Lucien Constant
Les réformistes et la crise [1]
II. La semaine de 40 heures [2]
Pour résoudre la crise, il faut, selon les réformistes, augmenter le pouvoir d’achat des masses et réaliser l’« économie dirigée ». Jouhaux [3] définit ainsi le programme réformiste de solution de la crise:
Économie dirigée et contrôlée, réduction du temps de travail proportionnelle aux augmentations de la production résultant des progrès mécaniques et de la rationalisation; élévation de la capacité de consommation. (Peuple, 31 mars 1932.)
La pièce maîtresse dans ce programme est constituée par la semaine de 40 heures.
Voici comment une résolution adoptée par le Bureau international du Travail [4] en avril 1932, sur la proposition de Jouhaux, montre la signification que les réformistes accordent à cette revendication.
Le moyen capital de rétablir l’équilibre détruit doit être cherché dans la réduction des heures de travail. L’augmentation du rendement individuel rend indispensable et urgente cette mesure. C’est grâce à elle que le rythme de la production pourra être ramené au niveau d’une capacité de consommation provisoirement limitée, que les possibilités d’emploi pourront être réparties de façon permanente sur un plus grand nombre d’individus, et que les chômeurs pourront être réintégrés dans le processus économique; c’est par elle que les salariés trouveront une part légitime dans les progrès techniques.
Mais que signifie exactement la semaine de 40 heures dans la conception réformiste? Comment envisagent‑ils sa réalisation? Quel est le caractère de l’action qu’ils mènent en sa faveur? Ces questions feront l’objet du présent article.
La question des salaires
En premier lieu, il faut bien préciser ce qu’on comprend sous la semaine de 40 heures. Il y a des groupes de patrons qui s’en proclament partisans, tel le patronat italien. Des milliers d’autres pratiquent la semaine de 40 heures et même une semaine plus courte du travail; c’est, tout simplement, le chômage partiel, ou la pratique dite de short time.
L’enquêteur de la Société d’études et d’informations économiques, organe d’études du Comité des forges, signale ce fait:
Combien de fois au cours de l’enquête (sur la semaine de 40 heures) nous a‑t‑on répondu: « La semaine de 40 heures? Mais, nous la faisons déjà. » (Maurice Pinot, La semaine de 40 heures, le chômage et les prix [5], p. 1.)
Selon cet enquêteur patronal, la différence entre le short time ou travail à temps réduit et la semaine de 40 heures se réduit à trois points suivants:
1° La limitation actuelle s’opère en tenant compte de la situation particulière de chaque industrie, de chaque entreprise, de chaque service. Par contre, la semaine de 40 heures se présente comme une mesure uniforme.
2° Le short time est un expédient provisoire, par contre, la semaine de 40 heures « constitue aux yeux des syndicalistes une réforme définitive ».
3° Le short time est accompagné d’une réduction proportionnelle du salaire hebdomadaire. La semaine de 40 heures doit s’accompagner obligatoirement du maintien des salaires hebdomadaires et, par suite, d’une hausse proportionnelle des salaires horaires.
L’auteur patronal remarque, avec raison que:
les trois caractères que nous avons énumérés: réduction générale, réduction définitive, hausse de salaires, paraissent tous constituer l’essence même de la réforme. On ne voit pas comment on pourrait les supprimer ou même les adoucir dans les modalités d’application, sans que la semaine de 40 heures se confonde avec le short time, c’est‑à‑dire, avec l’état de choses présentes. (Livre cité p. 2.)
Ce qui intéresse, en premier lieu, la classe ouvrière dans la réduction de la durée du travail, c’est le troisième aspect souligné par le représentant du patronat: la question de salaires. La convention éventuelle qui rendrait la semaine de 40 heures obligatoire, qui remplacerait la pratique actuelle par une loi, mais qui laisserait de côté la question de salaires, c’est‑à‑dire, serait accompagnée de leur réduction, pourrait bien correspondre aux intérêts de certains groupes patronaux, mais pour la classe ouvrière cela ne pourrait signifier que l’aggravation ou, dans le meilleur des cas, le maintien de sa misère. Parler de la semaine de 40 ou de 30 heures, sans préciser que le salaire hebdomadaire doit être maintenu, comme le fait actuellement Roosevelt, cela signifia défendre et réaliser la revendication capitaliste du short time généralisé et non pas la revendication prolétarienne de la semaine de travail réduite avec le même salaire.
Pour le short time généralisé
Le mémorandum que le gouvernement fasciste italien a adressé le 25 juillet 1932 au Bureau international du Travail demandant la convocation d’une session spéciale de la conférence pour examiner « l’introduction de la semaine légale de 40 heures dans tous les pays industriels » montre quelles sont les raisons poussant certains capitalistes dans cette direction:
Sous la pression de la crise, la redistribution du travail sur les différents marchés nationaux est effectuée sur une large échelle moyennant des mesures légales ou des contrats de travail; mais cela se fait en désordre, sans l’efficacité désirable, qui ne pourrait être assurée que par des accords internationaux qui garantiraient les industries nationales de la concurrence étrangère (c’est moi qui souligne. L.C.)
M. Olivetti, délégué patronal italien [6], explique ce que les capitalistes italiens entendent par la semaine de 40 heures, naturellement avec des salaires réduits:
À son avis le travail à horaire réduit (short time), qui a déjà été essayé comme moyen d’adapter, pendant la crise, la production à la demande de produits, tout en évitant de congédier des travailleurs, présente des avantages qu’on a peut‑être sous-estimés. Mais il s’agit maintenant d’examiner s’il est possible de le rendre obligatoire en général afin d’adapter la durée du travail à la situation du marché de la main‑d’œuvre. (Information sociale, 23 janvier 1933.)
Les patrons qui ont été obligés à réduire leur activité voudraient généraliser cette mesure et contraindre leurs concurrents nationaux ou étrangers à faire de même afin qu’ils ne leur puissent pas faire de concurrence en travaillant dans de meilleures conditions. Voici le sens de cette thèse.
La grande majorité des capitalistes, comme l’ont montré les multiples conférences du B.I.T. à Genève, s’opposent à la réduction législative de la durée du travail, même accompagnée de la réduction de salaires hebdomadaires, pour des raisons que nous avons citées plus haut. Ils veulent réduire le travail non pas d’une façon uniforme et définitive, mais d’une façon souple, en choisissant le moment et les circonstances, chacun dans son entreprise. Dans ces conditions la semaine de travail réduite est pour eux un moyen d’abaissement du niveau de vie des ouvriers jusqu’au niveau extrêmement bas. Il y a des cas, de plus en plus nombreux, où un chômeur partiel gagne moins qu’un chômeur complet qui touche des allocations de chômage. Le système de travaux forcés pour les chômeurs, système de plus en plus répandu dans les pays capitalistes, de plus en plus fréquent en France, ne signifie autre chose que l’introduction du chômage partiel permettant aux pouvoirs publics de payer à leurs salariés des salaires de famine dont le montant est déterminé par le montant de l’allocation correspondante du chômage.
Nous voyons donc que la revendication de la semaine de 40 heures ne correspond aux intérêts du prolétariat que dans la mesure où elle est accompagnée du maintien des salaires hebdomadaires.
Les réformistes et les salaires
Or, les réformistes esquivent cet aspect fondamental du problème, ils font peser une équivoque sur la question du maintien des salaires.
Au début, ils laissaient cette question complétement de côté. Le Bulletin quotidien du 2 mai 1932 a pu constater que:
les délégués ouvriers n’ont pas posé nettement la question des salaires. Ils savent que l’industrie serait accablée si les salaires de la semaine de 48 heures étaient maintenus avec la semaine de 40 heures.
Dans les récentes décisions du Congrès de Bruxelles de l’Internationale réformiste d’Amsterdam [7] nous ne trouvons pas non plus aucune mention sur la question des salaires.
Dans le même sens on peut citer plusieurs articles et notes des dirigeants réformistes et des organisations syndicales omettant la question des salaires. Enfin, les exemples de l’application de la semaine de 30 heures aux États-Unis ‑ avec la réduction correspondante des salaires hebdomadaires ‑ cités avec enthousiasme par les réformistes montrent de même que pour eux il s’agit, en premier lieu, de la « redistribution du travail et des salaires parmi le nombre maximum des parties prenantes », « du partage de la faim », du short time généralisé et non pas d’une véritable semaine de 40 heures avec le salaire de 48.
Pourtant, la revendication présentée de cette façon apparaît trop clairement comme une duperie, car sans la hausse des salaires horaires, il n’y a pas non plus d’augmentation du pouvoir d’achat, et toute la théorie réformiste s’écroule.
D’autre part les ouvriers n’étaient pas du tout disposés à accepter de nouvelles réductions de salaires sous le drapeau de la « semaine de 40 heures ». Les chefs réformistes ont senti que s’ils continuent à mettre de côté la question des salaires, leurs troupes leur échapperont et commenceront l’action en faveur de la semaine de 40 heures, en dehors et contre eux.
D’où un changement de front. Si dans la première résolution déposée par Jouhaux le 30 avril 1932 à la Conférence internationale du Travail à Genève et adoptée par elle, on ne trouve aucun mot sur les salaires, déjà en janvier 1933, à la Conférence préparatoire tripartite, le groupe ouvrier
a déclaré qu’il considérait le principe du maintien des gains des ouvriers comme condition indispensable de la mesure proposée, la crise ayant à sa base une insuffisance de consommation ». (Rapport final de la conférence.)
Dans le même sens la conférence extraordinaire de la C.G.T. le 7 janvier 1933 et le congrès confédéral le 29 septembre se sont prononcés pour « la semaine de 40 heures sans aucune diminution de rémunération ».
« L’argument international »
Il pourrait sembler qu’après s’être ralliés à la revendication de la semaine de 40 heures sans réduction des salaires en tant que moyen de solution de la crise, les réformistes devraient concentrer tous leurs efforts pour faire aboutir cette revendication dans leurs pays respectifs. Si vraiment la semaine de 40 heures est susceptible de résoudre la crise ‑ en liaison avec d’autres mesures contenues dans le programme réformiste ‑ son application immédiate allégerait la situation du pays qui les aurait appliquées, et son exemple devrait inciter les autres pays à le suivre. Si, comme les réformistes l’affirment, la crise résulte du déséquilibre entre la production et la consommation et que l’augmentation du pouvoir d’achat peut seule éliminer cette rupture d’équilibre, pourquoi attendre avec l’application de ce programme?
Or, nous avons des gouvernements socialistes en Suède, au Danemark; en France les deux partis de la majorité gouvernementale ‑ les radicaux et les socialistes ‑ proclament leur volonté de suivre le programme social de la C.G.T. Pourquoi ces gouvernements n’ont‑ils pas introduit la semaine de 40 heures sans réduction des salaires? Qu’attend‑on?
Quand il s’agit de mettre en vigueur leur propre programme, les réformistes se rappellent subitement qu’ils sont de grands internationalistes. Ils collaborent avec leur bourgeoisie nationale, ils soutiennent sa politique impérialiste dirigée contre d’autres pays, ils s’opposent à tout élargissement des luttes ouvrières non pas seulement dans d’autres pays, mais même dans les cadres nationaux… mais pour lutter contre la crise ils ne voient que des solutions internationales.
La réorganisation de l’économie disloquée, le retour à l’équilibre entre la production et la consommation obligent à d’autres mesures de coopération internationale, seules capables de remédier aux causes profondes de la crise ‑ déclare Jouhaux au B.I.T. au nom du groupe ouvrier le 9 juin 1931.
La crise est internationale; il s’agit surtout, pour la résoudre, de remèdes internationaux résultant d’une action concertée des peuples ‑ proclame‑t‑il un an plus tard. (Peuple du 31 mars 1932.)
Dans son mémorandum à la conférence économique de Londres, l’Internationale d’Amsterdam précise et développe la même pensée:
La victoire sur la crise, la prévention de nouvelles crises et l’élimination de la détresse ne seront certaines qu’au moment où, pour l’Europe particulièrement, de vastes unités économiques seront en fonction de l’économie mondiale, gérées du point de vue international de la couverture des besoins de tous les peuples. » (Peuple du 24 juin 1933.)
Cela ne signifie pas qu’on rejette des mesures partielles « nationales » favorables aux patrons, non, on soutient
seulement que les mesures nationales n’ont de valeur qu’autant qu’elles peuvent s’intégrer dans une action commune à l’ensemble des pays …
Pour être permanente et totale, la réforme doit être examinée sous son aspect international. (Jouhaux au C.C.N. d’octobre 1932, Peuple du 4 octobre.)
Le B.I.T. et la semaine de 40 heures
Or, dans la mesure où la lutte contre la crise ne peut être menée que sur le terrain international, le champ d’action de cette « lutte » se transporte à Genève où tant d’institutions sont « spécialisées » dans l’escamotage des problèmes vitaux. Le Bureau international du Travail apparaît comme l’institution toute qualifiée pour enterrer la semaine de 40 heures, tout comme la Société des nations la cause de la paix et la Conférence du désarmement celle du désarmement.
Dans la mesure où les réformistes concentrent l’attention des ouvriers sur Genève, ils détournent leur attention de la lutte contre la bourgeoisie nationale pour des revendications de classe, ils émoussent leur combativité en les faisant attendre des résultats merveilleux des débats stériles et vides de Genève.
Le Bureau international du Travail est, par excellence, un organe de collaboration de classes. Sa composition tripartite permet aux délégations gouvernementales de jouer le rôle d’arbitre soi-disant au‑dessus des classes par rapport aux délégués patronaux et ceux des syndicats réformistes et chrétiens. La procédure compliquée du B.I.T., avec des études préalables, des questionnaires, des discussions durant des années, permet de faire traîner les choses en longueur, de faire miroiter devant les yeux des ouvriers de proches solutions pour aboutir, en fin de compte, à élaborer une recommandation ou une convention… qui attend des années une ratification universelle, chaque gouvernement rejetant sur l’autre la responsabilité du retard de ratification. Il faut d’ailleurs souligner que les prétendues conventions de Genève portent le nom de conventions, mais en réalité, ne sont que des vœux pieux formulés sous forme juridique et qu’aucun pays n’est obligé d’accepter.
L’exemple frappant de la valeur du « parlement international du travail » est fourni par l’histoire de la convention sur la durée du travail des mineurs que la C.G.T. présente comme un succès. Cette convention fixant la durée du travail dans les mines de charbon à 7 heures trois quarts fut adoptée en 1932, après des années de discussion et d’étude. Or, depuis lors elle reste toujours sur papier.
Malheureusement, par la faute des gouvernements de Grande-Bretagne et d’Allemagne, qui n’ont pas voulu s’associer à une ratification simultanée prochaine, elle n’a pas encore reçu l’adhésion des principaux pays producteurs de charbon, directement intéressés. (Voix du peuple, n° 153, p. 474.)
Si les ouvriers voulaient attendre du B.I.T. la journée de 8 heures, ils ne l’auraient pas encore, car, malgré que la convention des 8 heures ait été votée à Washington en 1919, elle n’est pas encore ratifiée par plusieurs pays importants.
La question de la semaine de 40 heures ‑ en tant que remède à la crise ‑ fait l’objet des travaux du B.I.T. depuis bientôt 3 ans, depuis janvier 1931. Dans le meilleur des cas, la convention pourrait être votée en 1934. Même alors elle ne serait pas appliquée, car même les gouvernements qui se proclament, pour des raisons démagogiques, comme le gouvernement français, partisans de la réforme, ont déclaré nettement qu’ils ne ratifieront la convention que si les autres font de même.
Daladier [8] a expliqué à la Chambre, le 9 juin 1933:
Les possibilités de chaque État isolé pour résoudre cette crise sont dérisoires, un effort de coopération universelle est nécessaire. C’est ce qu’a compris le B.I.T. en étudiant le projet de la semaine de 40 heures. Le gouvernement français est résolu à donner son adhésion à cette mesure si elle est adoptée par tous les grands pays du monde.
Or, les gouvernements de la Grande-Bretagne, de l’Allemagne, du Japon se sont prononcés nettement contre les 40 heures.
En considérant cela, on comprend l’attitude du gouvernement français. Il ne risque rien et une fois de plus il peut faire paraître la France comme la « dernière tranchée de la liberté ».
Le patronat connaît la valeur des décisions de Genève. Le Bulletin quotidien du Comité des forges [9] exprime ouvertement son dédain envers les palabres de Genève:
On peut être certain que même si une convention était votée à Genève, un grand nombre de pays ne la ratifieraient pas. (8 juin 1933.)
Le délégué patronal britannique faisant à la conférence de janvier 1933 le bilan de l’activité du B.I.T. montre son caractère illusoire et purement en gestes « symboliques »:
L’histoire des tentatives faites par l’organisation pour régler internationalement la durée du travail n’est, selon le délégué patronal britannique, qu’une longue suite d’échecs, parce qu’il n’a pas été possible de trouver des formules dont l’application produise les mêmes effets dans les différents pays. Certains délégués parlent, cette fois‑ci encore, d’une convention assez souple pour que tous les pays puissent la ratifier et l’appliquer en même temps. Cela montre que l’organisation s’écarte du domaine des réalités pour faire de simples gestes. (Information sociale, 23 janvier 1933, p. 124‑125.)
Notons encore que, pour apaiser le patronat, les délégués réformistes ont accepté de nouveau que, dans les projets de conventions, proposés par le Conseil d’administration du B.I.T., la question des salaires ne figure pas.
Dans aucune de ces conventions il n’est fait allusion aux salaires ‑ constate avec satisfaction le Bulletin quotidien du 8 juin.
« L’argument économique »
L’activité des réformistes du B.I.T. consiste à vouloir convaincre les patrons de la nécessité de la semaine de 40 heures pour remédier à la crise; les réformistes se présentent comme des médecins attitrés qui possèdent seuls le moyen miraculeux du sauvetage du capitalisme.
À cette occasion ils engagent avec les délégués officiels du patronat une discussion interminable sur l’influence de la réduction du travail sur les prix de revient. Cette discussion remplit des colonnes entières du Peuple, d’un côté, de l’Usine et autres publications patronales, d’autre part. Les deux parties rivalisent d’ignorance des notions élémentaires d’économie politique. Des calculs abracadabrants, des raisonnements absurdes sont mis en jeu pour montrer le caractère de cette incidence.
Les publications patronales « montrent » que l’introduction de la semaine de 40 heures aboutira à la hausse des prix entre 10 à 18 %, selon les industries (Pinot, livre cité, p. 123); ils « oublient » simplement que le patron fait entrer dans son prix de vente son profit, et que, dans la mesure où la hausse des salaires se produit au détriment du profit, le niveau moyen des prix ne doit pas du tout être augmenté.
Les « économistes » réformistes essaient de démontrer que « le salaire n’est pas l’élément déterminant du prix de revient » en « oubliant» que les matières premières et les machines sont aussi les produits du travail. Cette « démonstration » a pour but d’escamoter le fait que la hausse des salaires signifie, autres conditions égales, la baisse des profits, qu’elle s’oppose donc aux intérêts capitalistes. Les réformistes veulent faire croire aussi bien aux patrons qu’aux ouvriers que la semaine de 40 heures « ne peut avoir que des incidences médiocres sur le coût de la production » (Jouhaux), qu’elle n’exige que « de tout petits sacrifices » des patrons, qu’elle correspond donc aux intérêts de tout le monde et n’exige, par conséquent, aucune lutte de classe.
Pour convaincre la bourgeoisie Jouhaux évoque encore l’économie qui résulterait de la suppression des allocations de chômage ‑ une véritable apologie du « travail forcé » quand on oblige le chômeur de travailler contre le paiement de l’allocation.
Peut‑on, logiquement, en toute sincérité, continuer à faire supporter aux collectivités les dépendes indispensables à la vie de milliers, de millions d’individus? N’oublions pas, d’ailleurs, que les charges des allocations ainsi payées retombent sur l’ensemble des consommateurs et que, ce faisant, nous tournons dans un cercle vicieux. (Conférence à Lille le 27 février 1933.)
Tous ces arguments laissent le patronat impassible. La bourgeoisie comme telle souffre, au fond, assez peu de la crise, ses couches décisives l’utilisent au contraire pour renforcer leurs positions. Les capitalistes ne sont donc pas pressés, ils préfèrent attendre que la crise finisse elle-même, et en attendant réduire les salaires et organiser le chômage partiel à leur guise et choix, sans réglementation quelconque.
M. Tchoutchine, délégué patronal yougoslave, a exprimé cyniquement cette conception à Genève en janvier 1933:
Heureusement, il y a dans le monde des forces latentes de redressement qui agissent même lorsque nous ne les apercevons pas. Leur action est, dans la crise actuelle, beaucoup plus lente que dans les crises précédentes parce qu’à la crise de conjoncture se superpose une crise de structure; mais cette action est réelle. Une tendance à l’assainissement de la situation se manifeste, malgré les inquiétudes politiques. Il convient de laisser ces forces agir sans les déranger par des mesures dont nous ignorons l’effet. (Information sociale, n° 4.)
L’argument de la « sécurité »
Devant l’échec de « l’argument économique », les réformistes mettent en avant l’argument de la « sécurité » qui met à nu leurs véritables préoccupations. Ils conjurent la bourgeoisie de faire un geste symbolique, d’adopter la convention, car autrement les masses entreront elles-mêmes en scène et balaieront aussi bien les capitalistes que les réformistes.
Jouhaux déclare à Genève le 11 janvier 1933:
Il y a donc là un devoir de justice, mais il y a aussi une raison de sécurité. On ne peut pas penser que cette situation puisse se maintenir indéfiniment. Il arrivera un moment où toute perspective d’adoucissement disparaissant, toute espérance sombrant, toutes ces souffrances compressées s’augmentant, ces souffrances feront explosion. Où nous conduiront-elles? Où nous porteront-elles? Plus exactement, où nous emporteront-elles, les uns et les autres? (C’est moi qui souligne. L.C.)
Au Conseil national confédéral d’octobre 1932 il s’écrie dans le même sens:
La désillusion, le mécontentement des classes ouvrières, qui ont pu concevoir de belles espérances, pourraient avoir des contre-coups redoutables.
Mertens [10], chef réformiste belge, reprend de même:
Ces mesures doivent être prises maintenant. Demain il pourra être trop tard: l’ouragan pourra se lever et balayer employeurs et gouvernements, s’ils laissent passer l’occasion d’agir. (Information sociale du 23 janvier.)
On ne pourrait souhaiter des aveux plus nets et cyniques des dessins réels des chefs réformistes: faire adopter la convention afin d’endormir les ouvriers et leur faire croire que ce « geste symbolique » suffit pour les contenter.
Mais la situation est trop difficile pour que la bourgeoisie puisse pratiquer du « réformisme social ». Pour sortir de la crise en maintenant et accroissant même ses bénéfices elle attaque les conditions de vie des travailleurs, réduit les réformes sociales, essaie de supprimer les conquêtes ouvrières. Par ce fait même elle sape les bases mêmes du réformisme social, et ce ne sont pas ni des arguments « économiques », ni ceux de « sécurité » qui lui feront changer de tactique.
L’argument « moral »
Indignés les chefs réformistes passent alors à leur dernière ressource: les imprécations morales liées aux menaces grandiloquentes.
Chevalme, secrétaire du syndicat réformiste des métaux [11], explique avec un air grave aux capitalistes leur fonction:
Quelle est la fonction de la production dans la société? Doit‑elle uniquement servir des intérêts particuliers? C’est la question qui se pose. N’est‑elle pas faite au contraire pour donner à l’ensemble de la collectivité le maximum possible de consommation, et par là de bien‑être social? Tel est le but que nous poursuivons. (République du 25 août 1933.)
Vandeputte, du textile [12], expose de même:
Les richesses du travail doivent être estimées comme le bien naturel de tous les êtres et servir à assurer la vie et le bonheur de tous. (Peuple du 24 septembre 1933.)
Cela nous rappelle la fable sur le cuisinier qui explique au chat le caractère immoral du vol d’un morceau de viande qu’il vient de commettre, le chat l’écoute et continue à dévorer tranquillement le morceau. De même le capital dont l’essence sociale est précisément la production pour le profit et non pas pour la satisfaction des besoins, se moque bien des sermons de Chevalme et de Vandeputte qui, dans la suite, devient plus « énergique »:
N’a‑t‑on pas l’impression que le monde patronal se refusera toujours à se convaincre, même placé en face des arguments les plus logiques, et qu’il s’obstinera continuellement dans son hostilité pour retarder le plus longtemps possible l’institution de la semaine de 40 heures, cependant catégoriquement justifiée par les faits et les circonstances? (Peuple du 24 septembre.)
Il faut donc passer à l’action:
Cette position des adversaires continuellement arrogants et intransigeants pour des buts particuliers et en antagonisme constant avec les intérêts primordiaux des masses ouvrières et la vie normale de l’humanité est néfaste et désastreuse.
Contre une telle position, l’action virile s’impose, la conscience ouvrière doit clamer avec puissance sa volonté. (Peuple du 24 septembre)
Demain on rase gratis…
Cette action a des caractères bien particuliers: on ne la précise pas, on la remet toujours… pour demain.
En septembre 1931 le congrès de la C.G.T. l’annonçait déjà… pour demain.
Une demi‑année après Jouhaux écrivait:
Si, demain, les hommes politiques responsables ne savent pas se soustraire à la contrainte humiliante qui pèse sur eux, s’ils se montrent impuissants à faire les opérations chirurgicales qui s’imposent, la classe ouvrière devra se replier sur elle‑même et organiser ses forces en vue de l’échéance qui s’avère inéluctable. (31 mars 1932.)
Encore un an est passé. Jouhaux continue à menacer les capitalistes pour… demain. Enfin, le congrès de 1933 de la C.G.T. menace la bourgeoisie des pires maux « si cette impuissance se prolongeait », mais « veut encore espérer que les pouvoirs publics comprendront à temps que leur devoir est d’œuvrer dans le sens indiqué par la C.G.T. ».
Ce que signifient ces menaces verbales, ces fanfaronnades et annonces d’action, Marx l’a expliqué, il y a plus de 30 ans, en caractérisant l’activité des démocrates petits-bourgeois dans la révolution de 1848.
Les menaces révolutionnaires des petits bourgeois et de leurs représentants démocrates ne sont que de simples tentatives d’intimidation de l’adversaire. Et quand ils sont acculés, quand ils se sont suffisamment compromis pour se voir contraints de mettre leurs menaces à exécution, ils le font d’une manière équivoque qui n’évite rien tant que les moyens propres au but et cherche avidement des prétextes de défaite. L’ouverture éclatante annonçant le combat se perd en un faible murmure dès que le combat doit commencer. Les acteurs cessent de se prendre au sérieux et l’action s’écroule lamentablement comme une baudruche que l’on perce avec une aiguille. (Le 18‑Brumeire de Louis Bonaparte, p. 60.)
L’« action » annoncée par les réformistes, c’est en réalité le sabotage de la véritable lutte que mène la C.G.T.U. pour la diminution du temps de travail, pour la journée de 7 heures avec la semaine anglaise comportant un maximum de 40 heures de travail avec le salaire de 48.
La position de la C.G.T.U.
La C.G.T.U. explique aux masses que cette revendication dont la nécessite découle de l’épuisement des ouvriers, à cause de la rationalisation capitaliste forcée, ne peut être obtenue que par l’action de classe vigoureuse et indépendante, par la lutte sans merci contre la bourgeoisie.
La réduction de la journée de travail, avec le maintien des salaires hebdomadaires, signifie non pas l’atténuation de la crise capitaliste et le soulagement de la bourgeoisie ‑ c’est a quoi tendent les reformistes, ‑ mais l’amélioration des conditions de vie des ouvriers ‑ ce qui compte seul pour nous ‑ et un coup vigoureux contre le profit capitaliste, donc, dans les conditions actuelles, un coup contre les bases mêmes du régime capitaliste ébranlé par la crise.
Pinot (dans le livre cite, page 132), fournit un tableau intéressant qu’il emprunte au Bulletin de la statistique générale de 1931 sur les
Pourcentages des catégories de revenus dans le revenu national, en 1928 en France
Revenu du capital 20,8 %
Salaires et traitements 44,4 %
Revenus mixtes 30,3 %
Pensions 4,5 %
Toutes réserves faites sur l’exactitude de ce tableau, nous pouvons bien le considérer comme représentant grosso modo la situation réelle.
Il montre ce que signifie la revendication de la hausse des salaires horaires: elle signifie l’augmentation de la part de la classe ouvrière dans le revenu national (fortement diminuée pendant la crise) au détriment de la part du capital (qui a relativement augmente) [13]. Seuls des imbéciles et des traîtres peuvent prétendre que la bourgeoisie consentirait volontairement à cette amputation, à cette réduction de ses bénéfices. « La bourgeoisie ne se suicide pas, il faut la suicider » ‑ a dit Guesde.
C’est pour « la suicider » que les syndicats unitaires et le Parti communiste appellent l’ensemble des ouvriers de ce pays en organisant leur lutte pour la réduction du temps de travail. Cette lutte ne pourra être victorieuse que dans la mesure où elle sera dirigée nettement contre la bourgeoisie et ses soutiens réformistes, l’obstacle principal au sein du prolétariat pour la victoire de ses revendications.
[1]. [Note ROCML:] Les Cahiers du Bolchévisme ont publié une série d’articles sur le thème « Les réformistes et la crise ». Le premier, intitulé « Leurs “théories” », figure dans le n° 13‑14, juillet 1933, p. 894‑890. Le troisième, intitulé « L’“économie dirigée” et la C.G.T. », figure dans le n° 7, 1er avril 1934, p. 412‑422.
[2]. Source:
Cahiers du Bolchévisme, 10e année, n° 23, 1er décembre 1933; p. 1575‑1586.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k12749x/
[3]. [Note ROCML:] Léon Jouhaux. Secrétaire, puis secrétaire général de la CGT (1909-1947); président de la CGT-FO (1948-1954). L’un des vice-présidents de la Fédération syndicale internationale (cf. note 7 ►), de 1919 à 1945. Il assume diverses fonctions à l’Organisation internationale du travail (OIT): membre du conseil d’administration de 1919 à sa mort en 1954; membre de la délégation ouvrière française de 1919 à 1952; président du Groupe ouvrier de l’OIT de 1946 à 1954.
[4]. [Note ROCML:] Le Bureau international du Travail (BIT) fait fonction de secrétariat de l’Organisation international du Travail (OIT).
[5]. Paris, 1933.
[6]. [Note ROCML:] Gino Olivetti (sans lien avec la famille de Camillo Olivetti, fondateur en 1908 de la société de fabrication de machines à écrire de son nom).
En 1906 est constituée à Turin la « Ligue industrielle de Turin » (« Lega Industriale Torinese ») à laquelle adhèrent 75 entrepreneurs. Olivetti occupe le poste de secrétaire général. En 1908 se forme une « Fédération industrielle piémontaise » (« Federazione Industriale Piemontese »), dont le secrétaire est également Olivetti; elle regroupe 450 entreprises employant 90.000 salariés. Finalement les employeurs de Ligurie et Lombardie rejoignent le mouvement vers l’unification et en 1910 est constituée la « Confédération italienne de l’industrie » (« Confederazione Italiana dell’Industria », Confindustria), qui regroupe en quelques mois 1917 entreprises, avec plus de 180.000 salariés. Olivetti est désigné comme secrétaire général. Avec l’instauration du régime fasciste, en 1926 la Confindustria adopte la dénomination « Confederazione generale fascista dell’industria italiana ». En février 1934 est établi le système de corporations, ce qui transforme notamment le statut de l’assemblée législative; tous les dirigeants des associations d’employeurs et d’employés sont amenés à démissionner. L’ex Confindustria devient « Confederazione fascista degli industriali ». Ainsi Olivetti cesse d’être secrétaire général de la confédération, et est aussi privé de son mandat de député qu’il détenait depuis 1915. Par ailleurs, il est membre du Conseil d’administration du Bureau international du Travail (organisme de l’Organisation internationale du travail, OIT)) à partir de 1920 jusqu’au retrait de l’Italie de l’OIT en décembre 1937.
En janvier 1920 débute à Turin un mouvement de grèves et d’occupation d’usines qui s’accentue en mars. Le journal « L’Ordine nuovo », créé à Turin le 1er mai 1919 et dirigé entre autre par Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti, rapporte (le 8 mai 1920) la position adoptée par les employeurs: au cours d’une conférence nationale de la Confindustria tenue le 7 mars à Milan, Olivetti proclame que les conseils ouvriers de Turin doivent être écrasés sans relâche; par la suite les manifestes des capitalistes clament « Pendant les heures de travail, on travaille, on ne discute pas » et « Dans les usines il ne peut y avoir qu’une seule autorité ».
[7]. [Note ROCML:] Fédération syndicale internationale (dite « Internationale syndicale d’Amsterdam »).
En 1901 se tient à Copenhague une réunion entre représentants des centrales syndicales de Norvège, Suède, Finlande, Danemark, Allemagne, France et Belgique. Une autre rencontre suit en 1903, et se constitue un secrétariat international. En 1913 est adoptée la désignation « Fédération syndicale internationale » (FSI). La 1re guerre mondiale induit le clivage correspondant aux alliances belligérantes. En 1919 la FSI est reconstituée. Une première réunion se tient en février 1919 à Bern, en juillet-aout le siège est établi à Amsterdam. La FSI est reconnue par la nouvelle Organisation internationale du travail. L’admission à la FSI des syndicats de l’Union soviétique est refusée. La Fédération américaine du travail (AFL) adhère finalement à la FSI en 1937.
[8]. [Note ROCML:] Éduard Daladier. Président du Parti radical à partir de 1927. Président du Conseil de janvier à octobre 1933; Ministre de la Guerre (1933-1934); Président du Conseil à nouveau le 30 janvier 1934, le gouvernement tombe au lendemain des évènements du 6 février 1934. Ministre de la Défense nationale et de la Guerre dans le ministère Léon Blum (juin 1936-juin 1937).
[9]. [Note ROCML:] Comité des forges. Créée en 1864. Entente réalisée par le haut patronat de la sidérurgie française pour la répartition des marches et de la production. Ce comité, étroitement lié aux grandes banques d’affaires, exerce une influence considérable sur la politique intérieure et extérieure française, et par ses liaisons avec de grands trusts similaires (Krupp en Allemagne, Vickers en Grande-Bretagne, Skoda en Tchécoslovaquie, etc.) sur la politique internationale. Supprimé en 1940.
[10]. [Note ROCML:] Corneille Mertens. De 1913 à 1940, membre du Comité exécutif du Parti ouvrier belge. Sénateur coopté à partir de 1925 jusqu’à son décès en 1951. En 1911 il est désigné comme secrétaire général de la « Commission syndicale du parti ouvrier et des syndicats indépendants », qui en 1937 devient « Confédération générale du Travail de Belgique » (CGTB); il quitte ce poste en 1939. Il est l’un des vice-présidents de la Fédération syndicale internationale (cf. note 7 ►) (comme aussi Léon Jouhaux), de 1919 à 1939. Il assume diverses fonctions à l’Organisation internationale du travail (OIT): membre de la délégation ouvrière belge à la Conférence international du travail de 1919 à 1939, président du Groupe ouvrier de 1922 à 1937. En 1928 il est élu membre ouvrier du Conseil d’administration, puis vice-président ouvrier en 1931, réélu à ce poste en 1934 et 1937.
[11]. [Note ROCML:] Léon Chevalme. En 1923, il devient l’un des secrétaires de la Fédération des Métaux de la CGT, par la suite il est constamment réélu à ce poste. En novembre 1925, il entre à la commission administrative de la CGT.
[12]. [Note ROCML:] Victor Vandeputte. Secrétaire de la Fédération du Textile de la CGT de 1914 à 1937.
[13]. Le tableau suivant emprunté aux statistiques américaines montre cet accroissement relatif du profit dans la crise.
Revenus Paiements
ouvriers d’intérêts
En millions de dollars
1927 48.595 3.218
1928 50.132 3.471
1929 50.058 3.703
1930 53.252 4.110
1931 45.503 4.374
1932 37.741 4.553
1933 28.232 4.565
(D’après le Peuple du 25 mars 1933.)
Les salaires ouvriers ont diminué depuis 1926 de plus de 40 %, les intérêts capitalistes ont augmenté de plus de 40 % !