Lech Walesa, Solidarność – syndicat, politique, lutte de classe
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Depuis quelque temps, la cohésion de l’Union européenne – de toute façon structurellement fragile – est perturbée par le fait que certains États appliquent une orientation gouvernementale qui ne cadre pas avec les « normes » officielles censées caractériser les « valeurs » de l’Europe. Ainsi, la Pologne a entamé une épreuve de force en reniant le principe selon lequel le droit défini au niveau de l’Union européenne prévaut sur le droit national des États membres.
Par ailleurs, en France les élections présidentielles d’avril 2022 prennent une place importante dans la propagande et les débats politiques. En particulier, une interférence entre ce thème et celui des orientations politiques du régime en place en Pologne s’est produite. Un site Internet polonais, Tysol.pl, présentant une version en français (Tysol.fr) se montre très amical à l’égard de Marine Le Pen et, plus encore, d’Éric Zemmour [1] : « Marine le Pen […] était notre meilleur espoir avant qu’Éric Zemmour n’entre dans l’arène. » Ce site est associé à un hebdomadaire Tygodnik Solidarność. Or celui‑ci avait été créé en 1981 en tant qu’organe de presse émanant du syndicat Solidarnosc.
Des informations à ce sujet ont été relayées par les médias en France, et les directions des confédérations syndicales françaises ont été fortement contrariées par ce fait divers. En effet il se trouve que Solidarnosc en tant que syndicat est affilié à la Confédération européenne des syndicats, et compte tenu des orientations qu’il affiche, il est évident qu’aucune coopération n’est envisageable du point de vue du mouvement syndical pour autant qu’il vise à défendre les intérêts de la classe ouvrière.
Le 7 décembre les syndicats CFDT, CGT, FO, CFTC et UNSA adressent une lettre commune au président de Solidarnosc, Piotr Duda[2]. Ils déclarent au sujet du contenu publié par Tysol : « [Il traduit] un parti pris politique, à quoi n’adhèrent pas les organisations syndicales françaises. Ces initiatives contreviennent au principe d’indépendance du mouvement syndical à l’égard des mouvements politiques. » Une démarche commune pour clarification et sanction appropriée, pouvant aller jusqu’à l’exclusion, est engagée au sein de la CES. On peut apprécier comme positive la démarche des syndicats français, mais on ne peut se contenter d’une attitude purement pragmatique, sans quoi on resterait complice de la confusion qui règne dans les esprits au sujet des rapports entre respectivement l’activité syndicale et celle politique. Il faut analyser et exposer les ambigüités qui caractérisent explicitement ou implicitement les argumentations et les actes des différentes parties prenantes.
L’indignation face à l’extrême droite comme discours de facilité
Syndicat et parti politique sont deux types d’organisation clairement distincts. Le syndicat défend les intérêts de ses adhérents, et donc un syndicat de travailleurs défend les intérêts des travailleurs. Un parti politique a pour objet la mise en oeuvre d’un programme visant à façonner la société toute entière selon une conception déterminée. Certaines théories peuvent attribuer au syndicat un rôle politique direct (c’est le cas de l’anarchosyndicalisme, qui élimine l’État), d’autres peuvent intégrer la défense des intérêts particuliers dans la structure même de l’État (État corporatiste). Mais indépendamment de ces cas extrêmes, il faut bien dire que la distinction entre les rôles respectifs des syndicats et des partis politiques ne signifie pas qu’un mouvement syndical devrait « ne pas faire de la politique », qu’il serait destiné à rester à l’écart de la politique.
Les organisations syndicales françaises signataires de la lettre « n’adhèrent pas » au « parti pris politique » caractérisant Tysol – soit. Mais le « principe d’indépendance du mouvement syndical à l’égard des mouvements politiques » qu’ils invoquent n’est pas – tel qu’il est formulé – valable de notre point de vue. Notre objectif à nous est celui d’oeuvrer en faveur de la création du parti d’avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière, et ce parti‑là doit forcément être indépendant de tous les partis et organisations de la classe capitaliste et de la bourgeoisie en général. Cette nécessité d’indépendance n’est pas une exigence organisationnelle formelle; elle concerne avant tout les fondements idéologiques et théoriques définissant la position de classe, celle de la classe ouvrière. Or, ni Tysol ni les syndicats français ne peuvent se prévaloir de l’indépendance ainsi conçue. C’est clair en ce qui concerne Tysol, mais c’est vrai aussi pour les syndicats français.
La lettre adressée à Tysol explique : « Nos organisations syndicales, affiliées à la CES, considèrent que ce qui doit nous rassembler au sein de la CES sont les valeurs fondamentales rappelées notamment dans le Manifeste de Vienne […]. » Quelques extraits du « Programme d’action 2019-2023 » adopté au 14e Congrès de la CES à Vienne en mai 2019 montrent de quoi il s’agit. En gros il suffit de citer les têtes de chapitre :
1 Construire la démocratie et un meilleur avenir pour les travailleurs en Europe
2 Bâtir un nouveau modèle économique progressiste basé sur une gouvernance économique et sociale plus juste
3 Lutte pour la hausse des salaires, le renforcement de la négociation collective et des droits exécutoires pour tous
4 Favoriser une transition juste, une numérisation plus équitable et une politique industrielle plus forte
5 Relancer le modèle social européen et façonner le travail de demain grâce à un pilier efficace des droits sociaux
6 Un agenda mondial et sur la migration basé sur la solidarité, l’égalité et l’inclusion
Et quelques sous-chapitres significatifs:
– L’avenir de l’Europe et de la démocratie
– Dialogue social
– Démocratie au travail : participation des travailleurs/comités d’entreprise européens
– Politique macroéconomique et gouvernance économique
– Budget de l’UE, cohésion économique et sociale, fonds structurels
– Responsabilité sociétale des entreprises/Conduite responsable des entreprises/Diligence raisonnable
On voit qu’il s’agit d’élaborer et adopter des mesures conçues entièrement dans le cadre du système capitaliste, selon une orientation – au mieux – réformiste, donc nullement indépendante de la bourgeoisie, mais au contraire soucieuse de prolonger la présence de cette classe exploiteuse.
Le texte de ce programme d’action compte 60553 mots, le mot « capital » n’apparait que 12 fois. Voici des échantillons typiques de l’utilisation du terme.
– Les bénéfices du marché unique n’ont pas été partagés entre le capital et le travail.
– Ce qu’il faut, c’est un nouveau contrat social pour l’Europe – établissant la relation entre trois groupes différents de la société – l’État, le travail et le capital.
– Enfin, l’augmentation du stock de capital et la hausse ultérieure de l’intensité capitalistique vont permettre à la productivité d’augmenter.
– La position de l’Union dans l’économie du savoir est également en danger. L’UE est à la traîne par rapport aux États-Unis en ce qui concerne les dépenses de recherche et développement dans la part du PIB. […] En matière d’investissement, la stratégie « Made in China 2025 », dont le budget global avoisine les 700 milliards d’euros, pourrait donner à la Chine un avantage concurrentiel dans bon nombre de secteurs cruciaux de l’industrie de demain : énergies renouvelables, voitures électriques, intelligence artificielle pour n’en citer que quelques-uns.
En tant que membres de la CES, les syndicats français sont guidés par ce programme d’action et pour interpréter leur réaction au sujet de Solidarnosc, il faut tenir compte de ce que cela implique. Du point de vue des actions syndicales, il semble que dans le passé, y compris récent, les activités de Solidarnosc ne se soient pas heurtées à d’éventuelles incompatibilités avec l’appartenance à la CES. Lorsqu’en 2004, la Commission européenne approuvait la proposition de directive relative aux services dans le marché intérieur présentée par le commissaire Fritz Bolkestein, en Pologne une manifestation avait été organisée contre la directive par ATTAC et Solidarnosc[3]. En 2011 plus de 50.000 personnes ont manifesté à Wroclaw, en Pologne, « en faveur d’une plus grande solidarité européenne et de la création d’emplois »[4]. La mobilisation avait pour cible une réunion des Ministres des Finances de l’Union européenne et de la Banque centrale européenne, au sujet de la crise économique et financière croissante. Cette manifestation, qui coïncidait également avec le début de la Présidence polonaise de l’UE, a été organisée au niveau européen par la CES, avec en Pologne le soutien des confédérations Solidarnosc et OPZZ. Par ailleurs, le cabinet d’expertise Syndex, ayant des relations préférentielles avec la CFDT, coopère régulièrement avec Solidarnosc. Par exemple en 2016, à Gdansk s’est tenue une réunion pour mettre en place un module de formation pour les membres des comités d’entreprise européens préparé par S. Partner, filiale polonaise (créée en 2005) du groupe Syndex[5]. À cette réunion ont participé divers responsables de NSZZ « Solidarność ». Et tout récemment a été lancé un projet international sous le titre « un traitement approprié des informations économiques est la clé d’une communication et d’une négociation efficaces », qui s’étend sur la période de février 2019 à octobre 2021, et qui fait intervenir Syndex Polska en tant qu’organisme de formation[6]. Le projet est piloté par la Commission nationale NSZZ Solidarność, avec comme partenaires : les syndicats CISL (Italie), UGT (Espagne), Podkrepa (Bulgarie), NHS (Croatie), CSDR (Roumanie), KSS (Macédoine du Nord); les fédérations IndustriAll, UNI, EFFAT, membres de la CES; et les organisations d’employeurs polonaises POLBISCO et Browary (Pologne). À ces travaux est associé un budget de bourse d’un montant de 358 514,68 euros.
La politique suivie actuellement par le gouvernement polonais génère des frictions considérables au sein des instances dirigeantes de l’Union européenne, et perturbe l’image propagandiste idyllique que celle-ci s’efforce de maintenir concernant « le modèle social européen », « l’Europe et la démocratie », « un contrat social pour l’Europe ». Ainsi, au-delà de l’indignation des confédérations syndicales françaises face aux faveurs que Solidarnosc exprime à l’égard de Le Pen et Zemmour, il apparait que leurs protestations au sujet de Tysol représentent en fait l’affirmation d’un soutien à la position officielle de l’Union européenne face au gouvernement polonais. Bref il s’agit là aussi d’un « parti pris »… politique.
Dans notre lutte contre les ennemis des travailleurs, l’arbre ne doit pas cacher la forêt
L’extrême-droite constitue un ennemi dangereux des travailleurs, de la classe ouvrière. Mais les dénonciations en ce domaine de la part de représentants du mouvement ouvrier peuvent avoir dans certains contextes des effets collatéraux négatifs. Elles peuvent se transformer – volontairement ou involontairement – en un leurre qui détourne l’attention au détriment d’autres aspects de la réalité, aspects au sujet desquels dans la période actuelle la prise de conscience de la part des travailleurs est défectueuse.
Combattre l’influence idéologique et propagandiste du Rassemblement national et des promoteurs d’idées d’extrême droite tels que Zemmour est indispensable. Mais il n’est pas moins indispensable de s’opposer à l’influence du réformisme alimentée par les discours et les actions d’organisations politiques et syndicales, même si celles-ci font figure d’antifascistes. De fait, les orientations réformistes se conjuguent de façon toute naturelle avec la tendance à se servir de l’extrême droite comme repoussoir. Le slogan « l’humain d’abord » incarne parfaitement cette opposition face à l’extrême droite dont selon les réformistes les « valeurs » se caractérisent par tout ce qui est « inhumain »: le racisme, la xénophobie, la haine – « l’humain » étant assimilé à l’égalité, la liberté, la solidarité, la fraternité. C’est ainsi que le réformisme manifeste à l’égard de l’extrême droite son rejet sans réserves. Certes, le réformisme considère aussi les capitalistes et le gouvernement comme des adversaires qui ne respectent pas « l’humain », mais il adopte à leur égard une attitude civilisée, de proposition et de négociation afin de faire prévaloir « la raison ».
Pour arriver à se libérer de la domination de la classe capitaliste exploiteuse, la classe ouvrière exploitée doit d’abord prendre conscience de la vanité des idées réformistes, elle doit s’organiser afin de renverser le pouvoir de la bourgeoisie. Cet objectif ne pourra être atteint au moyen d’une « compétition » entre « partenaires sociaux » mais seulement à travers une bataille violente entre les deux forces ennemies, inconciliables.
Quant aux évènements qui se sont déroulés en Pologne durant les années 1980-1990, la façon dont Lech Walesa a été érigé en symbole falsifie foncièrement leur signification réelle.
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Les tours de passepasse
pour transformer une orientation réactionnaire masquée
en orientation réactionnaire ouverte
Solidarnosc, des luttes revendicatives aux rêves de grandeur
Les considérations qui précèdent traitent d’une problématique générale. Outre celle‑ci, l’affaire de l’appartenance de Solidarnosc à la CES comporte un autre aspect aussi substantiel mais qui, lui, est concret.
En 1986 Solidarnosc devenait membre de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et de la Confédération mondiale du travail (CMT). En 1991 la Confédération européenne des syndicats (CES) lui accorda un statut d’observateur, puis en 1995 il en devenait membre (la CGT l’est depuis 1999). En 2004, la CISL et la CMT décidèrent de fusionner, ce qui aboutit à la formation de la Confédération syndicale internationale (CSI) en 2006 [7].
Au‑delà de la lettre cosignée par les cinq confédérations syndicales françaises, des responsables syndicaux s’expriment individuellement. Le 29 novembre 2021 Laurent Berger, secrétaire général de la CFDT, adresse une lettre à Piotr Duda, président de Solidarnosc. Il écrit[8] : « [Le] positionnement [de Tysol est] ignoble. […] Nous sommes révoltés de voir en France le nom de Solidarnosc servir d’alibi pour l’extrême droite, une trahison du combat que la CFDT a mené à vos côtés, il y a quarante ans. » Le 7 décembre, Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT adresse lui aussi une lettre à Duda[9] : « Votre positionnement actuel est […] une insulte à celui que vous adoptiez il y a quarante ans. »
Ces reproches se focalisent uniquement sur l’évènement emblématique que constitue la grève générale déclenchée en Pologne en 1980 à partir des chantiers navals de Gdansk, et le succès de cette lutte en ce qui concerne la reconnaissance des revendications formulées. La teneur des courriers mentionnés sous-tend que Solidarnosc tel qu’il est aujourd’hui serait foncièrement différent de ce qu’il représentait à l’époque, tout en prétendant s’adresser à un même destinataire (« combat que la CFDT a mené à vos côtés », « votre positionnement actuel … celui que vous adoptiez … »). En réalité l’influence initiale exercée par Lech Wałęsa et d’autres militants extérieurs était certes un élément important donnant force au mouvement, mais justement par les orientations et les soutiens extérieurs qu’elle amenait, elle engendrait un développement qui dès le départ préfigurait l’aboutissement ultérieur dont la situation actuelle n’est que l’expression ouverte. Pour mettre en lumière ce fait, il est nécessaire d’examiner l’historique de Solidarnosc depuis sa création. Il faut souligner d’emblée qu’une période charnière était marquée par la tentative d’associer l’activité syndicale à une intervention politique ouverte. Dans ce que suit nous présentons une chronologie des faits marquants ainsi que des éléments d’analyse concernant les forces politiques impliquées.
En juillet 1980 le gouvernement polonais introduit les dits « prix commerciaux » pour les produits de viande dans les cantines d’usine. Cette décision déclenche une vague de protestations parmi les ouvriers. Durant les mois de juillet-aout, des multiples grèves se produisent dans différents localités du pays. Notamment une grève débute dans les chantiers navals de Gdansk (17.000 ouvriers) après le licenciement d’une ouvrière; en deux jours elle s’élargit vers une grève générale atteignant les entreprises de la région, puis dans tout le pays (quelque 700 établissements en grève à la fin du mouvement).
En aout à Gdańsk le comité de grève interentreprises conduit par Lech Walesa (électricien licencié quatre ans plus tôt du même chantier) annonce 21 demandes, incluant le droit de former des syndicats indépendants [c’est-à-dire indépendants du régime], la liberté d’expression et le droit de grève. Le vice-premier ministre Mieczyslaw Jagielski arrive à la tête d’une délégation gouvernementale pour négocier. Le 31 aout à Gdansk, le gouvernement et le comité de grève interentreprises signent un accord. Des accords ont également été conclus à Szczecin, Jastrzębie-Zdrój et Dąbrowa Górnicza.
Le 17 septembre les représentants de plus de 30 comités fondateurs adoptent la résolution de création du « Syndicat indépendant et autonome “Solidarność” » (NSZZ “Solidarność”). Lech Walęsa est désigné comme président de Solidarnosc. Ce congrès de fondation adopte un « Message aux travailleurs d’Europe de l’Est ». En novembre l’acte de création du syndicat est validé par la Cour suprême.
Le programme de Solidarnosc a été approuvé par les cent délégués du premier congrès national (octobre 1981). Voici un extrait[10] :
20e thèse : L’autogestion authentique est la garantie d’une République autogérée
Le système qui lie le pouvoir politique au pouvoir économique, basé sur l’ingérence permanente du parti dans le fonctionnement des entreprises, constitue la raison principale de la crise actuelle de notre économie. C’est aussi la raison du manque d’égalité dans la promotion professionnelle. Le principe dit de la « nomenklatura » rend impossible toute politique rationnelle de la promotion des cadres et fait des millions de travailleurs qui ne sont pas au parti, des citoyens de deuxième catégorie. La seule solution pour changer cette situation est la création de comités autogestionnaires de travailleurs qui donneraient le vrai pouvoir de décision aux personnels des entreprises.
En février 1981, l’ancien ministre de la Défense, le général Wojciech Jaruzelski, est nommé Premier ministre. En octobre l’assemblée plénière du Parti Ouvrier Unifié Polonais (Polska Zjednoczona Partia Robotnicza, PZPR)[11] élit Jaruzelski premier secrétaire du parti. En décembre, le décret du Conseil national d’État introduit la loi martiale en Pologne. L’autorité est transférée au Conseil militaire de salut national (Wojskowa Rada Ocalenia Narodowego, WRON), présidé par Jaruzelski. Toutes les organisations non gouvernementales, y compris Solidarnosc, sont suspendues; environ 10.000 militants syndicaux et de l’opposition sont détenus. Des grèves générales se développent dans les entreprises, les mines, les usines sidérurgiques, les chantiers navals et les ports dans tout le pays. Elles sont réprimées par les forces armées.
En octobre 1982 la Diète (Sejm)[12] adopte une nouvelle loi sur les syndicats : tous les syndicats existant avant décembre 1981 sont dissous. En décembre 1982 la loi martiale est suspendue par décision du Conseil national. En novembre 1984 est constituée l’Entente nationale des syndicats (Ogólnopolskie Porozumienie Zwiazków Zawodowych, OPZZ), organisation syndicale associée aux autorités étatiques; elle se substitue aux syndicats dissous précédemment dont elle reprend les actifs en juin 1985. Selon les informations officielles, environ 6 millions de personnes deviennent membres de l’OPZZ.
Sous l’influence d’une vague de grèves du printemps et de l’été 1988, les autorités entament des négociations avec une partie de l’opposition[13]. Une première étape, qui a duré d’aout 1988 à fin janvier 1989, a servi de définir les modalités et les sujets à aborder. Les véritables discussions ont duré de février à avril 1989. D’un côté se trouvaient des représentants de l’opposition et de Solidarnosc dirigés par Lech Walesa, de l’autre sous la direction du ministre de l’Intérieur, le général Czesław Kiszczak, des représentants du gouvernement et de la coalition de partis associée. À ce stade Solidarnosc se trouvait fortement affaiblie[14]. Le nombre de personnes réceptives aux idées de Solidarité passa de 9 millions d’adhérents de 1980 à quelques centaines de mille au creux des années 1986-1987 pour atteindre un ou deux millions entre 1988 et 1989, nettement moins que les adhérents de l’OPZZ, syndicat gouvernemental, seul habilité à représenter les travailleurs dans les entreprises. Karol Modzelewski – dont il sera question plus loin – interprète la situation de la façon suivante[15] :
Solidarnosc s’est réduit à quelques milliers de personnes. À part une presse clandestine et quelques publications clandestines de livres, il ne s’est pas passé grand-chose sous la loi martiale. L’organisation était détruite, et ce aussi idéologiquement. […] La base active de la classe ouvrière avait disparu. Ce qui restait pour les ouvriers, c’était le souvenir d’une lutte pour la liberté dans les années 1980, le mythe et la confiance en ceux qui représentaient encore le nom Solidarnosc. Les nouveaux jeunes activistes ouvriers, qui ont organisé les grèves de 1988, n’étaient plus les cadres de Solidarnosc, mais se réclamaient du mythe de Solidarnosc et demandaient la légalisation du syndicat défendu. Ces grèves, beaucoup plus faibles qu’en 1980, n’ont pas jeté les généraux à genoux, mais les ont convaincus qu’il fallait chercher une solution politique commune avec les dépositaires du mythe, pour éviter les crises futures.
Solidarnosc, compagnon de route de la bourgeoisie restaurée
Les dispositions de l’accord conclu finalement en avril 1989 comprennent la légalisation de Solidarnosc ainsi que des élections parlementaires. Les modalités sont les suivantes : 35 % des sièges à la Sejm (Diète), la chambre basse du parlement polonais, sont soumis au vote tandis que le reste sera conservé d’office par le parti associé au régime en place, le PZPR, et ses alliés. La totalité des sièges au Sénat, la chambre haute, est soumise au vote. Une telle structure du Parlement était censée garantir que la majorité resterait entre les mains de la coalition au pouvoir, permettant l’instauration d’un bureau du président qui serait dirigé par Jaruzelski. Les élections ont lieu en juin. À la Diète le Club parlementaire citoyen (Obywatelski Klub Parlamentarny, OKP), émanation de Solidarnosc, obtient la totalité des sièges soumis au vote (161); au Sénat, Solidarnosc obtient 99 sièges sur le total de 100. Sur cette base le Parlement élit, avec une majorité d’une voix, Jaruzelski comme président de la République. En aout, la Diète désigne Tadeusz Mazowiecki comme premier ministre.
Mazowiecki avait été en contact avec le comité de grève de Gdansk en 1980. En 1981 il avait été désigné comme éditeur de Tygodnik Solidarność, l’hebdomadaire de Solidarnosc. Sa nomination comme premier ministre était le résultat du fait que la représentation parlementaire de Solidarnosc, le OKP était soutenu par des députés du Parti paysan unifié (Polskie Stronnictwo Ludowe, PSL) et du Parti Démocratique (Stronnictwo Demokratyczne, SD), deux ex-satellites du PZPR[16]; la coalition parlementaire incluait aussi ce dernier[17]. Treize ministres sur vingt-quatre sont membres de Solidarnosc; ils détiennent la plupart des portefeuilles économiques, ainsi que les Affaires étrangères. Le PZPR obtient quatre ministères : l’Intérieur, la Défense, les Transports et le Commerce extérieur. Leszek Balcerowicz (OKP) est ministre des Finances, il mettra en oeuvre un programme économique qui n’a rien à envier aux thérapies de libéralisation appliquées ailleurs en Europe[18]. Il avait cosigné le programme de 1981 pour une « République autogérée » (cf. plus haut), en tant que conseiller[19].
Voici un commentaire édifiant au sujet de ce programme économique[20] :
Dans la mesure où Solidarnosc ́était fortement impliqué dans les premiers gouvernements de l’après-1989, la politisation de l’activité syndicale est devenue immédiatement apparente. Puisque la faiblesse des syndicats semblait être une condition préalable à l’initiation du capitalisme (façon laissez-faire), Solidarnosc ́a en fait évité la mobilisation et la syndicalisation, créant ainsi un environnement propice au succès des réformes néolibérales. Comme les maux sociaux causés par de tels politiques s’intensifiaient, Solidarnosc ́s’est tourné vers le militantisme en 1992-1993. Cependant, la période où il a agi en tant que syndicat a été brève et un retour à la politisation active s’est produit. Alors que Solidarnosc est devenu part de l’Action électorale de solidarité (Akcja Wyborcza Solidarnosc, AWS), l’OPZZ a aidé à fonder l’Alliance de la gauche démocratique (Sojusz Lewicy Demokratycznej, SLD).
« Puisque la faiblesse des syndicats semblait être une condition préalable à l’initiation du capitalisme (façon laissez-faire), Solidarnosc ́a en fait évité la mobilisation et la syndicalisation, créant ainsi un environnement propice au succès des réformes néolibérales. » C’est une publication de l’Organisation internationale du travail, publication en outre financée par la Commission européenne, qui le dit!
En janvier 1990 le PZPR décide de se dissoudre et se transforme en Social-démocratie de la République de Pologne (Socjaldemokracja Rzeczypospolitej Polskiej; SdRP). En avril se tient le 2e Congrès national de Solidarnosc. Walesa est réélu comme président de l’organisation. En décembre se déroulent des élections présidentielles. Walesa est élu; il démissionne de sa fonction de président de Solidarnosc.
À l’approche des élections parlementaires d’octobre 1991, le SdRP et OPZZ (le syndicat concurrent de Solidarnosc) créent une coalition appelée Alliance de la gauche démocratique (Sojusz Lewicy Demokratycznej, SLD), qui inclut aussi d’autres formations (en 1999 SLD sera officiellement constitué comme parti). Dans ces élections, la totalité des deux chambres est maintenant soumise aux votes. La majorité des sièges revient à SLD. Le nouveau gouvernement comprend de nouveau Leszek Balcerowicz (maintenant sans affiliation) comme ministre des Finances.
En 1992 est constitué le 4e gouvernement depuis 1989. Il tombe en mai 1993 suite à un vote de censure de la Diète. Le président Walesa dissout le parlement. Les élections parlementaires consécutives ont lieu en septembre. NSZZ “Solidarność” obtient 4,9 %, moins que le seuil minimum de 5 % fixé pour être représenté à la Diète, mais au Sénat Solidarnosc obtient 9 sièges.
Mazowiecki – le Premier ministre de 1989, cf. ci-dessus – avait été candidat aux élections présidentielles de 1990; après sa défaite face au Walesa il avait fondé l’Union démocratique (Unia Demokratyczna, UD). S’en suivit une succession de créations/fusions de formations politiques aboutissant en 1994 à la constitution de l’Union Liberté (Unia Wolności, UW) dirigée par Leszek Balcerowicz[21]. Rappelons que celui-ci vient de l’OKP, émanation de Solidarnosc (cf. plus haut). Comme on verra dans ce qui suit, l’UW marque un point d’étape décisif des méandres qui ont abouti à ce qu’actuellement l’hebdomadaire de Solidarnosc, Tygodnik Solidarność, se trouve associé au Parti PiS (cf. la suite plus loin). Plus globalement ce processus est symptomatique du fait que les liens entre les deux facettes de Solidarnosc – comme organisation syndicale et comme formation prétendant jouer un rôle politique – se réalisent toujours plus à travers une multitude d’organisations politiques formant un véritable panier à crabes.
En 1995 ont lieu des élections présidentielles. Aleksander Kwaśniewski l’emporte sur Walesa (51 % contre 49 %) et devient président de Pologne.
En 1996 se tient le 8e Congrès national de NSZZ “Solidarność”, maintenant dirigé par Marian Krzaklewski. Solidarnosc est confronté à une tendance qui lui est défavorable, et tente de s’t adapter. Il s’associe avec divers partis pour constituer une coalition dénommée Action électorale Solidarité (Akcja wyborcza Solidarność, AWS), basée sur le programme de Solidarnosc. Cette coalition remporte les élections parlementaires de 1997, Jerzy Buzek (membre de Solidarnosc depuis le début, mais ayant suspendu son appartenance en 1987 pour des raisons personnelles) devient Premier ministre; la coalition gouvernementale inclut UW, Balcerowicz revient comme ministre des finances. Mais l’AWS est en bonne partie en désaccord avec la désignation de Balcerowicz et continue à s’opposer à la politique économique qu’il représente. Par ailleurs l’UW se retirera d’AWS en 2000.
En 1999 se tient le 9e Congrès national de NSZZ “Solidarność”. Il adopte une résolution stipulant que Solidarnosc n’assumera plus désormais des fonctions politiques. En 2001 la Commission nationale de Solidarnosc décide que le syndicat se retire de la structure territoriale d’AWS. En 2004 le 17e Congrès national de NSZZ “Solidarność” établit une nouvelle constitution du syndicat. Ce repositionnement de NSZZ “Solidarność” fait qu’actuellement, en rapport avec les protestations soulevées par le contenu du site Internet Tysol – lequel au bout du compte ne dépend pas de l’organisation syndicale -, peut feindre de ne pas voir où est le problème. Le porte-parole du syndicat Solidarité, Marek Lewandowski, déclare[22] :
Toute cette situation est pour nous surprenante et choquante, car l’hebdomadaire Solidarnosc – bien sûr nous sommes son propriétaire – […] et son éditeur ont leur propre autonomie et leur propre politique rédactionnelle. […] Le syndicat Solidarité c’est autre chose. […] Nous poursuivrons notre chemin et si on doit subir des conséquences à cause de cela, nous les subirons.
En 2001 est introduit un système de financement des partis politiques par le budget central. Ainsi le système des partis se stabilise et dans ce cadre la représentation à la Diète est dominée par quatre principaux partis : SLD, PO, PiS, et PSL. Cette même année, aux élections parlementaires, SLD obtient une large majorité et constitue un gouvernement en coalition notamment avec PSL. L’opposition était faible et divisée. Outre deux partis marginaux elle comprenait les deux principaux partis liés à Solidarnosc – des organisations créées nouvellement -à savoir Plate-forme civique (Platforma Obywateiska, PO) dont les membres viennent notamment d’UW et d’AWS, et Droit et Justice (Prawo j Sprawiedliwošé, PiS) qui également est formé largement d’éléments venant d’AWS.
PiS a été cofondé en 2001 par les frères Lech et Jarosław Kaczyński[23], dirigé d’abord par Lech (2001-2003) puis par Jarosław. Les deux étaient devenus actifs dans Solidarnosc au début des années 1980. Lech Kaczyński a occupé des postes de direction dans l’organisation, tandis que Jarosław a dirigé pendant un certain temps l’hebdomadaire Tygodnik Solidarność. Lorsque Solidarnosc est arrivé au pouvoir en 1989, Lech et Jarosław ont tous deux commencé une carrière active au gouvernement. En 1990, ils ont créé une formation dénommée Accord de centre (Porozumienie Centrum), que Jarosław a dirigé jusqu’en 1998. Les deux frères ont été élus à la Diète et ont occupé plusieurs postes gouvernementaux. Jarosław dirigeait la chancellerie du président suite à l’élection de Walesa en 1991. À partir de 1993 cependant les relations des frères Kaczyński avec Walesa se détériorent. Néanmoins suite aux élections de 2001, Solidarnosc s’oriente de plus en plus vers un soutien ouvert à leur parti, le PiS.
En 2005 à l’approche des élections présidentielles la Commission nationale de NSZZ “Solidarność” approuve la déclaration de soutien au candidat Lech Kaczyński. Celui-ci est effectivement élu. Walesa était en désaccord avec le soutien, en aout 2006 il quittera Solidarnosc.
Retour en arrière aux antécédents
Pour éclaircir la signification fondamentale des évènements traités ici, le parcours antérieur de certains participants a de l’importance. En 1956 la rébellion éclatée en Hongrie contre le régime trouvait des échos en Pologne. Deux personnalités qui allaient ensuite jouer un rôle dans Solidarnosc, Karol Modzelewski et Jacek Kuroń, interviennent par une activité de propagande. Des conseils ouvriers furent créés à l’usine automobile de Zeran, près de Varsovie, et les ouvriers prirent le contrôle de l’usine. Modzelewski raconte[24] :
C’était la première fois que j’entrais en contact avec le mouvement ouvrier. J’avais alors 19 ans et étais étudiant en histoire. Nous avions créé, à l’université de Varsovie, une sorte de comité révolutionnaire à la suite de la déclaration secrète de Khrouchtchev lors du 20e congrès du PCUS, déclaration qui n’avait fait qu’engendrer un élan politique limité vers la déstalinisation en Pologne. Jacek Kuron et Krzysztof Pomian, entre autres, appartenaient à ce groupe. Pour nous, qui avions été éduqués comme marxistes, ce qu’avait dit Khrouchtchev sur les erreurs commises par Staline – on parlait alors de “déviations” – paraissait trop simpliste. Il fallait analyser tout cela par rapport au système. Si de telles erreurs avaient été possibles, cela signifiait qu’il y avait une faille dans le système et qu’il fallait donc le renverser. […] Ce mouvement de protestation [de Zeran] incarnait exactement ce qui nous voulions – la démocratie ouvrière.
En 1964 Modzelewski et Kuron signent une « Lettre ouverte au Parti ouvrier polonais » qui formulait une critique du système d’un point de vue se voulant socialiste radical; elle a ensuite circulé à l’Est et à l’Ouest. Selon Modzelewski, dans ce texte, « ces deux éléments [planification économique centrale et mécanismes du marché] étaient centraux ». En 1968 Modzelewski et Kuron participent au mouvement de contestation en Pologne. En 1976, quand plusieurs milliers de grévistes eurent été attaqués et emprisonnés par les autorités dans diverses villes, Kuron et un groupe d’intellectuels créent le Comité de défense des ouvriers (Komitet Obrony Robotników; KOR). En 1979, le KOR a publié une « Charte des droits des travailleurs ». Ultérieurement ce document a largement inspiré les « 21 demandes » formulées en 1980 par les grévistes de Gdansk; dans le cadre des comités de grève, Modzelewski est présent et défend l’idée d’une union syndicale nationale, pour laquelle il propose le nom de Solidarnosc. Il devient porte-parole du syndicat, Kuron devient membre du Comité national; le KOR de 1976 se dissout en faveur de la participation à Solidarnosc.
Tadeusz Mazowiecki – désigné premier ministre en 1989 – avait été dans le passé en contact avec le KOR. Dans son gouvernement, Kuron est ministre du Travail. Ce dernier s’associera ensuite à la candidature de Mazowiecki aux élections présidentielles de 1990.
Quant aux frères Lech et Jaroslaw Kaczyński, fondateurs du parti PiS, eux aussi étaient à partir de 1976-1977 associés au KOR.
Walesa, icône à usage multiple
Ainsi en 2006, la rupture de Walesa avec Solidarnosc termine une période qui a fortement secoué les structures de l’appareil d’État et de l’exercice du pouvoir en Pologne. Quand il s’agit d’évoquer la mémoire des évènements, deux versions prédominent. D’une part celle qui, de façon réductrice et figée, associe Walesa essentiellement aux mouvements de grève de 1980, sans forcément préciser en quoi ils sont considérés comme victorieux : selon les diverses représentations tronquées, il peut s’agir des revendications matérielles, et/ou des libertés démocratiques, et/ou du changement de régime. D’autre part la version que met en avant la bourgeoisie des puissances capitalistes occidentales, qui célèbre en Walesa la personne qui a mis à genoux les « communistes ». Cette vision est à double fond. La bourgeoisie est par principe anticommuniste au sens exact du terme : elle craint plus que tout – et à raison – la révolution prolétarienne qui abattra la domination de la classe capitaliste et instaurera la société communiste. Mais elle savait en 1989 qu’il aurait été irréaliste d’espérer que cette menace soit écartée. Le grand mérite qu’elle attribue à Walesa rétrospectivement est d’avoir déclenché la chute des régimes considérés comme communistes, de l’Europe de l’Est, et d’avoir ainsi permis au capital occidental de récupérer ces zones. Précisons que de notre point de vue à nous, c’est la contrerévolution perpétrée par Khrouchtchev en URSS qui constituait le point de départ des bouleversements qui allaient toucher l’Europe de l’Est ainsi que les territoires de l’URSS.
Walesa lui-même se montre en harmonie avec le point de vue des impérialistes occidentaux. Voici par exemple comment il s’exprime en 1989 lors d’une session conjointe des deux chambres du Congrès US le 15 novembre 1989, quelques jours après la chute du mur de Berlin, au sujet du Plan Marshall[25] :
Il vaut la peine de rappeler ce grand plan américain qui a aidé l’Europe occidentale à protéger sa liberté et son ordre pacifique. […] Et maintenant c’est le moment où l’Europe de l’Est attend un investissement de ce genre – un investissement dans la liberté, la démocratie et la paix, un investissement adéquat à la grandeur de la nation américaine.
Il restera sur la même longueur d’onde par la suite, mais en montrant une certaine déception. Par exemple dans une interview donnée durant un séjour à Washington pour marquer le 30e anniversaire de son discours cité ci‑dessus[26] :
À l’époque, nous nous battions tous pour un changement du statu quo dans le monde. Et c’était le statu quo introduit après la Seconde Guerre mondiale : deux superpuissances s’affrontant. De nombreux pays ont perdu leur souveraineté à cause de cet arrangement. Le système communiste était un grand obstacle au développement. […] Et finalement, avec le soutien des États-Unis et de bien d’autres, nous avons réussi à éliminer cette vieille division du monde. Mais alors la question s’est posée : que doit-il se passer ensuite? Comment le monde doit-il se développer? Et c’est mon message aujourd’hui : nous n’avons pas vraiment construit quelque chose de nouveau dans le monde. Et il y a une perte que nous avons subie. La perte est la position de leader des États-Unis. Ce qui est une très mauvaise situation pour le monde. Il n’y a pas de direction. Auparavant, lorsque nous étions impliqués dans notre lutte, nous avions l’empire du mal et l’empire du bien. Et le refuge ultime pour le monde.
Et voici deux échantillons des louanges adressés à Walesa.
Avril 2004, John Monks, Secrétaire général de la CES, lors d’une rencontre avec des représentants de Solidarnosc [27]:
S’il n’y avait pas eu les évènements du chantier naval de Gdansk en 1980, nous n’aurions pas connu l’élargissement de l’Union européenne aujourd’hui. Ils annonçaient la fin de l’Europe d’après-guerre. Gdansk est le berceau de la nouvelle Europe.
En 2015 Andrzej Duda, membre du parti Droit et Justice (PiS), emportait l’élection présidentielle. Depuis il n’est plus affilié à PiS, mais continue à rester associé à lui. En 2020, il a été réélu. Il s’exprime au sujet de Solidarnosc dans un article paru en septembre 2021 sous le titre « Le message de Solidarność, la force des “prophètes désarmés” »[28] :
Car, en effet, ces « prophètes désarmés » ont triomphé : en 1989, une vague de liberté a secoué l’Europe centrale et orientale, le Mur de Berlin s’est effondré, le communisme a été mis KO, l’Union soviétique avec sa tyrannie s’est désagrégée. Des conditions pour plus d’intégration en Europe et au sein de l’alliance de nations libres sont apparues – nos pays ont rejoint l’Otan et l’Union européenne. Ce fut un succès historique.
Pour revenir aux protestations exprimées par les syndicats français, on peut distinguer quelques particularités dues aux caractéristiques spécifiques respectives des uns et des autres.
La CFDT était fortement investie dans le soutien à Solidarnosc. Edmond Maire, secrétaire général de la Confédération française des syndicats (CFDT) de 1971 à 1988, a été invité par le syndicat polonais Solidarnosc, qui fête son 20e anniversaire à Gdansk, à rappeler ce qu’avait été la mobilisation internationale dont la CFDT avait pris la tête pour aider les opposants polonais. Quelques extraits de son discours[29] :
Dès août 1980, nous avons mandaté un militant CFDT, Claude Sardais, pour apporter un premier soutien symbolique à l’action engagée. Puis le mouvement social polonais prit son essor. Ainsi, sous la cendre des idéaux brûlés pendant des décennies par la dictature et la bureaucratie d’Etat, le feu de la liberté couvait et s’embrasait d’un seul coup. […] Si le mouvement social polonais réussissait à tenir bon, ce serait le début de la désagrégation d’un monde communiste fondé sur le refus du pluralisme et de la dictature du Parti. […] Or, nous avions suivi avec passion la révolution hongroise de 1956, le Printemps de Prague de mai 68, les grèves précédentes en Pologne. […] La CFDT est fière d’avoir été la première organisation syndicale au monde à manifester son appui aux travailleurs polonais, au mouvement social polonais. C’est cette communauté d’aspiration que nous sommes venus exprimer en décembre 1980 à Lech Walesa, Tadeusz Mazowiecki, Bronislaw Geremek et à tous les responsables de Solidarnosc. Nous annoncions l’arrivée d’un premier soutien matériel bien modeste: quelques machines à polycopier, quelques tonnes de papier. Bien d’autres convois ont suivi, manifestant l’appui concret des organisations régionales et professionnelles de la CFDT et de bien d’autres syndicats. […] Nous avons ressenti le coup d’Etat du 13 décembre 1981 comme un coup de poignard contre Solidarnosc et le peuple polonais. Les réactions des syndicats du monde entier se sont exprimées avec force. Informé dans la nuit, j’ai eu la joie de voir immédiatement les syndicats français – à l’exception du syndicat communiste [sic!] – se réunir immédiatement, s’exprimer fermement et, quelques jours après, décider d’une heure de grève nationale de soutien à Solidarnosc et au peuple polonais. […] Le combat de Solidarnosc a marqué l’ouverture vers l’Est de l’Union européenne. Demain, la Pologne, forte de son histoire et de l’action décisive de Solidarnosc pour sa renaissance, construira à l’intérieur de l’Union une Europe sociale et culturelle, une Europe de citoyens.
L’influence exercée par l’Église catholique est bien connue. Walesa souligne amplement ce fait, par exemple dans une interview datant de 2011 [30] :
L’intervention du pape Jean Paul II a été décisive pour redonner confiance aux Polonais face aux menaces du régime communiste et contribuer à changer le monde, se souvient le chef historique du syndicat Solidarnosc Lech Walesa. « Il nous a réveillés », déclare dans une interview à l’AFP l’ancien président polonais, 67 ans, qui se rendra à Rome le 1er mai pour la béatification de Jean Paul II. « Il a dit “N’ayez pas peur, changez la face du monde”[31]. Notre pays s’est réveillé et d’autres ont suivi », ajoute-t-il, évoquant le message du pape lors de son premier voyage à Varsovie en juin 1979. Avant l’élection de Jean Paul II en 1978, seuls quelques militants étaient actifs aux chantiers navals de Gdansk. « Nous étions environ une cinquantaine sur 17.000 ouvriers, peut-être même pas 50! Et après l’élection du Saint-Père, presque tout le monde nous a rejoint quand nous avons créé Solidarité », se souvient le lauréat du prix Nobel de la paix 1983 à l’abondante moustache blanche.
Lech Walesa ne manque cependant pas de rappeler le rôle crucial qu’il a lui-même joué dans ces évènements. A Cuba, où le pape s’est rendu en 1998, il ne s’est rien passé « parce qu’il n’y avait personne pour organiser l’opposition », fait-il remarquer. La même chose aurait pu se produire en Pologne « s’il n’y avait pas eu quelqu’un capable de transformer tout ceci en un mouvement réussi. Le Saint-Père nous a donné le Verbe et nous l’avons fait chair », ajoute-t-il.
Et en 2018 [32] :
« Il y avait quelque chose derrière notre lutte, quelque chose comme la volonté de Dieu, en particulier concernant mon rôle », estimera plus tard Lech Walesa, fervent catholique.
Quant à la CGT-FO, elle mérite ici un « special dedicace ». En effet, il existe une parenté historique avec Solidarnosc en tant que syndicat servant les intérêts de la bourgeoisie occidentale et de l’impérialisme US en particulier. CGT-FO doit son existence à une scission manigancée en 1947 au sein de la CGT, appuyée sur des éléments anticommunistes au sein de cette dernière et guidée et soutenue matériellement par le gouvernement US et la Confédération américaine du travail (American confederation of labor, AFL).
Écrit : janvier 2022
Notes :
[1]. https://www.tysol.pl/a75222-Le-Pen-Zemmour-duel-en-cours
[2]. https://www.unsa.org/L-UNSA-s-indigne-du-soutien-affiche-par-Solidarnosc-a-l-extreme-droite.html
[3]. https://www.cairn.info/revue-courrier-hebdomadaire-du-crisp-2007-17-page-5.htm
[4]. https://acc2021.ei-ie.org/fr/item/18262:grande-euro-manifestation-en-pologne
[5]. https://www.solidarnosc.org.pl/aktualnosci/wiadomosci/kraj/item/13465-erz-a-ponadnarodowe-uklady-ramowe
[6]. https://www.solidarnosc.org.pl/szkolenia/wspolpraca-zagraniczna/programy-europejskie/realizowane/item/18527-4-europejskie-rady-zakladowe-informacja-poufna-finansowa
[7]. Voici comment la CES représentent ses rapports avec la CSI :
[https://www.etuc.org/fr/quels-rapports-entretient-la-ces-avec-la-confederation-syndicale-internationale-csi]
Ces deux organisations [CES et CSI] sont indépendantes, mais travaillent en étroite collaboration. La Confédération syndicale internationale (CSI) a été fondée le 1er novembre 2006, suite à la fusion de la Confédération internationale des syndicats libres (CISL) et de la Confédération mondiale du travail (CMT). La CSI rassemble les syndicats au niveau mondial ; elle forge ainsi une solidarité à l’échelle de la planète et représente les membres syndicaux dans les forums internationaux comme l’Organisation internationale du travail (OIT), les Nations unies et l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Le Conseil régional pan-européen (CRPE) de la CSI représente tous les affiliés européens de la CSI. Celui-ci couvre une plus large région géographique que la Confédération européenne des syndicats (CES), avec des membres en Albanie, Arménie, Azerbaïdjan, Biélorussie, Géorgie, Kazakhstan, Kirghizstan, Kosovo, Moldavie, Monténégro, Fédération de Russie, Tadjikistan, Turkménistan, Ukraine et Ouzbékistan. De même, les deux entités travaillent en étroite collaboration et ont le même Secrétaire général, John Monks. Le Président du CRPE est Mikhail Shmakov, Président de la FSIR, Russie.
[8]. https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/12/15/cinq-syndicats-francais-critiquent-solidarnosc-pour-sa-complaisance-a-l-egard-de-marine-le-pen-et-d-eric-zemmour_6106129_823448.html
[9]. https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/12/15/cinq-syndicats-francais-critiquent-solidarnosc-pour-sa-complaisance-a-l-egard-de-marine-le-pen-et-d-eric-zemmour_6106129_823448.html
[10]. https://entreleslignesentrelesmots.blog/2019/01/30/solidarnosc-republique-autogeree/
[11]. Fin 1941 – début 1942 est créé en Pologne, occupée par l’Allemagne, le Parti Ouvrier Polonais (Polska Partia Robotnicza, PPR) par Nowotko, Finder et Spychalski, plus tard dirigé par Gomułka.
En 1944, avec l’avancée des troupes soviétiques en Pologne, les communistes procèdent à la création de partis venant concurrencer les partis préexistants et apparaissant comme formellement indépendants. En septembre 1944, une assemblée tenue à Lublin, dans l’Est du pays, permet de jeter les bases d’un nouveau parti paysan, à l’aide des dirigeants du groupe Wola Ludu et d’un autre groupe paysan procommuniste qui avait été formé à Moscou. Ce nouveau parti reprend le nom du parti paysan préexistant (SL, ou Stronnictwo Ludowe, Parti Paysan). Il est communément appelé SL lubelski (SL de Lublin).
Sont également créés des partis socialiste et démocrate, le Parti socialiste polonais (Polska Partia Socjalistyczna, PPS) et le Parti démocrate (Stronnictwo Demokratyczne, SD), selon les mêmes modalités (congrès de dirigeants prêts à coopérer avec le PPR, puis institutionnalisation et appropriation du sigle et du nom des partis préexistants). Ces partis sont regroupés dans un front populaire, intitulé Commission d’entente centrale des partis démocratiques (Centralna Komisja Porozumiewawcza Stronnictw Demokratycznych, CKPSD). Après 1949, cette formule de front populaire se maintient, quoique sous un nom différent, le Front de l’unité nationale (Front Jednosci Narodowej, FJN) Quant au PPR, en 1948 il absorbe le PPS et se transforme ainsi en PZPR.
[https://www.jstor.org/stable/44827824]
[https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2002-2-page-78.htm]
[12]. Historiquement le Parlement polonais est composé de deux chambres, la Diète et le Sénat, le Sénat avait été aboli en 1946, mais sera rétabli en 1989.
[13]. https://polishhistory.pl/round-table-agreement-5-april-1989/
[14]. https://journals.openedition.org/strates/1632
[15]. https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005-1-page-109.htm
[17]. https://www.universalis.fr/evenement/12-septembre-1989-formation-du-gouvernement-par-tadeusz-mazowiecki/
[18] Voici un exemple – parmi d’autres de même teneur – de la façon dont l’oeuvre de Balcerowicz peut être analysée par des analystes universitaires.
[https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03194791/document]
Enfin, le nouveau premier ministre et son entourage se rendaient apparemment compte des conséquences immédiates de la « thérapie de choc » entreprise en septembre 1989 par Leszek Balcerowicz nommé à ce moment-là vice-Premier ministre et ministre des Finances. Rappelons que ce dernier, soutenu par le FMI, a mis en œuvre un programme de transformations économiques radicales qui consistait, entre autres, en une très forte libéralisation des prix et du commerce extérieur, une politique monétaire ultra-restrictive accompagnée de la forte dévaluation du zloty, monnaie nationale. Il s’agissait d’équilibrer le budget de l’État, de réduire drastiquement des subventions accordées aux entreprises et de les privatiser rapidement. Les résultats de cette réforme que certains qualifient de « révolution libérale » ne se sont pas fait attendre : en quelques mois l’hyperinflation a été maîtrisée, les magasins se sont remplis, le nombre de petites et moyennes entreprises privées a vite augmenté. Pourtant, la « thérapie de choc » a en même temps entraîné des conséquences sociales très graves : la fermeture des centaines puis des milliers de grandes entreprises d’État inadaptées aux principes de marché, le chômage de masse qui, à la veille de l’adhésion de la Pologne à l’Union européenne en 2004, a grimpé jusqu’à 20 % de la population active, la dégradation du système de sécurité sociale, de la culture et de la science qui, jusqu’alors furent subventionnés par l’État. Dès le début des années 1990, de rares voix s’élèvent pour critiquer les erreurs de la transformation qui, à plusieurs égards, était une application mécanique des recettes néolibérales de l’École de Chicago, symbolisée par les figures de Friedrich Hayek et Milton Friedman.
[19]. https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005-1-page-109.htm
[20]. ilo.org/wcmsp5/groups/public/—europe/—ro-geneva/—sro-budapest/documents/publication/wcms_203443.pdf
[21]. H. Wydra : Continuities in Poland’s Permanent Transition, Springer, 2001, p 223.
[22]. https://www.bfmtv.com/politique/cinq-syndicats-francais-critiquent-solidarnosc-pour-leur-soutien-a-le-pen-et-zemmour_AD-202112160427.html
[23]. https://encysol.pl/es/encyklopedia/biogramy/16520,Kaczynski-Lech.html
https://encysol.pl/es/encyklopedia/biogramy/16519,Kaczynski-Jaroslaw.html
[24]. https://www.cairn.info/revue-mouvements-2005-1-page-109.htm
[25]. https://www.nytimes.com/1989/11/16/world/clamor-east-gratitude-request-talk-congress-walesa-urges-marshall-plan-revive.html
[26]. https://foreignpolicy.com/2019/11/14/lech-walesa-poland-why-democracy-failing-there-is-no-leadership/
[27]. https://www.solidarnosc.org.pl/en/about/history-in-dates
[28]. https://www.lopinion.fr/international/le-message-de-solidarnosc-la-force-des-prophetes-desarmes
[29]. https://www.letemps.ch/opinions/eclairage-gdansk-y-vingt-ans-greves-allaient-changer-monde
[30]. https://www.ladepeche.fr/article/2011/04/28/1071689-ayez-peur-dit-pape-changer-monde-souvient-walesa.html
[31]. Homélie du Pape Jean-Paul II, 22 octobre 1978 :
[https://www.vatican.va/content/john-paul-ii/fr/homilies/1978/documents/hf_jp-ii_hom_19781022_inizio-pontificato.html]
N’ayez pas peur! Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ! À sa puissance salvatrice ouvrez les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les immenses domaines de la culture, de la civilisation, du développement. N’ayez pas peur!
[32]. https://www.geo.fr/histoire/il-y-a-40-ans-les-accords-de-gdansk-permettent-la-naissance-de-solidarnosc-201886