau ausgeklügelten nationalen Programms stehen", c’est‑à‑dire "qui demeurent maintenant devant le champ de ruines de leur subtil programme national". (N. ROCML)

[5]. La chari’a (ou shari’a) (mot arabe qui signifiait à l’origine le chemin) est la loi religieuse de l’Islam qui dégage du Coran, parole révélée de Dieu, et des traditions relatives aux actes et aux paroles du prophète Mahomet, des règles de conduite applicables à tous les domaines de la vie publique et privée, religieuse et profane. (N. Ed.)