I. V. Staline
Comment poser la question nationale [1]
Pravda [La Vérité] n° 98,
8 mai 1921
La formulation de la question nationale donnée par les communiste diffère essentiellement de celle qui est chère aux leaders de la 2e Internationale et de l’Internationale 2 1/2 [2], aux partis « socialistes », « social-démocrates », menchéviks, socialistes-révolutionnaires et autres de tout acabit.
Il importe surtout de noter quatre points essentiels, ceux qui distinguent et caractérisent le mieux la façon nouvelle de poser la question nationale et tracent la ligne de démarcation entre l’ancienne et la nouvelle conception de ce problème.
Le premier point est la fusion de la question nationale, problème partiel, avec la question générale de l’affranchissement des colonies, problème d’ensemble. À l’époque de la 2e Internationale, la question nationale se limitait d’ordinaire au cercle étroit des problèmes concernant les seules « nations civilisées ». Les Irlandais, les Tchèques, les Polonais, les Finlandais, les Serbes, les Arméniens, les Juifs et quelques autres nationalités d’Europe : tel est le cercle des nations tenues en état d’infériorité dont le sort intéressait la 2e Internationale. Les dizaines et les centaines de millions d’hommes des peuples d’Asie et d’Afrique qui subissent l’oppression nationale sous sa forme la plus brutale et la plus féroce, restaient ordinairement hors du champ visuel des « socialistes ». On ne pouvait se résoudre à mettre sur le même pied les blancs et les noirs, les nègres « incultes » et les Irlandais « civilisés », les Indiens « arriérés » et les Polonais « éclairés ». Il était tacitement admis que s’il fallait lutter pour l’affranchissement des nations d’Europe tenues en état d’infériorité, il ne seyait en aucune façon à des « socialistes qui se respectent » de parler sérieusement de l’émancipation des colonies, « indispensables » au « maintien » de la « civilisation ». Ces socialistes, s’il est permis de les appeler ainsi, ne se doutaient même pas que la suppression du joug national en Europe est inconcevable sans la libération des peuples coloniaux d’Asie et d’Afrique du joug impérialiste, que la première est organiquement liée à la seconde. Les communistes ont été les premiers à reconnaitre que la question nationale est liée à celle des colonies; ils l’ont prouvé en théorie et ils ont fondé sur ce fait leur pratique révolutionnaire. Ainsi a été détruit le mur qui séparait blancs et noirs, esclaves de l’impérialisme « civilisés » et « incultes ». Cette circonstance a rendu beaucoup plus facile la coordination de la lutte des colonies retardataires avec celle du prolétariat avancé, contre l’ennemi commun, l’impérialisme.
Le deuxième point est la substitution au mot d’ordre vague du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, du mot d’ordre révolutionnaire clair : droit des nations et des colonies à se séparer pour former des États indépendants. Quand ils parlaient du droit de libre disposition, les leaders de la 2e Internationale, d’ordinaire, ne soufflaient mot du droit de se séparer; le droit de libre disposition était interprété, dans le meilleur des cas, comme le droit à l’autonomie en général. Springer[3] et Bauer[4], « spécialistes » de la question nationale, en étaient même arrivés à faire du droit de libre disposition le droit des nations opprimées d’Europe à l’autonomie culturelle, ce qui signifie le droit d’avoir ses institutions culturelles, tout en laissant la plénitude du pouvoir politique (et économique) aux mains de la nation dominante. Autrement dit, le droit de libre disposition des nations tenues en état d’infériorité aboutissait à donner aux nations dominantes le privilège du pouvoir politique, la question de la séparation se trouvant exclue. Kautsky, chef idéologique de la 2e Internationale, s’est rallié en substance à cette interprétation foncièrement impérialiste du droit de libre disposition, donnée par Springer et Bauer. Rien d’étonnant à ce que les impérialistes aient reconnu les avantages que leur offrait cette particularité du mot d’ordre de libre disposition et qu’ils l’aient repris à leur compte. On sait que la guerre impérialiste, qui avait pour but d’asservir les peuples, a été faite au nom de la libre disposition. C’est ainsi que le mot d’ordre vague de libre disposition est devenu, d’instrument de libération des nations, d’égalité entre elles, un instrument de domestication des nations, de maintien des nations dans la sujétion de l’impérialisme. Le cours des évènements dans le monde entier depuis quelques années, la logique de la révolution en Europe, enfin la montée du mouvement de libération dans les colonies imposaient l’abandon de ce mot d’ordre devenu réactionnaire et son remplacement par un autre, par un mot d’ordre révolutionnaire, capable de dissiper, dans les masses laborieuses des nations tenues en état d’infériorité, la méfiance envers les prolétaires des nations dominantes, capable de frayer la voie à l’égalité des nations et à l’unité des travailleurs de ces nations. Ce mot d’ordre, formulé par les communistes, c’est celui du droit des nations et des colonies à se séparer pour se constituer en États indépendants. Il a les mérites suivants :
1° il fait disparaitre toute raison de suspecter les travailleurs d’une nation donnée de visées annexionnistes à l’égard des travailleurs d’une autre nation; par conséquent, il prépare le terrain pour la confiance mutuelle et l’union librement consentie;
2° il arrache le masque aux impérialistes qui pérorent hypocritement sur le droit de libre disposition, mais cherchent à maintenir dans l’obéissance, à maintenir dans le cadre de leur État impérialiste, les peuples tenus en état d’infériorité et les colonies; par là-même il intensifie leur lutte libératrice contre l’impérialisme.
Est‑il besoin de démontrer que les ouvriers russes n’auraient pas gagné les sympathies de leurs camarades des autres nationalités, à l’Est et à l’Ouest, s’ils n’avaient proclamé, après la prise du pouvoir, le droit des peuples à se séparer pour se constituer en États indépendants, s’ils n’avaient prouvé par des actes leur volonté de mettre en pratique ce droit imprescriptible des peuples, s’ils n’avaient renoncé à leur « droit », disons, sur la Finlande (1917), s’ils n’avaient ordonné le retrait des troupes du nord de la Perse (1917), s’ils n’avaient renoncé à toute prétention sur telle partie de la Mongolie, de la Chine, etc., et ainsi de suite?
Il est non moins certain que si la politique des impérialistes subit ces temps derniers échec sur échec en Orient, bien qu’elle se couvre adroitement du drapeau de la libre disposition, cela tient entre autres au fait qu’elle s’y est heurtée à un mouvement de libération de plus en plus vigoureux, qui s’est développé grâce à une propagande conforme au mot d’ordre du droit des peuples à se séparer pour se constituer en États indépendants. Voilà ce que ne comprennent pas les héros de la 2e Internationale et de l’Internationale 2 1/2, qui vilipendent avec un beau zèle le « Conseil d’action et de propagande »[5] de Bakou, pour quelques erreurs sans importance qu’il a commises. Mais voilà ce que comprendront tous ceux qui se seront donné la peine d’étudier l’activité de ce « Conseil » depuis un an qu’il existe, et le mouvement de libération des colonies d’Asie et d’Afrique depuis deux ou trois ans.
Le troisième point est la mise en évidence de la liaison organique qui existe entre la question nationale et coloniale et celle du pouvoir du Capital, du renversement du capitalisme, de la dictature du prolétariat. À l’époque de la 2e Internationale, la question nationale, rétrécie à l’extrême, était d’ordinaire considérée en elle-même, sans rapport avec la révolution prolétarienne à venir. Il était tacitement admis que la question nationale serait résolue « tout naturellement » avant la révolution prolétarienne par une série de réformes opérées dans le cadre du capitalisme; que la révolution prolétarienne pouvait s’accomplir sans un règlement radical de la question nationale et que, réciproquement, la question nationale pouvait être résolue sans un renversement du pouvoir du Capital, sans et avant la victoire de la révolution prolétarienne. Cette façon de voir, foncièrement impérialiste, se retrouve d’un bout à l’autre des ouvrages connus de Springer et de Bauer sur la question nationale. Mais les dix dernières années ont fait apparaitre tout ce qu’il y avait d’erroné, de pourri, dans cette conception de la question nationale. La guerre impérialiste a montré, et la pratique révolutionnaire de ces dernières années a confirmé une fois de plus que :
1° Les questions nationale et coloniale sont inséparables de la question de la libération du pouvoir du Capital;
2° L’impérialisme (forme suprême du capitalisme) ne peut exister sans asservir politiquement et économiquement les nations qu’il tient en état d’infériorité et les colonies;
3° Les nations tenues en état d’infériorité et les colonies ne peuvent être libérées sans le renversement du pouvoir du Capital;
4° La victoire du prolétariat ne peut être durable si les nations tenues en état d’infériorité et les colonies ne sont pas affranchies du joug de l’impérialisme.
Si l’Europe et l’Amérique peuvent être désignées comme le front, le théâtre des batailles principales entre le socialisme et l’impérialisme, les nations tenues en état d’infériorité et les colonies avec leurs matières premières, leur combustible, leurs denrées alimentaires, leurs immenses réserves de matériel humain, doivent être considérées comme l’arrière, la réserve de l’impérialisme. Pour gagner une guerre, il faut non seulement vaincre sur le front, mais encore révolutionner l’arrière de l’ennemi, ses réserves. Aussi la victoire de la révolution prolétarienne mondiale ne peut-elle être tenue pour acquise que si le prolétariat sait coordonner sa lutte révolutionnaire avec le mouvement d’émancipation des masses laborieuses des nations tenues en état d’infériorité et des colonies, contre le pouvoir des impérialistes, pour la dictature du prolétariat. C’est là un « détail » que les leaders de la 2e Internationale et de l’Internationale 2 1/2 ont perdu de vue, quand ils ont dissocié la question nationale et coloniale de celle du pouvoir à une époque où la révolution prolétarienne monte en Occident.
Le quatrième point est l’introduction dans la question nationale d’un élément nouveau, un élément d’égalisation de fait (et pas seulement de droit) des nations (aide, assistance aux nations retardataires pour qu’elles puissent s’élever jusqu’au niveau culturel et économique de celles qui les ont devancées); c’est là une des conditions nécessaires pour qu’une collaboration fraternelle s’établisse entre les masses laborieuses des différentes nationalités. À l’époque de la 2e Internationale, on se bornait d’ordinaire à proclamer l’ »égalité nationale ». Dans le meilleur des cas, on ne faisait que demander l’application de cette égalité. Mais l’égalité nationale, conquête politique très importante en elle‑même, risque de rester une phrase creuse en l’absence de ressources et de possibilités suffisantes pour user de ce droit si important. Il est hors de doute que les masses laborieuses des peuples arriérés ne sont pas en état d’user des droits que leur confère l’ »égalité nationale », dans la même mesure que celles des nations avancées : ce legs du passé, impossible à supprimer en un ou deux ans, qu’est le retard (culturel, économique) de certaines nations, se fait sentir. Cela est vrai également en Russie, où un certain nombre de peuples n’ont pas eu le temps de passer par la phase du capitalisme, tandis que d’autres n’y sont même pas entrés et n’ont pas, ou presque pas, de prolétariat; malgré la complète égalité nationale déjà réalisée, les masses laborieuses de ces nationalités ne sont donc pas à même d’user suffisamment des droits qu’elles ont acquis, et cela en raison de leur retard culturel et économique. On le sentira plus encore « au lendemain« de la victoire du prolétariat en Occident, lorsque entreront inévitablement en scène les nombreuses colonies retardataires qui se trouvent aux degrés de développement les plus divers. Voilà pourquoi le prolétariat des nations avancées, une fois vainqueur, doit prêter son aide, une aide efficace et durable, aux masses laborieuses des nations arriérées dans les domaines culturel et économique, pour les aider à s’élever à un degré supérieur de développement, à rattraper les nations qui ont pris les devants. Sans ce concours, impossible d’organiser, entre les travailleurs des nations et des groupes ethniques divers, cette cohabitation pacifique et cette collaboration fraternelle au sein d’une économie mondiale unique qui sont si nécessaires au triomphe définitif du socialisme.
Mais il suit de là qu’on ne peut s’en tenir à la seule « égalité nationale »; qu’il est nécessaire de passer de l’ »égalité nationale » aux mesures propres à assurer l’égalité de fait des nations, à l’élaboration de mesures d’ordre pratique pour :
1° Étudier l’état économique, la vie, la culture des nations et groupes ethniques arriérés;
2° Développer leur culture;
3° Faire leur éducation politique;
4° Leur permettre d’accéder de façon graduelle et sans souffrances aux formes supérieures d’économie;
5° Organiser la collaboration économique des travailleurs des nations arriérées et avancées.
Tels sont les cinq points essentiels qui caractérisent la façon nouvelle dont les communistes russes posent la question nationale.
2 mai 1921.
Signé : J. Staline.
Notes
[1]. Source : I. V. Staline, Oeuvres, tome 5 (1921‑1923); Paris, Nouveau Bureau d’Édition, 1980; p. 53‑58.
[2]. L’Internationale deux et demi : on appelle ainsi l’ »Association ouvrière internationale des partis socialistes » fondée à Vienne en février 1921 par les partis et groupes centristes qui avaient provisoirement quitté la 2e Internationale sous la pression des masses ouvrières révolutionnaires. Tout en critiquant en paroles la 2e Internationale, les leaders de l’Internationale deux et demi (F. Adler, O. Bauer, L. Martov et autres) ont poursuivi en fait une politique opportuniste sur toutes les questions essentielles du mouvement prolétarien et ils se sont efforcés de faire servir l’Association à la lutte contre l’influence croissante des communistes sur les masses ouvrières. En 1923, l’ »Internationale deux et demi » a fusionné à nouveau avec la 2e Internationale (IMEL).
[3]. Rudolf Springer – pseudonyme de Karl Renner. Né en 1870 à Unter-Tannowitz (Moravie du Sud). (N. ROCML)
Le problème des nationalités fut pour Renner une préoccupation constante. Avant Otto Bauer (cf. note suivante) qui n’acheva son grand ouvrage : « La Question des nationalités et la social-démocratie » qu’en 1907, Karl Renner aborda le problème, dès 1899, dans une petite brochure de quarante pages : « État et Nation », sous le pseudonyme de Synopticus, et plus largement, trois ans plus tard, dans un livre : « Der Kampf der oesterreichischen Nationen um den Staat » (« La lutte des nations autrichiennes pour l’État »), sous le pseudonyme de Rudolf Springer. Dans ces livres, Karl Renner abordait la question de l’État multinational des Habsburg; il ne fallait pas, selon lui, privilégier le territoire, mais les hommes eux‑mêmes. Aux tentatives antérieures qui faisaient passer au premier rang les structures territoriales, Renner opposait l’idée de rassembler en une unité juridique tous les hommes qui se sentiraient membres d’une même nation où qu’ils puissent habiter. Il proposait, en même temps, d’accorder à ces entités juridiques l’autonomie culturelle et même le droit le lever des impôts. En 1893 Renner se joint au Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche (Sozialdemokratische Arbeiterpartei Deutsch-Österreichs, SDAPDÖ). En 1895 il obtint le poste de fonctionnaire, qu’il abandonna en 1907, étant élu député du Parlement (Reichsrat). Lorsque la revue mensuelle du Parti social-démocrate Der Kampf fut fondée, la même année, il en partagea la direction avec Otto Bauer et Adolf Braun.
La guerre déclarée, Renner se laissa emporter par la vague du social-patriotisme. Selon lui, la solidarité internationale du prolétariat étant un beau principe, mais non un fait historique, il fallait admettre qu’en cas de guerre la classe ouvrière de chaque pays défendrait sa patrie, sinon elle favoriserait l’impérialisme de l’ennemi, ce qui, une fois l’annexion faite, ne ferait qu’augmenter la misère et l’exploitation. Après l’effondrement de la Monarchie en 1918, il fut choisi comme chancelier du gouvernement de coalition de la Première République autrichienne. À cette époque était envisagée l’union avec l’Allemagne. C’était conforme au principe de l’autodétermination de peuples, mais Clemenceau introduisit dans le traité de paix de Saint-Germain une clause qui le rendait impossible; il devait en effet être approuvé à l’unanimité par la Société des Nations et la France disposait ainsi d’un droit de véto contre une union qui aurait rendu l’Allemagne vaincue plus grande qu’avant la guerre. En signe de protestation contre cette entrave à la libre détermination de l’Autriche, Otto Bauer donna sa démission de ministre des Affaires Étrangères, et Karl Renner termina seul les négociations. Le traité fut ratifié en septembre 1919. Peu après l’adoption de la constitution, le ministère se disloquait, à la suite de la démission des ministres socialistes, en 1920. Les socialistes ne reviendront au pouvoir, de nouveau avec Renner à leur tête, qu’en avril 1945. Vingt‑cinq ans durant, Renner dut se contenter d’un rôle de second plan ‑ pendant l’entre-deux-guerres, ce furent en effet les thèses de Bauer qui l’emportèrent au sein du Parti socialiste.
[4]. Otto Bauer. Né en 1881 à Vienne, Autriche. (N. ROCML)
En 1900 Bauer adhère au Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche (Sozialdemokratische Arbeiterpartei Deutsch-Österreichs, SDAPDÖ). En 1904 il prend contact avec Karl Kautsky, qui dirige l’organe du Parti social-démocrate d’Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands, SPD), le Neue Zeit (Temps nouveau). Bauer collabore par la suite à ce journal, en 1907 il est chargé également de la direction du mensuel nouvellement créé, Der Kampf (Le combat) et fait partie aussi de la direction de l’organe du SDAPÖ, le Arbeiter Zeitung (Journal ouvrier). Au cours de la Première guerre mondiale, il est fait prisonnier par les troupes russes, il revient à Vienne après l’éclatement de la Révolution russe. Il devient collaborateur étroit du président du SDAPÖ, Victor Adler. Il prépare notamment le programme qui est adopté en novembre 1926 au Congrès de Linz du Parti.
[5] Le « Conseil d’action et de propagande des peuples de l’Orient » a été créé par décision du 1er Congrès des peuples de l’Orient, tenu à Bakou en septembre 1920. Il se fixait pour objectif d’appuyer et de coordonner le mouvement de libération en Orient. Il a existé près d’un an (IMEL).