Conférence pour la convocation du Congrès constituant
de la République soviétique tataro-bachkire [1] [2]
(10-16 mai 1918)
Interventions d’I. V. Staline
Pravda [La Vérité], n° 96 et 101,
18 et 24 mai 1918
1.
Discours d’ouverture
(10 mai)
Camarades,
La présente Conférence a été convoquée sur l’initiative du commissariat pour les Affaires des nationalités, en accord avec le Conseil des commissaires du peuple, représenté par son président.
Elle a pour but de former une Commission chargée de convoquer le Congrès constituant des Soviets de la région intéressée. Le but du futur Congrès est de déterminer les frontières de la Tataro-Bachkirie ainsi que le caractère de son autonomie. L’idée de l’autonomie découle de la nature même de la Révolution d’Octobre, qui a donné la liberté aux nationalités. La Déclaration des droits des peuples de Russie, formulée par le Conseil des commissaires du peuple aux jours d’Octobre, et la résolution bien connue du 3e Congrès des Soviets, qui proclame la Russie, Fédération de régions autonomes se distinguant par leur mode de vie propre et la composition de leur population, ne sont que l’expression officielle de la nature même de la Révolution d’Octobre.
Le 3e Congrès des Soviets a proclamé les principes généraux de la Constitution de la République soviétique, et appelé les éléments travailleurs des peuples de Russie à dire quelles formes politiques concrètes ils voulaient adopter dans leur région et quels rapports établir avec le centre. De toutes les régions, semble‑t‑il, seules la Finlande et l’Ukraine se sont prononcées explicitement… Elles se sont prononcées pour l’indépendance. Et lorsque le Conseil des commissaires du peuple se fut convaincu que non seulement la bourgeoisie de ces pays, mais aussi les éléments prolétariens aspiraient à l’indépendance, ces pays ont obtenu sans difficulté ce qu’ils demandaient.
En ce qui concerne les autres régions, leurs éléments travailleurs se sont montrés assez inertes au point de vue du mouvement national. Mais plus ils se montraient inertes, plus la bourgeoisie intensifiait son activité. Presque partout, dans toutes les régions, on a vu apparaitre des groupes autonomistes bourgeois, qui organisaient des "conseils nationaux", divisaient leur région en curies nationales distinctes avec des régiments nationaux, un budget national, etc. C’est ainsi qu’ils ont transformé leur pays en une arène de lutte nationale et de chauvinisme. Ces groupes autonomistes (je veux parler des "conseils nationaux" tatars, bachkirs, kirghiz, géorgiens, arméniens et autres), tous ces "conseils nationaux" n’avaient qu’un but : obtenir l’autonomie pour que le pouvoir central n’intervienne pas dans leurs affaires et ne les contrôle pas. "Donnez-nous l’autonomie, nous reconnaitrons alors le pouvoir soviétique central; mais nous ne pouvons reconnaitre les Soviets locaux, ils ne doivent pas intervenir dans nos affaires, nous nous organiserons à notre guise, comme nous l’entendons, nous agirons avec nos ouvriers et nos paysans nationaux comme bon nous semblera." Voilà l’autonomie, bourgeoise par essence, que cherchent les bourgeois, en exigeant la plénitude du pouvoir sur "leurs" travailleurs au sein de l’autonomie.
Il va sans dire que le pouvoir soviétique ne peut sanctionner une telle autonomie. Accorder l’autonomie pour que tout le pouvoir, dans ce cadre, appartienne à la bourgeoisie nationale qui exige la non-ingérence des Soviets, livrer les ouvriers tatars, bachkirs, géorgiens, kirghiz, arméniens et autres à la merci des bourgeois tatars, géorgiens, arméniens et autres, ‑ non, le pouvoir soviétique ne peut pas consentir à cela.
L’autonomie est une forme. Toute la question est de savoir quel contenu de classe on met dans cette forme. Le pouvoir soviétique n’est pas du tout contre l’autonomie, il est pour, mais pour une autonomie où tout le pouvoir se trouve entre les mains des ouvriers et des paysans, où les bourgeois de toute nationalité non seulement soient écartés du pouvoir, mais aussi de la participation aux élections des organes du gouvernement.
Seule, une telle autonomie sera conforme aux principes soviétiques.
Il existe deux types d’autonomie. Le premier est purement nationaliste. Cette autonomie se construit extra-territorialement, selon les principes du nationalisme. Les "conseils nationaux"», les régiments nationaux autour de ces conseils, la délimitation des populations en curies nationales et les dissensions nationales qui en découlent inévitablement, tels sont les résultats de ce type d’autonomie. Il conduit à la mort certaine des Soviets des députés ouvriers et paysans. C’est de ce type que se réclamait la Rada bourgeoise. Il est naturel que pour grandir et se développer, la Rada ait dû faire la guerre aux Soviets des ouvriers et des paysans. L’existence des conseils nationaux arméniens, géorgiens et tatars a abouti aux mêmes résultats en Transcaucasie. Guéguetchkori avait raison de déclarer aux Soviets des députés et au commissariat de Transcaucasie : "Ignorez-vous que le commissariat et les Soviets des députés ne sont plus qu’une fiction, puisque tout le pouvoir est passé en fait aux mains des conseils nationaux, qui disposent de leurs propres régiments nationaux."
Ce type d’autonomie nous le rejetons en principe.
Nous en proposons un autre, le type d’autonomie des régions où prédominent une ou plusieurs nationalités. Ni curies nationales, ni barrières nationales d’aucune sorte! L’autonomie doit être soviétique, s’appuyer sur les Soviets des députés. Cela signifie que la délimitation des habitants dans la région donnée ne se fera pas selon l’indice de nationalité, mais selon l’indice de classe. Des Soviets de classe comme base de l’autonomie, l’autonomie comme forme d’expression de la volonté de ces Soviets des députés, tel est le caractère de l’autonomie soviétique que nous proposons.
Le monde bourgeois a élaboré une forme déterminée de rapports entre les régions autonomes et le centre. Je pense à l’Amérique du Nord, au Canada, à la Suisse. Dans ces pays, le pouvoir central se compose d’un parlement national, élu par toute la population des États (ou des cantons), et d’un Conseil fédéral, élu parallèlement par les gouvernements des États (ou des cantons). C’est ainsi que se crée un système à deux Chambres, avec ses lenteurs législatives, et qui étouffe toute activité révolutionnaire.
Nous sommes contre cette structure du pouvoir dans notre pays. Nous nous y opposons non seulement parce que le socialisme rejette radicalement ce système des deux Chambres, mais aussi pour des considérations pratiques rattachées à la situation présente. Le fait est que, dans l’actuelle période de transition, alors que la bourgeoisie est vaincue, mais non encore écrasée; que la désorganisation de l’économie et du ravitaillement, aggravée par les manœuvres de la bourgeoisie, n’a pas encore été éliminée; que le vieux monde capitaliste est détruit, mais sans que la construction du monde nouveau, du monde socialiste, soit encore achevée, dans cette période, le pays a besoin d’un pouvoir fort, pour toute la Russie, qui soit capable d’écraser définitivement les ennemis du socialisme et d’organiser la nouvelle économie communiste. Bref, il nous faut ce qu’on est convenu d’appeler la dictature du prolétariat des villes et des campagnes. Dans cette période, créer des organes souverains du pouvoir, locaux et régionaux, parallèlement au pouvoir central, signifierait en fait désorganiser tout pouvoir et retourner en arrière, au capitalisme. C’est pourquoi il faut laisser entre les mains du pouvoir central toutes les fonctions qui ont une importance vitale pour le pays dans son ensemble, et réserver aux organes régionaux surtout les fonctions administratives et politiques ainsi que les fonctions culturelles qui ont un caractère purement régional. Tels sont l’enseignement, la justice, l’administration, les mesures politiques qui s’imposent, les formes et méthodes d’application des décrets généraux qui doivent tenir compte des particularités de la vie nationale, ‑ tout cela dans la langue maternelle, celle que la population comprend. C’est pourquoi le type, universellement admis, des unions régionales ayant, à leur tête, un Comité exécutif central de la région, apparait comme la forme la plus rationnelle d’une telle autonomie.
Tel est le type d’autonomie dont la nécessité est dictée par l’actuelle période transitoire, aussi bien pour la consolidation de la dictature du prolétariat que pour la lutte commune des prolétaires de toutes les nations de Russie contre le nationalisme bourgeois, dernier rempart de l’impérialisme.
Tout cela détermine avec une clarté suffisante les objectifs de notre conférence. La conférence entendra les rapports des différentes localités, qui lui donneront un tableau d’ensemble des revendications propres aux masses laborieuses des nationalités de la région intéressée. Puis elle tracera un premier schéma général des territoires où la population laborieuse participera à l’élection du Congrès constituant des Soviets de la région, le droit de vote étant reconnu non seulement aux masses laborieuses organisées dans les Soviets du territoire autonome en question, mais également à celles des districts adjacents. Enfin la conférence élira une commission qui sera chargée de convoquer le Congrès constituant des Soviets de la région. C’est ce Congrès qui résoudra la question de l’autonomie, déterminera la compétence des organes autonomes et établira définitivement les frontières de la région.
Telles sont les tâches de la présente Conférence.
En la déclarant ouverte, je crois pouvoir exprimer l’assurance qu’elle saura s’acquitter avec honneur de la mission qui lui incombe.
2.
Discours de clôture
(16 mai)
Permettez-moi de vous déclarer, au nom du pouvoir soviétique central, que le Conseil des commissaires du peuple a toujours considéré et continue de considérer comme son devoir sacré de favoriser le mouvement de libération des masses opprimées et exploitées des peuples d’Orient et, en premier lieu, de l’Orient musulman, qui est le plus déshérité. Tout le caractère de notre Révolution, la nature même du pouvoir soviétique, toute la situation internationale et, enfin, la situation géographique elle-même de la Russie entre l’Europe impérialiste et l’Asie opprimée, tout cela, à n’en pas douter, dicte au pouvoir soviétique une politique de soutien fraternel des peuples opprimés de l’Orient dans leur lutte pour la libération.
De toutes les formes d’oppression existant à présent, la plus subtile et la plus dangereuse est l’oppression nationale. Elle est subtile, puisqu’elle cache d’une façon bien commode le visage rapace de la bourgeoisie. Elle est dangereuse, puisque, en provoquant des conflits nationaux, elle détourne habilement la foudre qui menace la bourgeoisie. Si les rapaces européens ont réussi à lancer les ouvriers les uns contre les autres dans l’arène de la boucherie mondiale, s’ils réussissent à faire durer cette boucherie jusqu’à présent, c’est, entre autres, parce que la force du nationalisme bourgeois, qui a intoxiqué les ouvriers d’Europe, n’est pas encore épuisée. Le nationalisme, voilà la dernière position d’où il faut déloger la bourgeoisie pour la vaincre définitivement. Mais passer outre à cette question, la traiter par le mépris et la nier, comme le font certains de nos camarades, cela ne signifie pas encore abattre le nationalisme. Loin de là! Le nihilisme national ne peut que nuire à la cause du socialisme, en faisant le jeu des nationalistes bourgeois. Pour abattre le nationalisme, il faut, avant tout, poser et résoudre la question nationale. Mais pour la résoudre d’une façon franche et socialiste, il faut la placer sur les rails soviétiques, en la subordonnant entièrement et à titre définitif aux intérêts des masses laborieuses organisées dans les Soviets. C’est ainsi, et ainsi seulement, que l’on peut arracher des mains de la bourgeoisie sa dernière arme spirituelle. La République autonome tataro-bachkire, que nous fondons aujourd’hui, apparait comme une solution pratique de cette question générale, si importante pour toute notre Révolution. Que cette République autonome soit donc pour les peuples musulmans d’Orient un phare vivant qui éclaire le chemin de la libération!
Permettez-moi de déclarer close la Conférence pour la convocation du Congrès constituant des Soviets de la République tataro-bachkire et de vous souhaiter plein succès dans l’organisation de votre République autonome.
Notes
[1]. Source : I. V. Staline, Oeuvres, tome 4 (novembre 1917‑décembre 1920); Paris, Éditions sociales, 1955; p. 82‑87.
[2]. La Conférence pour la convocation du Congrès constituant de la République soviétique tataro-bachkire s’est tenue à Moscou du 10 au 16 mai 1918 sous la présidence de Staline. Des représentants des Tatars, des Bachkirs, des Tchouvaches et des Mariis ont assisté à cette conférence, qui élut une commission chargée de convoquer le Congrès constitutif des Soviets de la Tataro-Bachkirie. Du fait de la guerre civile qui venait de se déclencher, le Congrès n’eut pas lieu. (IMEL.)