I. V. Staline
Une des tâches immédiates [1]
Pravda [La Vérité], n° 67,
9 avril 1918
Les deux derniers mois du développement de la Révolution en Russie, surtout depuis la conclusion de la paix avec l’Allemagne et l’écrasement de la contrerévolution bourgeoise à l’intérieur, peuvent être caractérisés comme une période de consolidation du pouvoir des Soviets en Russie et comme le début de la refonte méthodique de l’ordre économique et social caduc sur un mode nouveau, un mode socialiste. La nationalisation de plus en plus étendue des fabriques et des usines, le contrôle toujours plus strict exercé sur les principales branches du commerce, la nationalisation des banques, l’activité si richement variée et de jour en jour plus ample du Conseil supérieur de l’économie nationale, ce noyau d’organisation de la société socialiste déjà proche, tout cela atteste que le pouvoir soviétique pénètre profondément dans les pores de la vie sociale. Le pouvoir central est d’ores et déjà devenu un pouvoir véritablement populaire, surgi du fond des masses laborieuses. C’est ce qui fait la force et la puissance du pouvoir soviétique. C’est ce que ressentent, sans nul doute, même ces intellectuels bourgeois, techniciens et ingénieurs, employés et spécialistes de tout ordre, anciens ennemis du pouvoir soviétique, qui le sabotaient hier encore et sont prêts aujourd’hui à le servir.
Mais dans les régions périphériques, peuplées d’éléments arriérés au point de vue culturel, le pouvoir soviétique n’a pas encore eu le temps de devenir populaire au même degré. La Révolution, commencée au centre, n’a gagné ces régions, surtout celles de l’Est, qu’avec du retard. Les conditions de vie et de langue de ces régions, qui se distinguent en outre par le caractère arriéré de leur économie, y ont rendu quelque peu compliquée la consolidation du pouvoir soviétique. Pour que le pouvoir y devienne populaire et que les masses laborieuses y deviennent socialistes, il est indispensable d’avoir, entre autres, des méthodes spéciales pour entraîner les travailleurs et les masses exploitées de ces régions dans le processus du développement révolutionnaire. Il est indispensable d’élever les masses jusqu’au pouvoir soviétique et intégrer à ce pouvoir leurs meilleurs représentants. Mais cela est impossible sans l’autonomie de ces régions, c’est-à-dire sans l’organisation d’une école locale, d’une justice locale, d’une administration locale, d’organes locaux du pouvoir, d’institutions locales au point de vue politique et social comme en matière d’éducation, avec la pleine garantie du droit d’employer la langue locale, la langue maternelle des masses laborieuses de la région dans tous les domaines de l’activité politique et sociale.
C’est tout cela qu’avait en vue le 3e Congrès des Soviets quand il a proclamé le régime fédératif de la République soviétique de Russie.
Les groupes autonomistes bourgeois, qui ont fait leur apparition en novembre et décembre de l’année dernière dans les régions périphériques de la Volga, peuplées de Tatars, de Bachkirs et de Kirghiz, et dans le Turkestan, sont peu à peu démasqués par le cours de la Révolution. Pour détacher d’eux à tout jamais "leurs propres masses" et unir celles‑ci autour des Soviets, il faut leur "prendre" l’autonomie, la débarrasser au préalable de sa souillure bourgeoise et la transformer, d’autonomie bourgeoise, en autonomie soviétique. Les groupes nationalistes bourgeois exigent l’autonomie pour en faire un moyen d’asservissement de "leurs propres" masses. C’est pour cette raison que, "tout en reconnaissant le pouvoir central soviétique", ils ne veulent pas reconnaitre les Soviets locaux et réclament la non-ingérence dans leurs "affaires intérieures"! Certains Soviets locaux ont décidé, en présence de cette situation, de rejeter toute forme d’autonomie, en préférant "résoudre" la question nationale par les armes. Mais cette voie ne convient absolument pas au pouvoir soviétique. Elle est tout juste bonne à grouper les masses autour des couches supérieures de nationalistes bourgeois et à les présenter comme les sauveurs de la "patrie", les défenseurs de la "nation", ce qui n’entre nullement dans les vues du pouvoir soviétique. Ce n’est pas la négation de l’autonomie, mais sa reconnaissance qui est l’une des tâches immédiates du pouvoir soviétique. Il faut seulement construire cette autonomie sur la base des Soviets locaux. C’est seulement ainsi que le pouvoir peut devenir un pouvoir populaire, cher aux masses. Par conséquent, il faut que l’autonomie garantisse le pouvoir non aux couches supérieures d’une nation donnée, mais aux forces d’en bas. Tout est là.
C’est pour cette raison que le pouvoir soviétique proclame l’autonomie du territoire tataro-bachkir. Dans le même but, il projette de proclamer l’autonomie du territoire kirghiz, du Turkestan, etc. Tout cela sur la base de la reconnaissance sur place des Soviets de canton, de district et de ville de ces régions périphériques.
Il faut rassembler des documents et des données de toute sorte pour déterminer le caractère et la forme de l’autonomie de ces territoires. Il est nécessaire de créer des commissions pour convoquer les congrès constituants des Soviets et des organismes soviétiques des peuples en question, congrès qui doivent déterminer les frontières géographiques de ces territoires autonomes. Il faut convoquer ces congrès. Ce travail préparatoire indispensable doit être accompli dès maintenant, pour que le prochain congrès des Soviets de Russie puisse élaborer la Constitution de la Fédération soviétique de Russie.
Les Soviets et les commissariats musulmans du territoire tataro-bachkir qui relèvent de ces Soviets, se sont déjà mis à l’oeuvre. Vers le 10‑15 avril doit se tenir à Moscou une conférence des Soviets de Tataro-Bachkirie[2].
Dans le territoire kirghiz et au Turkestan, ce même travail ne fait que commencer. Les Soviets de ces régions périphériques doivent se mettre à l’oeuvre d’urgence, en y faisant participer tous les éléments soviétiques et révolutionnaires des peuples intéressés. On ne doit permettre aucune division en curies nationales avec représentation des "minorités" et des "majorités" nationales, comme le proposent certains groupes nationalistes bourgeois. Une telle division ne ferait qu’aggraver les haines nationales, consoliderait les barrières qui séparent les masses laborieuses des différentes nationalités et fermerait aux peuples arriérés le chemin de la lumière et de la culture. La base des élections aux congrès constituants et le fondement de l’autonomie doivent être non la division des masses laborieuses et démocratiques des nationalités en détachements nationaux séparés, mais leur rassemblement autour des organismes soviétiques correspondants.
Ainsi, rassembler les documents sur l’autonomie des régions périphériques, former des commissariats socialistes de nationalité auprès des Soviets, organiser des commissions pour convoquer les congrès constituants des Soviets des régions autonomes, convoquer ces congrès, rapprocher les couches laborieuses des peuples en train de se déterminer librement, vers les organismes du pouvoir soviétique dans les régions : telle est la tâche des Soviets.
Le commissariat du peuple aux Affaires des nationalités prendra toutes mesures pour faciliter cette oeuvre difficile et importante des Soviets locaux.
J. Staline, Commissaire du peuple.
Notes
[1]. Source : I. V. Staline, Oeuvres, tome 4 (novembre 1917‑décembre 1920); Paris, Éditions sociales, 1955; p. 72‑75.
[2]. Dans la réédition effectuée par le Nouveau Bureau d’Edition (Paris, 1978) le libellé est :
Vers le 10-15 avril doit se tenir à Moscou une conférence des représentants des Soviets et des commissariats musulmans de Kazan, Oufa, Orenbourg, Ekaterinbourg pour la création d’une commission, qui convoquera un Congrès constituant des Soviets de Tataro-Bachkirie.