I. V. Staline
La politique du gouvernement dans la question nationale [1]

Izvestia [Les Nouvelles], n° 30,
9 février 1919

 

Il y a un an, avant même la Révolution d’Octobre, la Russie, en tant qu’État, offrait l’image de la désagrégation. D’une part, la vieille "vaste puissance russe" et à côté d’elle, toute une série de petits "États" nouveaux tirant chacun de son côté : tel était le tableau.

La Révolution d’Octobre et la paix de Brest n’ont fait qu’approfondir et développer encore le processus de désagrégation. On se mit dès lors à parler non plus de la Russie, mais de la Grande-Russie, tandis que les gouvernements bourgeois, constitués à la périphérie, et remplis de haine pour le gouvernement socialiste soviétique du centre, déclaraient la guerre à ce dernier.

Sans aucun doute, il existait en même temps dans les Soviets ouvriers et paysans de la périphérie de fortes aspirations à l’unité avec le centre. Mais ces aspirations ont été amorties puis étouffées par les tendances contraires des impérialistes étrangers, qui s’immisçaient dans leurs affaires intérieures.

Les impérialistes autrichiens et allemands, dont le rôle était prédominant à l’époque, jouaient habilement sur la désagrégation de l’ancienne Russie : ils fournirent en abondance aux gouvernements des régions périphériques tout ce qui leur était nécessaire pour lutter contre le centre; par endroits, ils occupèrent même ces territoires; au fond, ils travaillaient à la dislocation définitive de la Russie. De peur de se laisser distancer par les Austro-Allemands, les impérialistes de l’Entente s’engagèrent dans la même voie.

Les adversaires du Parti bolchevik rejetaient bien entendu (bien entendu!) la responsabilité de la dislocation sur le pouvoir soviétique. Mais il est aisé de comprendre que celui‑ci ne pouvait pas et, du reste, ne voulait pas contrecarrer le processus inévitable d’une dislocation momentanée. Il comprenait que l’unité de la Russie, imposée par la force et appuyée sur les baïonnettes des impérialistes, devait fatalement s’effondrer avec la chute de l’impérialisme russe : à moins de trahir sa propre nature, le pouvoir soviétique ne pouvait maintenir l’unité par les méthodes de l’impérialisme russe. Il comprenait qu’il était indispensable pour le socialisme d’avoir non pas n’importe quelle unité, mais une unité fraternelle, et qu’une telle unité ne pouvait être que le résultat d’une union librement consentie des classes laborieuses des différentes nationalités de Russie, faute de quoi elle ne se ferait pas du tout…

La débâcle de l’impérialisme austro-allemand a créé une situation nouvelle. D’une part, dans les régions périphériques qui ont connu toutes les horreurs de l’occupation, on a vu naitre un puissant courant vers le prolétariat russe et les formes adoptées par lui pour organiser l’État, courant qui l’emporte sur les tendances séparatistes des gouvernements de ces régions. D’autre part, on a assisté à la disparition de cette force extérieure armée (l’impérialisme austro-allemand) qui empêchait les masses laborieuses des régions occupées d’affirmer leur physionomie politique propre. Le puissant essor révolutionnaire qui s’est alors manifesté dans les régions occupées et la création de plusieurs républiques nationales, ouvrières et paysannes, n’ont laissé aucun doute quant aux aspirations politiques de ces régions. Et lorsque des gouvernements soviétiques nationaux ont demandé à être reconnus, le pouvoir soviétique de Russie a répondu qu’il reconnaissait sans réserve l’indépendance pleine et entière des Républiques soviétiques constituées. En agissant ainsi, le pouvoir soviétique poursuivait sa politique constante et éprouvée, qui répudie toute violence à l’égard des nationalités et revendique la pleine liberté de développement pour les masses laborieuses de ces nationalités. Le pouvoir soviétique comprenait que la confiance mutuelle est la seule base pour faire naitre la compréhension mutuelle, et la compréhension mutuelle la seule base pour édifier une union des peuples solide et indestructible.

Les adversaires du pouvoir soviétique n’ont pas manqué, une fois de plus, de l’accuser d’une "nouvelle tentative" de démembrer la Russie. Quand ils se furent aperçus du courant des régions périphériques vers le centre, les plus réactionnaires d’entre eux ont lancé un "nouveau" mot d’ordre : la restauration de la "Grande Russie" par le fer et par le feu, bien entendu en renversant le pouvoir des Soviets. Les Krasnov et les Denikine, les Koltchak et les Tchaïkovski, qui essayaient, hier encore, de morceler la Russie en plusieurs foyers contrerévolutionnaires distincts, ont brusquement adopté aujourd’hui l’"idée" d’un "État panrusse". Les agents du capital anglo- français, qui ne manquent pas de flair politique et qui tablaient, hier encore, sur la dislocation de la Russie, ont aujourd’hui modifié leur jeu si brusquement qu’ils ont constitué, d’un seul coup, deux gouvernements "de toute la Russie" (en Sibérie et dans le Sud). Tout cela prouve à l’évidence qu’il existe une aspiration invincible des régions périphériques vers le centre, aspiration que les contrerévolutionnaires, nationaux et étrangers, s’efforcent aujourd’hui d’exploiter.

Il va sans dire qu’après une année et demie d’activité révolutionnaire des masses laborieuses des nationalités de Russie, les desseins contrerévolutionnaires des restaurateurs de l’"ancienne Russie" (avec, bien sûr, son ancien régime) sont voués à l’échec. Plus les projets de nos contrerévolutionnaires sont utopiques, et plus fondée s’affirme la politique du pouvoir des Soviets, qui s’appuie entièrement sur la confiance fraternelle et réciproque des peuples de Russie. Bien plus, dans la situation internationale actuelle, cette politique apparait comme la seule fondée et la seule révolutionnaire.

Nous en trouvons une preuve éloquente ne serait‑ce que dans la dernière déclaration du Congrès des Soviets de la République de Biélorussie[2], relative à l’établissement de rapports fédéraux avec la République des Soviets de Russie. C’est un fait que la République soviétique de Biélorussie, dont l’indépendance vient d’être reconnue, proclame aujourd’hui de son plein gré, au Congrès de ses Soviets, son union avec la République de Russie. Dans sa déclaration du 3 février, le Congrès affirme

que seule, l’union libre et volontaire des travailleurs de toutes les Républiques soviétiques, aujourd’hui indépendantes, garantira le triomphe des ouvriers et des paysans dans leur lutte contre le monde capitaliste.

"L’union volontaire des travailleurs de toutes les Républiques soviétiques indépendantes"… C’est de cette voie d’union entre les peuples que le pouvoir soviétique a toujours parlé, c’est elle qui donne aujourd’hui d’heureux résultats.

En outre, le Congrès des Soviets de Biélorussie a décidé de s’unir à la République de Lituanie, en reconnaissant la nécessité de rapports fédéraux entre ces deux Républiques et la République soviétique de Russie. Le télégraphe nous a apporté la nouvelle que le gouvernement soviétique de Lituanie a adopté le même point de vue et que la Conférence du Parti communiste lituanien, le plus influent des partis de Lituanie, approuve, c’est un fait, la position du gouvernement soviétique de ce pays. Il y a tout lieu d’espérer que le Congrès des Soviets de Lituanie[3], convoqué actuellement, s’engagera dans la même voie.

Voilà donc une nouvelle confirmation de la justesse de la politique du pouvoir soviétique dans la question nationale.

Ainsi, à partir de la dislocation de l’ancienne unité impérialiste, et en passant par les Républiques soviétiques indépendantes, les peuples de Russie arrivent à une nouvelle unité, volontaire et fraternelle.

Cette voie n’est sans doute pas des plus faciles, mais elle est la seule qui conduise à une union socialiste, solide et indestructible, entre les masses laborieuses des nationalités de Russie.

 

Signé : J. Staline.

 

Notes



[1]. Source : I. V. Staline, Oeuvres, tome 4 (novembre 1917‑décembre 1920); Paris, Éditions sociales, 1955; p. 200‑203.

[2]. Le 1er Congrès des Soviets de Biélorussie s’ouvrit le 2 février 1919 à Minsk. Deux cent trente délégués y assistaient. Le Congrès proclama la Biélorussie République socialiste soviétique indépendante, ratifia la Constitution de la R.S.S.B. et élut un Comité central exécutif. Aux travaux de ce Congrès prenait part Sverdlov, président du Comité central exécutif panrusse : c’est lui qui annonça que le Comité central exécutif avait décidé de reconnaitre l’indépendance de la République soviétique socialiste de Biélorussie. (IMEL.)

[3]. Le 1er Congrès des Soviets de Lituanie eut lieu du 18 au 20 février 1919, à Vilna. Deux cent vingt délégués y assistaient. Le Congrès examina le rapport du gouvernement provisoire ouvrier et paysan de Lituanie, la question de l’union avec la Biélorussie et d’autres questions. Considérant comme indispensables l’union des Républiques soviétiques lituanienne et biélorusse et l’établissement de liens fédératifs avec la République soviétique de Russie, le Congrès déclara à ce sujet dans sa résolution : "Profondément conscient des liens indissolubles qui l’unissent à toutes les Républiques soviétiques socialistes, le Congrès charge le gouvernement ouvrier et paysan de la République socialiste soviétique de Lituanie et de Biélorussie d’engager immédiatement des pourparlers avec les gouvernements ouvriers et paysans de la R.S.F.S.R., de la Lettonie, de l’Ukraine et de l’Estonie afin de former avec toutes ces Républiques une République socialiste fédérative soviétique de Russie unique." (IMEL.)