Bela Kun
La Social-Démocratie contre le Marxisme
Paris, Bureau d’éditions, 1933
Extrait, p. 27‑52
Nouvelles tentatives de la IIe Internationale
pour «approfondir» le marxisme
Il semblera peut-être superflu d’accentuer aussi fortement le fait que Marx nous appartient.
Qui, à l’exception des communistes, prétendrait encore aujourd’hui que Marx lui appartient?
Serait‑ce le président de la IIe Internationale, plusieurs fois ministre de Sa Majesté le roi des Belges, Émile Vandervelde, qui, tout récemment encore, s’est séparé publiquement du marxisme?
Il le fit en répondant à un nouvel «assassinat de Marx» par le président du trust chimique anglais, lord Melchett, plus connu sons le nom de Sir Alfred Mond, partenaire des chefs syndicaux réformistes anglais dans la fondation de la variété anglaise de la théorie sur la paix industrielle, dite le mondisme. Ce noble lord et sordide exploiteur d’ouvriers écrivait, il y a environ trois ans, dans son livre: "la Politique de l’industrie":
Si quelque chose est mort en ce pays, c’est le socialisme. M. MacDonald l’a enterré définitivement dans un de ses discours de Liverpool. Quiconque réfléchit un peu, quiconque est doué de sens pratique, tout homme d’État, qu’il pense et qu’il dise tout ce qu’il veut en théorie, se rend compte que le marxisme est impraticable.
Voici ce que le président de la IIe Internationale a répondu en substance à ce nouvel «assassinat» de Marx:
Il ne faut pas mettre sur un pied d’égalité le marxisme et le socialisme… Ce serait… restreindre singulièrement la notion du socialisme que de l’identifier en tous points avec le marxisme.
Le président de la IIe Internationale n’avait rien d’autre à faire que d’insinuer qu’il abandonnait le «bateau en détresse» du marxisme à bord duquel il n’avait, pendant toute la durée de sa vie, séjourné peut‑être qu’une fois comme passager aveugle.
Serait‑ce un des théoriciens les plus notoires de l’austro-marxisme, Karl Renner, plusieurs fois chancelier, qui, lors du centenaire de la naissance de Ferdinand Lassalle, dont la théorie sur l’État est devenue le point du départ doctrinal de la social-trahison, enterrait le marxisme en ces termes:
Marx a raison pour les siècles à venir, mais pour les quelques dizaines d’années où nous vivons, c’est Lassalle qui a raison en tous points.
Les deux déclarations ont paru dans la revue théorique de la social-démocratie allemande, publiée par le Dr Rudolf Hilferding.
Une autre autorité de la social-démocratie belge, hautement cotée dans la IIe Internationale comme théoricien, Hendrik de Man, déclare dans son livre sur la Psychologie du socialisme, qu’il a «surmonté le marxisme», qu’il s’est «affranchi du marxisme». «Surmonter le marxisme» est pour lui non seulement une «question de science, mais aussi une question de conscience», il ne veut plus continuer à mentir, comme il le dit lui‑même, en disant qu’il est un marxiste, comme le font ses camarades du Parti; il ne veut pas prendre part à l’hypocrisie pratiquée en Allemagne, où, suivant lui, existe cette situation:
Le marxisme n’a en somme aucun point de contact intérieur avec le mouvement syndical et coopératif… au moins en ce sens qu’il guide son activité… Ce n’est que dans l’activité politique du Parti social-démocrate que le marxisme joue encore un rôle que le Parti considère comme utile [il s’agit, en l’espèce, de manoeuvres de «gauche»]. La social-démocratie se voit contrainte à une politique opportuniste de coalition et de soutien de l’État, politique qui est en opposition ‑ sentimentale, il est vrai, et non rationnelle ‑ avec le motif antérieur de la lutte de classe irréconciliable, auquel elle doit son origine. C’est pourquoi elle tient tout particulièrement à souligner la continuité interne de cette politique pour symboliser son attachement aux traditions marxistes… Il [le marxisme] ne peut plus guider la politique du Parti, laquelle repose sur des conjonctures réelles qui contredisent celles qui furent à l’origine de la doctrine. Cependant, dans la propagande, le marxisme peut encore fournir des mots d’ordre qui jettent un pont entre la tradition politique d’hier et la politique du jour.
Voilà le jugement d’un dirigeant social-démocrate non seulement sur le marxisme en général, mais aussi sur l’attitude de la social-démocratie à l’égard du marxisme.
Dans son livre récent sur le Capitalisme et le socialisme après la guerre mondiale, Otto Bauer «détrône» la théorie marxiste des prix pour y substituer une nouvelle «théorie» des spécialistes américains, de la conjoncture économique, Marshall, Morre et autres producteurs d’idéologie de l’impérialisme du dollar.
L’importance de ces recherches, écrit Otto Bauer au sujet des travaux de ces économistes américains, n’est pas moins considérable pour le développement de la théorie des prix. Jusqu’à maintenant, la fonction de la demande n’était rien d’autre qu’un symbole mathématique de la situation de la demande, dont se servait la théorie des prix pour représenter de façon schématique la dépendance du prix du marché de la situation de la demande. Mais, quand à la place des fonctions symboliques apparaissent des fonctions déterminées et calculées sur le base de statistiques, pour les différentes marchandises, nous arrivons à une théorie statistique inductive de la valeur.
La théorie des prix du marxisme, basée sur la doctrine de la valeur de Marx et d’Engels, est déclarée insuffisante par Otto Bauer. Celui‑ci la «complète» par une théorie économique vulgaire. Par là, il ne vise évidemment à rien d’autre qu’à une nouvelle «réfutation» d’une des doctrines fondamentales du marxisme.
Serait‑ce l’éminent leader de la C. G. T. et de la social-démocratie allemandes, M. Tarnow qui, dans son livre: "Pourquoi être pauvre?" se débarrassait de Marx? Tarnow est parvenu à élever le roi de l’automobile, Henry Ford, à la veille de faire faillite, au rang de théoricien du mouvement syndical réformiste, afin de prouver que le socialisme est inutile, puisque la pauvreté pourrait être supprimée pour toujours en régime capitaliste, par les méthodes de Ford.
Tarnow écrivait:
Le livre de Henry Ford, "Ma vie et mon oeuvre", est certainement l’oeuvre la plus révolutionnaire de toute la littérature économique jusqu’à ce jour.
Le Capital de Marx, écrit contre le Capital, devait, dans le mouvement syndical réformiste, céder le pas au livre d’Henry Ford, écrit, pour le Capital.
Si pour Otto Bauer la théorie marxiste des prix n’a aucune valeur, Rudolf Hilferding, qui avant la guerre s’occupait de la révision de la théorie marxiste de l’argent, veut bien se réconcilier avec le marxisme dans la question agraire. Au sujet des débats sur la question agraire, dans la social-démocratie allemande (1927), il déclare d’une part, dans ses "Remarques théoriques sur la question agraire":
La controverse sur la supériorité des exploitations agricoles, grandes ou petites, continue jusqu’à ce jour sans trouver de solution.
Mais, d’autre part, il ajoute:
Précisément, l’application de la théorie de Marx montre que la loi de la concentration [c’est‑à‑dire la loi sur la concentration des capitaux et des entreprises] n’a aucune valeur pour l’agriculture.
La réfutation du marxisme «à tempérament» ne pouvait satisfaire le professeur social-démocrate Erik Nölting, un des théoriciens les plus typiques du social-fascisme. Dans un de ses rapports, «Ce qu’est le marxisme» (publié par la Frankfurter Volkstimme du 21 janvier 1928), il tenta d’exécuter définitivement le marxisme.
II ramena sa réfutation du marxisme à dix points, dont nous ne citerons que quelques passages choisis:
1. La structure fondamentale de la société capitaliste s’est transformée depuis Marx… La théorie des crises s’est avérée inopérante, les crises d’aujourd’hui sont la conséquence des bouleversements survenus en marge du processus de production…
2. Avec la formation des syndicats, le marché du travail s’est modifié… Marx enseignait que l’ouvrier devait nécessairement se paupériser, tomber dans la misère…, que l’affranchissement sortirait de la misère. Mais les couches supérieures constituent les troupes d’élite du socialisme… Psychologiquement, la théorie de la paupérisation est fausse.
[…]
4. La question paysanne reste toujours sans solution. Marx fut le citadin typique, l’exilé en fuite. Nous avons admis avec lui que la paysannerie prendrait le même chemin de la concentration que les capitalistes… C’est là une erreur formidable, etc.
5. Le problème de la socialisation vu par Marx est trop étroit. Tantôt c’est pour lui une question de justice sociale, tantôt il demande la remise à la collectivité des moyens de production… Au surplus, ce qui manque au projet de socialisation de Marx, c’est qu’il n’indique pas concrètement à qui doivent être transmis les moyens de production. Cela nous a manqué pendant la révolution.
6. Deux questions culturelles n’ont pas trouvé de solution dans le marxisme orthodoxe… Le marxisme dit que le prolétaire s’oppose au bourgeois; que, par conséquent, sa culture s’oppose également à la culture bourgeoise. Les cultures ne sont pas nées des structures économiques, encore qu’elles aient été modifiées par elles. Plus le prolétaire monte et plus disparaissent les différences…
7. Les problèmes internationaux n’ont pas davantage trouvé dans le marxisme une solution complète. La formule d’affiche: «Prolétaires de tous les pays, unissez-vous», voile les différences réellement existantes entre les prolétaires des différentes nations…
8. L’existence de l’État parlementaire démocratique peut comporter des possibilités d’ascension pour le prolétariat. Nous devons utiliser cette circonstance et ne pas désavouer l’État selon la vieille conception de Marx… Marx croit que l’État sera aboli. Nous voyons qu’il ne passe que d’une main à l’autre. Il n’est ni l’affaire proprement bourgeoise, ni l’affaire proprement prolétarienne. Il est plutôt l’affaire des fonctionnaires. [Programme du gouvernement présidentiel de von Papen et de von Schleicher.]
9. Le fait qu’il existe une étape intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme, l’emporte sur l’idée marxiste d’un brusque changement du capitalisme en socialisme. Cette phase de transition est exprimée de trois manières: a) au point de vue politique, par des gouvernements de coalition [la paternité de cette idée appartient à Kautsky]; b) au point de vue économique, par la démocratie d’entreprises [la paternité de cette idée appartient à Hilferding]; c) au point de vue social, par le droit ouvrier [il est difficile d’établir la paternité de cette idée; la bureaucratie syndicale internationale tout entière est responsable de cette paternité].
10. La faillite de l’idée relative à la marche forcée des événements.
Le marxisme est pénétré de la conviction que le socialisme doit naître du capitalisme. Chaque mouvement cherche à se justifier par l’espoir que sa thèse sera forcément réalisée.
Foin de ces rebuts de la science bourgeoise la plus vulgaire! Présentée par le professeur Nölting, cette thèse a cependant un avantage: elle contient notamment presque tout ce que les théoriciens dirigeants de la IIe Internationale ont formulé, en maintes occasions, pour réfuter le marxisme. Marx a prononcé son jugement sur ces rebuts de l’apologie du capitalisme, quand, dans l’introduction du premier volume du Capital, il écrivait qu’il ne s’agissait pas pour eux de savoir… «si tel ou tel théorème est exact, mais s’il est utile ou nuisible, commode ou incommode au capitalisme, acceptable ou non pour la police».
Nous pourrions multiplier à l’infini ces déclarations et d’autres analogues émanant des théoriciens et praticiens social-démocrates, et dans lesquelles Marx est «réfuté» ou «démoli» de façon définitive. Notamment celles de la période de stabilisation relative du capitalisme, quand ils croyaient que le «capitalisme organisé» de Hilferding et de Naphtali avait fait perdre pour toujours leur «caractère d’actualité» aux lois «désagréables» de la production capitaliste découvertes par Marx, ainsi qu’à Marx et Engels eux-mêmes. En période de «prospérité», quand les leaders social-démocrates croyaient que l’impérialisme avait surmonté sa crise d’après‑guerre, tous les partis de la IIe Internationale ont jeté le marxisme par‑dessus bord comme un fatras encombrant. Il n’est pas jusqu’à son utilisation comme mot d’ordre, pour calmer ceux qui voulaient jeter «un pont entre le passé et le présent de la social-démocratie», qui n’ait été limitée au minimum.
La période de l’ébranlement et la fin de la stabilisation relative dues à l’aggravation de la crise mondiale économique dans les pays capitalistes, et, d’autre part, la marche victorieuse de l’édification socialiste dans l’Union soviétique, qui n’a pu être cachée aux masses affamées des pays capitalistes, l’essor révolutionnaire et l’afflux croissant des masses dans les partis communistes, tout cela provoqua une saute de vent. Les victoires pratiques et théoriques du marxisme obligèrent les ennemis du marxisme à se déguiser une fois de plus en marxistes, après que toutes leurs théories saisonnières eurent été mises en pièces.
Après la victoire électorale du Parti communiste allemand du 7 novembre, on vit, en Allemagne, apparaître subitement deux partis marxistes à l’horizon de l’Arbeiterzeitung social-démocrate de Vienne.
«La part des deux partis marxistes a relativement augmenté», écrivait M. Otto Bauer ou quelqu’un de ses disciples après les élections parlementaires de novembre, faisant bonne mine à mauvais jeu.
L’organe berlinois de la social-démocratie, le Vorwaerts, a reproduit, en la soulignant fortement, la nouvelle découverte d’Otto Bauer sur les «deux partis marxistes».
M. Vandervelde, qui, à la suite de la grève des mineurs du Borinage, avait dû constater que les ouvriers belges organisés dans les syndicats réformistes se montraient hostiles à la politique de coalition de son parti, cherche à leur persuader au nom du «marxisme» qu’ils doivent constituer leur front unique avec les chrétiens et non avec les communistes. Au sujet de la dernière crise du gouvernement belge, il écrivait, en substance, dans le Peuple du 11 décembre:
Je suis un vieux marxiste. Je crois à la primauté des facteurs économiques. Je reste décidément hostile à tout retour aux formules politiques qui chercheraient à pousser de nouveau l’anticléricalisme au premier plan. Je me dresserais de toutes mes forces contre toute action qui tendrait à diviser encore plus la classe ouvrière contre elle‑même, cependant qu’une attaque serait entreprise contre la liberté de conscience et la liberté de l’enseignement.
«La religion est l’opium du peuple», écrivait Marx. Le président de la IIe Internationale est prêt à se faire passer même pour «un vieux marxiste», pour que les ouvriers aient confiance en lui quand il prend parti pour la coalition avec ceux qui répandent cet opium.
Les social-démocrates, qui n’étaient marxistes que par la grâce de Hitler, vont jusqu’à faire figurer Marx à l’ordre du jour du congrès de leur parti qui sera convoqué en Allemagne, lors du cinquantenaire de la mort de Marx. Rudolf Hilferding, l’auteur, le dévoué valet et usufruitier le plus avide du Capital financier, prononcera au congrès du Parti le discours d’ouverture: «Marx et l’actualité». Ainsi les marxistes, par la grâce de Hitler, émettent dès aujourd’hui, «spontanément», leurs prétentions sur Marx.
Nous recommanderions, pour illustrer le rapport de Hilferding, deux devises à inscrire sur les calicots du congrès. Ces deux devises, qui, sans qu’on ait recours aux matraques ou aux chopes de bière, signifieraient le déclenchement d’une bataille dans la salle, seraient très à leur place à l’occasion du rapport de Hilferding sur Marx.
La première devise est de Marx:
«Je suis ennemi mortel du capitalisme».
L’auteur de la seconde devise ne fut pas un simple révolutionnaire comme Marx. Il mérite que ses titres soient énumérés: ancien président du Parti social-démocrate, membre du Conseil des délégués plénipotentiaires du peuple en novembre 1918, et premier président de la République allemande: Frédéric Ebert. La devise qu’il avait formulée au cours de la révolution de novembre est: «Je hais la révolution comme le péché!»
Je n’ai aucun espoir de voir ma proposition acceptée; elle constituerait cependant une bonne introduction au rapport de Hilferding: «Marx et l’actualité». Je considère cependant comme très vraisemblable que cette «petite contradiction» entre les conceptions de Marx et d’Ebert, Hilferding la résoudra à sa manière ‑ laquelle porte des traces de l’austro-marxisme ‑ de la façon suivante:
‑ Oui, évidemment, c’est une question de goût: l’un hait le capitalisme, l’autre la révolution. Tous deux cependant ont aimé le socialisme.
Je tiens pour absolument invraisemblable le fait que Hilferding aborde dans son rapport tous les problèmes ayant trait à son sujet; en particulier, des questions d’actualité, comme l’évolution de la social-démocratie vers le social-fascisme, son attitude à l’égard du fascisme; la responsabilité de la social-démocratie et des syndicats réformistes dans l’abaissement du niveau de vie de la classe ouvrière, dans le chômage de millions de travailleurs.
Ces questions sont de la plus grande importance pour le mouvement ouvrier actuel. Leur juste solution ne peut être trouvée qu’en consultant Marx. C’est d’autant plus nécessaire que de nombreux ouvriers social-démocrates se sentent offensés quand on qualifie leur parti de social-fasciste, et que, de bonne foi, ils sont persuadés que le Parti social-démocrate a gardé quelque chose de marxiste. Pour cette raison, il est indispensable de poser au moins cette importante question d’actualité: opposer l’attitude de la social-démocratie et du fascisme à l’égard de l’État bourgeois et la politique des salaires de la social- démocratie et du fascisme à la conception de l’État et de la politique des salaires du marxisme.
La social-démocratie et l’État
La social-démocratie
et la politique des salaires
Voyons d’abord si la conception étatique qui est à la base des «propositions de front unique» des social-démocrates, appelant les ouvriers non seulement de l’Allemagne, mais du monde entier, à défendre la République de Weimar, si cette conception de l’État, dont la Constitution de Weimar est l’expression, a quelque chose de commun avec le marxisme, et si elle diffère essentiellement, au point de vue des principes, de la conception fasciste de l’État.
On sait que le marxisme défend la conception suivant laquelle l’État bourgeois et, partant la République de Weimar, sont «l’expression du caractère irréconciliable des contradictions de classe», des contradictions entre bourgeois et prolétaires, capitalistes et ouvriers. La Constitution de Weimar, son édification, a coûté la vie à des dizaines de milliers de prolétaires allemands, à leurs meilleurs chefs, Liebknecht, Luxembourg, Joguiches et autres, assassinés par Ebert, Noske, Wels et leurs soudards, pour établir la Constitution de Weimar contenant le fameux paragraphe 165, qui stipule:
Les ouvriers et les employés sont appelés à collaborer, sur le pied d’égalité, avec les entrepreneurs, au règlement des conditions de salaires et de travail, ainsi qu’au développement économique tout entier des forces productive.
Nous voyons que cette phrase de la Constitution de Weimar, forgée par la contre-révolution démocratique contre la révolution prolétarienne, et que les ouvriers allemands, en vertu de la «proposition de front unique» de Breitscheid, Künstler, Otto Bauer et autres, ont à défendre, n’a rien de commun avec la conception marxiste du «caractère irréconciliable des contradictions de classe».
Or cette phrase de la Constitution de Weimar correspond, selon l’esprit et la lettre, à la conception étatique du fascisme.
Ce principe que la social-démocratie défend corps et âme, Mussolini le présente comme le sien propre et l’exprime en ces simples mots:
Nous avons incorporé à l’État toutes les forces de la production. Le travail et le capital ont des droits égaux et des devoirs égaux. Ils ont à travailler en commun. Leurs conflits seront aplanis par des lois et des tribunaux.
Et la Constitution fasciste en Italie, la Charta del Lavoro (la Charte du travail), contient l’article suivant, correspondant au paragraphe 165 de la Constitution de Weimar:
Les associations professionnelles reconnues par la loi assurent l’égalité juridique entre patrons et travailleurs. Elles veillent à l’observation de la discipline de la production et à son perfectionnement.
L’ancien secrétaire du Parti fasciste d’Italie, Turati, a pu déclarer avec fierté dans ses commentaires à la Charta del Lavoro:
La reconnaissance juridique des syndicats comme organisations de droit civil autorisées à représenter toutes les forces productives du pays (entrepreneurs, travailleurs intellectuels et travailleurs manuels) constitue le principe fondamental de l’État fasciste.
Ce principe fondamental du fascisme, déguisé en principe «socialiste», apparaît dans le discours de Hilferding au congrès de Kiel du Parti social-démocrate, en 1927, comme suit:
Considérer la gestion des entreprises et de l’économie comme une affaire de la société, est précisément le principe socialiste, et la société n’a aucun autre organe par lequel elle pourrait agir consciemment que l’État,
Est‑il besoin de souligner que M. Hilferding, en parlant de l’«organe de la société», n’a point en vue l’État prolétarien, mais l’État bourgeois? Hilferding aurait évidemment préféré que lui‑même et son parti fussent à la tête de cet État bourgeois, mais, comme l’a dit Bernstein, quand on n’a que le choix entre la dictature prolétarienne et la dictature fasciste, on choisit, en tant que social-démocrate, la dictature fasciste.
Le sens de classe des deux conceptions de l’État, fasciste et social-fasciste, est le même: le maintien et la défense de la propriété privée capitaliste contre la révolution prolétarienne. L’une des méthodes, la social-fasciste, s’appelle la démocratie économique; l’autre, la fasciste, le système coopératif. Il y a des différences d’application des méthodes, mais elles n’ont pas un caractère de principe. Une des preuves, non sans importance, en est que le paragraphe 49 de la Constitution de Weimar assure à la bourgeoisie allemande la possibilité «juridique» de passer constitutionnellement de la méthode démocratique à la méthode fasciste de la dictature bourgeoise. Aussi, les forces de classe aujourd’hui en lutte, en Allemagne, contre la révolution prolétarienne, ne diffèrent-elles pas, au fond, par les méthodes fascistes déclarées dont use la contre-révolution bourgeoise, des méthodes démocratiques dont usait la contre-révolution bourgeoise en lutte pour la Constitution de Weimar. La différence ne consiste qu’en ce que les forces qui, aujourd’hui, travaillent à la fascisation de l’Allemagne, avaient, en 1918-1919, mis en avant la social-démocratie comme enseigne de la contre-révolution, et qu’elles la tiennent aujourd’hui à l’arrière-plan.
Dans sa lutte contre la révolution prolétarienne, la social-démocratie a dû rompre résolument avec la conception marxiste de l’État. Ce faisant, et en propageant par la plume et par la parole parmi les masses qui la suivaient le contraire de ce qui constitue l’essentiel de la conception marxiste de l’État, à savoir que «la violence politique, dans son sens propre, est la violence organisée d’une classe pour l’oppression d’une autre», la social-démocratie non seulement a désarmé ces masses, mais encore a créé une base réelle, voire conforme à la Constitution, pour la fascisation de l’Allemagne.
S’il est vrai qu’il existe des différences entre le gouvernement de Brüning, celui de von Papen et celui de Schleicher, la politique de tolérance de la social-démocratie à l’égard de ces trois gouvernements a également un sens précis. Elle tolère ce qu’elle a préparé, ce qu’elle a créé, quand elle a réussi à empêcher que la violence politique passât aux mains de la classe ouvrière, que le prolétariat instaurât sa dictature de classe. La position qu’occupe la social-démocratie dans ces importants problèmes d’actualité est ainsi radicalement opposée à celle du marxisme.
Projetons cependant la lumière du marxisme non seulement sur l’activité politique, mais aussi sur l’activité syndicale de la social-démocratie actuelle, en particulier sur la politique des salaires des syndicats réformistes.
À la base de la politique des salaires de tous les syndicats qui n’étaient pas considérés comme jaunes, mais comme organes de la lutte de classe, de la défense des intérêts quotidiens de la classe ouvrière, sans parler de la lutte pour la suppression du système des salaires, se plaçait la théorie de Marx suivant laquelle:
La tendance générale de la production capitaliste n’est pas d’élever, mais d’abaisser la moyenne du salaire normal, c’est‑à‑dire de pousser la valeur du travail plus ou moins vers ses limites minimums (Marx: Salaires, prix et profits).
Le dirigeant syndical allemand Tarnow a une opinion différente de celle de Marx, qu’il exprime en ces termes:
Un patron isolé peut évidemment établir, après comme avant, son calcul de façon à ne retirer que des avantages de la diminution des salaires. Les patrons, dans leur ensemble, ne pourraient plus entreprendre cette opération sans compromettre les intérêts du capital et du profit du patronat lui‑même.
Marx était d’avis que les ouvriers doivent mener contre les capitalistes la lutte sous des formes différentes, mais d’une façon continue.
La détermination de son degré véritable [c’est-à-dire du degré véritable de l’exploitation] s’établit par la lutte ininterrompue entre le Travail et le Capital; le capitaliste cherche toujours à abaisser les salaires jusqu’à leur minimum physique et à prolonger la journée de travail jusqu’à son maximum physique, tandis que l’ouvrier exerce une pression continue dans la direction opposée. Le résultat dépend des forces relatives des deux parties en lutte (Salaires, prix et profits).
Voilà une autre expression de la politique syndicale de Marx.
Nölting, dont le manuel "Introduction à la théorie de l’économie" est considéré comme publication officielle de la C.G.T. allemande, a une opinion différente:
La détermination des salaires, dit ce manuel de la social-démocratie, échappe à la grève et à l’arbitraire des partis. Chaque tentative pour influer sur les salaires devient inopérante en raison de son impossibilité intrinsèque. La politique syndicale des salaires, surtout celle des organisations, et la conduite d’une grève pour l’augmentation des salaires ne sont qu’illusions stériles et fatalistes. On ne peut vaincre les lois par des putsch. Une révolution contre les salaires serait aussi insensée qu’une révolution contre la loi de la pesanteur.
Il est difficile d’imaginer, même dans les oeuvres des théoriciens social-démocrates, un aveu plus net d’hostilité manifeste contre le marxisme. Cependant, nous pouvons trouver quelque chose de semblable chez M. Naphtali, que Tarnow célébrait, dans les syndicats réformistes, comme un «remplaçant de Marx»:
Aujourd’hui [telle est sa grande découverte], les conditions sont foncièrement modifiées. Des rapports fondés sur la loi sont établis entre patrons et travailleurs. Nous ne pouvons plus aujourd’hui parler de l’exploitation de l’ouvrier par son patron.
Ces «réfutations» du marxisme sont les bases essentielles de la politique de la C.G.T. allemande. Telle était sa position dans la question de la rationalisation capitaliste, quand il s’agissait de travailler à l’«organisation» du capitalisme aux dépens de la classe ouvrière, au moyen de la rationalisation capitaliste. Les syndicats allemands opposèrent au marxisme tout ce qu’avait pu trouver l’économie vulgaire; les théoriciens des syndicats réformistes allemands propagèrent ces conceptions pour faire croire aux ouvriers que tout dans le capitalisme défend beaucoup mieux leurs intérêts que ne pourrait le faire le socialisme d’un «certain Marx». L’organe théorique des syndicats allemands, Die Arbeit, écrivait alors:
Chaque mesure de rationalisation marque un nouveau retour vers l’économie de consommation, sous la forme du grand capitalisme, il est vrai, mais sans l’esprit de ce dernier, et est ainsi un gros morceau de socialisation. Ainsi, le rêve de plusieurs siècles sera réalisé.
Autant de mots, autant d’inepties! Et ce fatras constituait la justification théorique du fait que les dirigeants syndicaux réformistes obligeaient leurs adhérents à se soumettre «bénévolement» au joug capitaliste des salaires, en plein épanouissement de la rationalisation capitaliste.
Autres temps, autres réfutations du marxisme et de sa tactique syndicale! La rationalisation ne put même maintenir l’illusion que les lois du mouvement de la production capitaliste, découvertes par Marx, n’avaient plus de valeur. L’ «organisation» du capitalisme ne put surmonter la crise, même à l’aide de la rationalisation capitaliste. La théorie suivant laquelle le capitalisme est intéressé aux salaires élevés, a été démasquée comme mensongère. Non pas seulement le «patron isolé», mais l’État bourgeois représentant la classe capitaliste, ou, suivant l’expression de Tarnow, «l’ensemble du patronat», s’est placé à la tête de l’offensive contre les salaires. L’armée de réserve industrielle, la foule des chômeurs, s’est accrue formidablement pendant la crise. Otto Bauer fut tout prêt, dès l’instant où il s’agit de créer une théorie pour défendre la pratique social-fasciste, la pratique des syndicats réformistes qui favorisait les diminutions de salaires et l’accroissement énorme du chômage par le soutien de la rationalisation capitaliste. Ce fut Otto Bauer qui trouva le nouveau mot de la social-démocratie pour défendre la rationalisation capitaliste. Ce mot fut: rationalisation manquée.
M. Tarnow, qui dirigeait le choeur des chefs syndicaux allemands pour la gloire de la rationalisation capitaliste, dut reconnaître ouvertement qu’«une des raisons principales du vaste chômage est la rationalisation excessive, la rationalisation exagérée».
La crise s’accentuait, les ouvriers se mirent en défense contre l’offensive du Capital.
La théorie marxiste sur la politique syndicale des salaires dit nettement:
La classe ouvrière doit utiliser les possibilités éventuelles d’améliorations temporaires… Si elle cédait lâchement dans les conflits quotidiens avec le Capital, elle perdrait certainement la capacité d’entreprendre une action plus importante.
Mais il s’agissait précisément d’empêcher la classe ouvrière d’utiliser cet état de crise du capitalisme pour entreprendre ces «mouvements plus importants», c’est-à-dire la révolution prolétarienne, la lutte pour le socialisme. C’est pourquoi la social-démocratie tout entière, appuyée par toute sorte de renégats, a proclamé la théorie selon laquelle, «en période de crise, il ne saurait y avoir de luttes pour les salaires, ni de grèves».
La grève, évidemment, n’est pas une révolution, il s’en faut de beaucoup. Mais sous-estimer la signification révolutionnaire de la grève, c’est tout ce qu’on veut, sauf du marxisme. La social-démocratie et les syndicats réformistes ont apprécié exactement l’importance révolutionnaire de la grève, surtout en temps de crise (plus exactement que certains communistes qui ne comprennent pas le sens révolutionnaire des revendications partielles et les luttes partielles), puisqu’ils ont déployé et déploient encore toutes leurs forces pour dissuader les ouvriers de se mettre en grève et pour défendre ainsi le capitalisme contre la révolution prolétarienne.
Aussi le réformiste Tarnow opposa‑t‑il à la tactique syndicale marxiste une tactique diamétralement opposée. Dans son fameux rapport de Koenigsberg sur la crise économique mondiale, à un moment où des réductions de salaires étaient pratiquées sur une grande échelle, Tarnow, au lieu de réformes, de petites améliorations, éleva la trahison des grèves au niveau d’une théorie.
Il ne faut pas envisager la crise du point de vue de la classe ouvrière. La crise doit être surmontée dans le cadre de l’économie capitaliste, avec les sacrifices nécessaires de la part des ouvriers.
Si la théorie syndicale et la pratique de la social-démocratie sont foncièrement opposées à la théorie et à la pratique syndicales marxistes, la théorie social-fasciste de la trahison des grèves ressemble complétement au point de vue fasciste sur l’attitude de la classe ouvrière à l’égard de la crise et du mouvement des salaires. Au moment même où Tarnow publiait cette révélation, on pouvait lire ce qui suit dans l’organe personnel de Hitler, le Völkische Beobachter:
Si, dans cette situation de l’Allemagne, on examine les revendications économiques des travailleurs du point de vue du droit, on s’apercevra immédiatement que la raison s’y oppose, parce que l’ensemble de l’économie est près de s’effondrer.
Les deux déclarations datent de novembre 1930, celle de Tarnow ainsi que celle de l’organe personnel de Hitler.
À la vérité, l’histoire n’enregistre pas beaucoup de mésaventures semblables à celle qui a frappé la social-démocratie, que son jumeau le fascisme accuse, sans aucune raison, de marxisme. La théorie économique du social-fascisme, principe fondamental de la politique des salaires et de toute la pratique des syndicats réformistes, est aussi éloignée du marxisme qu’elle est proche de la «théorie» économique du national-fascisme.
Le point de départ de la théorie marxiste est que la plus‑value, que le patron s’approprie entièrement aux dépens de l’ouvrier, a son origine dans le processus de production. D’où l’opposition absolue entre le patron et l’ouvrier. Par contre, le point de départ de toute l’économie vulgaire, de même que de la «théorie» économique du fascisme, c’est le processus de l’échange. Le profit ne vient pas de la production des marchandises, mais de leur échange.
Suivant les théories des fascistes, comme aussi des social-fascistes, dans le processus de production, l’harmonie règne entre les capitalistes et les salariés.
C’est ce qu’exprime clairement, bien que sous une forme moins scientifique, le programme du Parti national-socialiste d’Allemagne. Le paragraphe 10 porte en effet:
Le premier devoir de tout citoyen est de travailler, intellectuellement ou physiquement. L’activité de l’individu ne doit pas heurter les intérêts de la communauté, mais doit se poursuivre dans le cadre de cette dernière et au profit général de tout.
Un des théoriciens économiques les plus connus de la social-démocratie, Alfred Braunthal, dans son œuvre servant de manuel: "l’Économie actuelle et set lois", oppose au marxisme une théorie formulée de façon scientifique, mais dont le sens correspond pleinement au programme fasciste:
La théorie de la productivité, écrit ce disciple d’Otto Bauer, considérée sous l’angle des salaires, a, sur un point, une importance et une justification pratiques incontestables. Il en découle, notamment, la loi suivant laquelle l’augmentation des salaires rencontre dans la productivité du travail une limite absolue. Et, inversement, plus la productivité est grande, plus haut, dans certaines conditions, peut s’élever le salaire. Sur ce point, la théorie de la productivité prend incontestablement le dessus sur la théorie marxiste.
Elle «prend le dessus», parce qu’elle défend les intérêts des capitalistes, tandis qu’elle cherche à faire croire aux ouvriers que le relèvement de la productivité du travail, pour employer les termes mêmes du programme fasciste, se fait «dans l’intérêt de la communauté», «dans le cadre de cette dernière et au profit de tous».
C’est ce que préconise aussi la théorie des salaires de Braunthal, suivant laquelle:
On ne peut évidemment partager plus qu’il n’a été produit; plus il a été produit, et plus il y a à partager. C’est pourquoi l’ouvrier est sans doute intéressé à un relèvement aussi grand que possible de la productivité. [Évidemment, ce que dit Braunthal a trait au monde de production capitaliste.]
Si Braunthal fonde la théorie social-fasciste des salaires uniquement sur l’harmonie des intérêts des capitalistes et des ouvriers dans le processus de production capitaliste, Kautsky trouve encore une autre «raison» pour laquelle la lutte économique et politique des salariés contre les capitalistes peut être considérée, à l’instar de la conception fasciste, comme une attaque contre «l’intérêt de la communauté». Dans son introduction à l’édition populaire du IIe volume du Capital, Kautsky a profané cette oeuvre grandiose de Marx, entre autres, par la phrase suivante:
Dans le processus de circulation surgissent des phénomènes de la plus grande importance pour le bien ou le mal des ouvriers, phénomènes qui ne perdent rien de leur poids du fait que les ouvriers et les capitalistes y ont, à un certain degré, les mêmes intérêts.
Les mêmes intérêts entre ouvriers et capitalistes, dans le processus de la production comme dans celui de la circulation! Dans ces conditions, qui l’ouvrier socialiste doit-il combattre, suivant l’opinion de ses théoriciens, de ses dirigeants politiques et syndicaux?
Il ne lui reste rien d’autre qu’â combattre les ouvriers qui ne reconnaissent pas «les mêmes intérêts pour les capitalistes et les ouvriers», les communistes, les prolétaires révolutionnaires qui s’en tiennent fermement à la doctrine de Marx suivant laquelle les contradictions entre le Capital et le Travail, entre la bourgeoisie et les prolétaires, loin d’être identiques, sont inconciliables.
Mais alors que signifie ce fait que certains dirigeants social-démocrates, comme Otto Bauer, Vandervelde et Cie, découvrent subitement, dans leur contact avec le fascisme et sous les coups de la crise et de l’essor révolutionnaire, qu’il existe quelque part, dans un même pays, «deux partis marxistes», peut-être même deux Internationales ouvrières marxistes? Que signifie cette découverte, après la déclaration bien connue de Kautsky que, si ce qui se passe dans l’Union soviétique ‑ et ce que nous tous voulons réaliser dans le monde entier ‑ est du marxisme, il aura vécu pour rien?
Cette découverte n’est ni plus ni moins qu’une tentative pour parer le coup du prolétariat révolutionnaire en lutte pour le socialisme, coup qui doit être nécessairement porté contre les ennemis intérieurs du prolétariat, contre la social-démocratie. Les Otto Bauer, «hommes qui, pour reprendre les termes dont Marx et Engels qualifiaient les individus de cette espèce dans le mouvement ouvrier, affectant une certaine activité, non seulement ne font rien eux‑mêmes, mais s’efforcent d’empêcher qu’on fasse autre chose que du bavardage… hommes qui, quand ils voient la réaction, [la poussent au gouvernail]… et puis sont tout étonnés de se trouver dans une impasse où il n’y a possibilité ni de résister, ni de s’enfuir; hommes qui veulent faire tenir l’histoire dans leur étroit horizon de philistins et par‑dessus lesquels l’histoire passe chaque fois à l’ordre du jour», les Otto Bauer crient maintenant, dans l’impasse où ils sont acculés, à l’unité qu’ils ont compromise. Ils crient à la défense des intérêts ouvriers, qu’ils ont vendus et vendent tous les jours. Ils crient à la «déraison des communistes» qui dirigent leurs coups les plus vigoureux contre le «parti marxiste» nouvellement découvert. Ils crient à l’unité, parce qu’ils savent qu’en cette âpre période de crise, de préparation à la guerre impérialiste, à l’intervention militaire contre l’Union soviétique, le prolétariat pousse à l’unité d’action.
Quel est le front unique que cherchent à établir les social-démocrates, eux qui hurlent aux chausses des communistes? C’est ce qu’a montré le congrès du Comité national des fédérations allemandes de la jeunesse, auquel étaient représentées toutes les tendances, social-démocrates aussi bien que national-socialistes (les jeunesses communistes seules n’y étaient pas représentées). Au sujet de ce congrès l’organe de la C.G.T. allemande, la Gewerkschaftszeitung, écrit:
Chose curieuse pour les syndicats, parmi les nombreux groupements représentés au congrès du Comité national des fédérations de la jeunesse, il n’y en eut pas un seul qui se prononçât pour l’économie libre. À noter également que le discours de clôture du professeur Flitner, comme aussi les comptes rendus de la presse, posaient la question de savoir si le moment n’était pas venu pour les dirigeants des Fédérations des jeunes, de tenter d’adopter une attitude commune à l’égard des problèmes d’actualité concrets.
L’organe de la C.G.T. allemande s’affirme, à coup sûr, positivement pour cette «attitude commune pratique envers les problèmes d’actualité» entre les Jeunesses social-démocrate et fasciste. Cette attitude commune n’est évidemment pas difficile à pratiquer là où il n’existe pas de divergences de vues, au point de vue principe, dans le problème fondamental du moment: défense du capitalisme ou subversion du capitalisme.
Maintes fois, la social-démocratie réussit à faire dévier l’élan du prolétariat vers l’unité d’action pour en faire, dans l’intérêt du capitalisme, l’unité de confusion. Il existe certainement encore beaucoup de prolétaires qui, sous l’influence de la social-démocratie et des syndicats réformistes, ne voient aucune différence entre l’unité d’action dans la lutte de classe et l’unité de confusion qui sert les intérêts de la bourgeoisie.
Nous avons trouvé, dans une lettre inédite d’Engels, une excellente réponse aux jérémiades hypocrites d’Otto Bauer sur la «déraison des communistes» qui dirigent leur coup principal contre la social-démocratie, qui veulent réaliser le front unique des ouvriers communistes et social-démocrates, organisés et inorganisés, mais n’entendent point former le «front unique» avec les mauvais bergers des ouvriers social-démocrates, les chefs de la IIe Internationale et de l’Internationale d’Amsterdam et de leurs sections, dont la politique banqueroutière a été caractérisée par l’Arbeiterzeitung du 9 octobre 1932, en ces termes:
Les ouvriers allemands se sont sacrifiés pour l’État, ils ont toujours mis ses intérêts au-dessus de leurs propres intérêts. La bourgeoisie allemande les en remercie par Hitler et Von Papen.
Dans une lettre d’Engels à Bebel, en date du 20 janvier 1886, nous lisons ce qui suit:
En France, la scission longtemps attendue s’est réalisée. Au début, lors de la fondation du Parti, la collaboration de Guesde et Lafargue avec Malon et Brousse n’a pu être évitée. Mais, Marx et moi, nous n’avons jamais eu d’illusions quant à sa durée. La question litigieuse est purement une question de principe: la lutte doit‑elle être menée comme lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie, ou bien est‑il permis de laisser tomber de façon opportuniste (ou comme on dit chez les socialistes: possibiliste) le caractère de classe du mouvement et le programme, toutes les fois qu’on peut obtenir, par ce moyen, plus de voix ou plus d’adhérents… Le développement du prolétariat se poursuit partout dans des luttes intestines, et la France qui, pour la première fois, forme actuellement un parti ouvrier, n’en est pas exceptée. En Allemagne nous avons déjà dépassé la première étape de la lutte intestine. Nous en avons d’autres encore devant nous. L’union c’est très bien, aussi longtemps qu’elle marche, mais il est des choses qui sont autrement importantes que l’union. Et lorsque, comme Marx et moi, on a combattu toute sa vie les pseudo-socialistes plus que quiconque (parce que la bourgeoisie, nous la considérions seulement comme classe et nous ne nous laissions presque jamais aller à des luttes isolées contre la bourgeoisie), il n’y a pas lieu, en vérité, de trop s’affliger de ce que la lutte inéluctable s’est engagée.
Voilà l’opinion de Marx et d’Engels qui vient corroborer la thèse suivant laquelle l’effort principal des masses ouvrières révolutionnaires en lutte contre l’ennemi principal, la bourgeoisie, doit être dirigé contre la social-démocratie. Voilà la réponse de Marx et d’Engels aux politiciens banqueroutiers qui tentent de manœuvrer pour sortir de l’impasse au détriment des ouvriers qu’ils ont trahis. Voilà le fil conducteur de notre action pour former un véritable front unique de la classe ouvrière, le front unique à la base, dans les luttes quotidiennes qui se transformeront en luttes décisives pour la prise du pouvoir.