Jizn natsionalnostêï [La Vie des nationalités] n° 39 et 40,
8 et 15 décembre 1920
1.
Rapport sur l’autonomie soviétique du Térek
Camarades!
Le congrès d’aujourd’hui a été convoqué pour faire connaitre les volontés du gouvernement soviétique en ce qui concerne l’organisation de la vie des peuples du Térek et leurs rapports avec les Cosaques.
La première question est celle des rapports avec les Cosaques.
La vie a montré que la cohabitation des Cosaques et des Montagnards au sein d’une même unité administrative aboutit à des troubles sans fin.
La vie a montré qu’il est indispensable de séparer les masses cosaques des masses de Montagnards pour éviter les vexations mutuelles et l’effusion de sang.
La vie a montré qu’il est avantageux pour les deux parties de se délimiter.
Aussi le gouvernement a‑t‑il décidé d’organiser la majorité des Cosaques en une province particulière et la plus grande partie des Montagnards en une République soviétique autonome des Montagnards, le fleuve Térek servant de frontière.
Le gouvernement soviétique a voulu que les intérêts des Cosaques ne fussent pas lésés. Il n’a pas songé, camarades cosaques, à vous prendre la terre. Il n’avait qu’une seule pensée : vous libérer du joug des généraux tsaristes et des richards. Il a poursuivi cette politique dès le début de la Révolution.
Cependant, les Cosaques se sont conduits d’une manière plus que suspecte. Ils louchaient toujours d’un oeil du côté du bois[3], ils ne faisaient pas confiance au pouvoir soviétique. Tantôt ils s’acoquinaient avec Bitchérakhov, tantôt ils s’abouchaient avec Denikine, avec Wrangel.
Ces temps derniers, alors que la paix avec la Pologne n’était pas encore conclue et que Wrangel marchait sur le bassin du Donetz, une partie des Cosaques du Térek s’est soulevée avec perfidie, ‑ il est impossible d’employer un autre mot, ‑ contre nos troupes, sur les arrières.
Je parle de la récente mutinerie du district de la Sounja, qui avait pour but de couper Bakou de Moscou.
Les Cosaques ont provisoirement réussi.
À la honte des Cosaques, les Montagnards se sont montrés, à ce moment-là, de plus dignes citoyens de la Russie.
Le pouvoir soviétique a fait preuve d’une grande patience, mais toute patience a ses bornes. C’est ainsi que devant l’attitude perfide de certains groupes de Cosaques, il a fallu prendre contre eux des mesures sévères. Il a fallu expulser les habitants de certaines stanitsas coupables et y installer des Tchétchènes.
Les Montagnards ont interprété ce fait comme une autorisation de brimer désormais les Cosaques du Térek impunément, de les piller, de prendre leur bétail, de violer leurs femmes.
Je déclare que si c’est là la pensée des Montagnards, ils se trompent profondément. Les Montagnards doivent savoir que le pouvoir soviétique défend les citoyens de Russie à titre égal, sans distinction de nationalité, qu’ils soient Cosaques ou Montagnards. Si les Montagnards ne cessent pas leurs excès, le pouvoir soviétique les punira avec toute la rigueur du pouvoir révolutionnaire.
À l’avenir, le sort des Cosaques, aussi bien de ceux qui résideront dans leur province particulière que de ceux qui demeurent sur le territoire de la République autonome des Montagnards, dépend entièrement de leur propre conduite. S’ils ne renoncent pas aux coups de main perfides contre la Russie ouvrière et paysanne, je dois déclarer que le gouvernement sera de nouveau obligé de recourir à la répression.
Mais s’ils se conduisent à l’avenir comme d’honnêtes citoyens de la Russie, je déclare ici, devant tout le Congrès, que pas un cheveu ne tombera de leur tête.
La deuxième question est celle de l’attitude à l’égard des Montagnards de la région du Térek.
Camarades montagnards, l’ancienne période de l’histoire de Russie, celle pendant laquelle les tsars et les généraux tsaristes foulaient aux pieds vos droits, anéantissaient vos libertés, cette période d’oppression et d’esclavage est révolue à jamais. Aujourd’hui que le pouvoir est passé en Russie aux mains des ouvriers et des paysans, il ne doit plus y avoir d’opprimés dans le pays.
En vous accordant l’autonomie, la Russie vous restitue par là-même les libertés que vous avaient volées les tsars buveurs de sang et les généraux tsaristes oppresseurs. C’est dire que votre vie intérieure doit être édifiée selon votre mode d’existence, vos us et coutumes, bien entendu dans le cadre de la Constitution générale de la Russie.
Chaque peuple, ‑ Tchétchènes, Ingouches, Ossètes, Kabardes, Balkars, Karatchaïs, ainsi que les Cosaques qui sont restés sur le territoire autonome des Montagnards, ‑ doit posséder son Soviet national, qui administrera les affaires du peuple intéressé, conformément au mode de vie et aux particularités de ce dernier. Je ne parle pas des allochtones, qui étaient et restent des fils fidèles de la Russie soviétique et que le pouvoir des Soviets soutiendra toujours entièrement.
S’il est démontré que la chari’a est nécessaire, que la chari’a soit! Le pouvoir des Soviets ne songe pas à lui déclarer la guerre.
S’il est démontré que les organes de la Commission extraordinaire et de la Section spéciale ne savent pas s’adapter au mode de vie et aux particularités de la population, il est évident que des changements devront être apportés dans ce domaine également.
À la tête des Soviets nationaux, il doit y avoir un Conseil des commissaires du peuple de la République des Montagnards, élu par le Congrès des Soviets de cette dernière, et qui se tiendra en contact direct avec Moscou.
Est‑ce à dire que les Montagnards seront de ce fait détachés de la Russie, qu’elle les abandonnera, que l’Armée rouge sera ramenée en Russie? Autant de questions que les Montagnards posent avec inquiétude. Eh bien! Non. La Russie comprend que les petits peuples du Térek, abandonnés à eux-mêmes, ne pourront pas défendre leur liberté contre les rapaces mondiaux et leurs agents, les propriétaires fonciers de la Montagne qui ont fui en Géorgie et y intriguent contre les Montagnards travailleurs. L’autonomie ne signifie pas la séparation, mais bien l’union des peuples montagnards, s’administrant eux-mêmes, avec les peuples de Russie. C’est cette union qui est à la base de l’autonomie soviétique des Montagnards.
Camarades, autrefois la question se présentait généralement ainsi : les gouvernements n’accordaient telles ou telles réformes, ne faisaient des concessions aux peuples qu’aux moments difficiles, quand ils étaient affaiblis et avaient besoin de la sympathie de leurs peuples. C’est ainsi que procédaient toujours les gouvernements tsaristes et en général les gouvernements bourgeois. Le gouvernement soviétique agit tout autrement. Il vous accorde l’autonomie non pas à un moment difficile, mais au moment où il remporte des succès retentissants sur les champs de bataille, où son triomphe est total en Crimée, dernier bastion de l’impérialisme.
La vie montre que tout ce qui est accordé par les gouvernements à un moment difficile est peu solide, peu sûr : tout cela peut en effet être repris, une fois passé le moment critique. Les réformes et les libertés ne peuvent être durables que si elles sont accordées non pas sous la pression d’une nécessité temporaire, momentanée, mais bien en pleine conscience de l’utilité de la réforme, en plein épanouissement des forces et de la puissance d’un gouvernement. C’est précisément ainsi que procède le gouvernement soviétique quand il vous restitue vos franchises.
Ce faisant, il indique qu’il vous fait entièrement confiance, camarades montagnards, qu’il a confiance en votre capacité de vous administrer vous-mêmes.
Espérons que vous saurez justifier cette confiance de la Russie ouvrière et paysanne!
Vive l’union des peuples de la région du Térek et des peuples de Russie!
2.
Discours de clôture
Camarades!
J’ai reçu quelques questions écrites à propos de l’autonomie. Je me dois d’y répondre.
La première question est celle des limites territoriales de la République soviétique des Montagnards. Les frontières de la République sont définies à peu près comme suit : au Nord le Térek; dans les autres directions, les frontières des territoires des peuples de la région du Térek : Tchétchènes, Ingouches, Kabardes, Ossètes, Balkars, Karatchaïs, y compris les allochtones et les bourgades de Cosaques en‑deçà du Térek. Tel sera le territoire de la République autonome des Montagnards. Quant aux détails du tracé de la frontière, ils seront déterminés par une commission composée de représentants de la République des Montagnards et des provinces limitrophes.
Deuxième question : quel sera le centre de la République autonome des Montagnards, et les villes de Grozny et de Vladicaucase feront‑elles partie de la République? Certainement, elles en feront partie. N’importe quelle ville peut être désignée comme capitale de la Répubüque. Personnellement, je pense que ce centre doit être Vladicaucase, puisque des liens l’unissent à tous les peuples de la région du Térek.
La troisième question concerne les limites de l’autonomie elle-même. On me demande : quel est le type d’autonomie accordée à la République des Montagnards?
Il existe divers types d’autonomie : administrative, comme celles des Caréliens, des Tchérémisses, des Tchouvaches, des Allemands de la région de la Volga; politique, comme celle des Bachkirs, des Kirghiz, des Tatars de la région de la Volga. L’autonomie de la République des Montagnards est politique et, évidemment, soviétique. C’est une autonomie du type de la Bachkirie, de la Kirghizie, de la Tatarie. Cela veut dire qu’à la tête de la République soviétique des Montagnards, il y aura un Comité exécutif central des Soviets, élu au Congrès des Soviets. Le Comité exécutif central désignera le Conseil des commissaires du peuple, qui se tiendra en contact direct avec Moscou. La base financière de la République sera assurée par les fonds communs de la République fédérative. Les commissariats du peuple chargés des Affaires économiques et militaires seront en rapports directs avec les commissariats du centre qui leur correspondent. Les autres commissariats : justice, agriculture, intérieur, instruction publique, etc…, seront subordonnés au Comité exécutif central de la République soviétique des Montagnards, lié au Comité exécutif central des Soviets de Russie. Le commerce extérieur et les affaires étrangères seront entièrement aux mains du pouvoir central.
Ensuite, il est question du moment où l’on appliquera l’autonomie. Pour élaborer les règles détaillées ou, en termes savants, la "Constitution" de la République, il faut que soient élus des représentants, un de chaque peuple, qui pourraient élaborer la Constitution de la République autonome des Montagnards en commun avec ceux du gouvernement de Moscou.
Il serait bon qu’à ce congrès vous élisiez un représentant des Tchétchènes, des Ingouches, des Ossètes, des Kabardes, des Balkars, des Karatchaïs et des stanistas cosaques qui font partie de la République autonome des Montagnards, soit, au total, sept représentants.
On me demande également quel sera le mode des élections aux Soviets nationaux. Les élections devront se faire conformément à la Constitution, c’est‑à‑dire que le droit de vote aux Soviets n’est accordé qu’aux travailleurs. Les Soviets devront représenter les travailleurs.
Chez nous, en Russie, on pense que celui qui ne travaille pas ne mange pas. Vous devez déclarer : celui qui ne travaille pas ne vote pas. C’est le fondement de l’autonomie soviétique. Là réside la différence entre l’autonomie bourgeoise et l’autonomie soviétique.
La question suivante concerne l’armée.
L’armée doit, sans conteste, être commune, car la République des Montagnards ne pourrait pas défendre sa liberté avec sa petite armée, elle ne saurait rien opposer aux troupes à la solde de l’Entente.
En terminant, je voudrais souligner ce que l’autonomie peut vous apporter d’essentiel, à vous, Montagnards.
Le grand malheur qui a toujours accablé les Montagnards, c’était leur état arriéré, leur ignorance. C’est seulement en extirpant ce mal, en répandant largement l’instruction dans les masses, que l’on peut sauver les Montagnards du dépérissement, qu’on peut les faire accéder à une culture supérieure.
Aussi les Montagnards doivent‑ils commencer, tout d’abord, par créer, dans leur République autonome, des écoles et des institutions culturelles et éducatives.
Tout le sens de l’autonomie consiste à entrainer les Montagnards à administrer leur pays. Vous avez ici trop peu de gens du pays qui soient capables de gouverner leur peuple. C’est pourquoi dans les services du Comité du ravitaillement, de la Commission extraordinaire, de la Section spéciale, de l’Économie nationale travaillent des Russes qui ignorent votre mode de vie, votre langue. Il est indispensable que vos hommes prennent part à la gestion du pays, dans tous les domaines. L’autonomie doit se concevoir ainsi : dans tous les organes de gestion du pays doivent se trouver vos hommes, ceux qui connaissent votre langue et votre mode de vie.
C’est là tout le sens de l’autonomie.
Elle doit vous apprendre à marcher sur vos propres pieds, tel est son but.
Ses résultats n’apparaitront pas d’emblée; il est impossible de former en un jour, dans la population locale, des travailleurs expérimentés pour administrer le pays. Mais il suffira de deux ou trois ans pour que vous soyez entrainés à la gestion de votre pays, pour que vous fassiez sortir de vos rangs des instituteurs, des chefs d’entreprises, des experts du ravitaillement, des agronomes, des spécialistes des questions militaires et de la justice et, d’une façon générale, des militants du Parti et des Soviets. À ce moment‑là, vous verrez que vous aurez appris à vous administrer vous‑mêmes.
Vive l’autonomie de la République des Montagnards, qui vous apprendra à gouverner votre pays et vous aidera à devenir aussi conscients que les ouvriers et les paysans de Russie, lesquels ont appris non seulement à gouverner leur pays, mais encore à vaincre leurs ennemis jurés!
Notes
[1]. Source : I. V. Staline, Oeuvres, tome 4 (novembre 1917‑décembre 1920); Paris, Éditions sociales, 1955; p. 348‑354.
[2]. Le Congrès des peuples de la région du Térek se tint à Vladicaucase le 17 novembre 1920. Plus de cinq cents délégués y assistaient. Ordjonikidzé et Kirov prirent part à ses travaux. Dans la résolution adoptée d’après le rapport de Staline, le Congrès exprimait la certitude que "l’autonomie ne fera que renforcer les liens de fraternité qui unissent les masses travailleuses de la région du Térek à la Russie soviétique". (IMEL.)
[3]. Dans l’édition allemande des oeuvres de Staline (Werke, Band 4; Dietz Verlag Berlin, 1951), on lit : "sie wollten nicht vom alten ablassen", c’est‑à‑dire "ils ne voulaient pas lâcher l’ancien". (N. ROCML)