Guadeloupe – Lutte de classes et lutte nationale
dans l’une des dernières colonies françaises
LA VOIX DES COMMUNISTES, no 06, mars 2012 – p. 21-23
Durant le mouvement de lutte contre la réforme des retraites, il n’était pas rare d’entendre des militants critiquer l’inefficacité des manifs promenades et des grèves d’une journée espacées et rappeler comme un exemple la grande grève générale couronnée de succès menée par les travailleurs de la Guadeloupe au début de l’année 2009 sous la conduite du LPK et de son leader Elie Domota.
Dans ce numéro 6, La Voix des Ccommunistes veut apporter à ses lecteurs des éléments d’information sur le DROM de la Guadeloupe (Département Région d’Outre-Mer), la nouvelle appellation des DOM, (ex Départements d’Outre-Mer). Ces éléments permettent en effet de caractériser la nature et les liens du mouvement ouvrier avec le mouvement national guadeloupéen et de définir ainsi les positionnements et les tâches internationalistes des communistes de l’Hexagone.
En dépit de son appartenance institutionnelle à l’État Français, la Guadeloupe est depuis 1635 une colonie, c’est-à-dire une terre où s’exerce une surexploitation et une oppression nationale.
La situation sociale
Bien que département français, donc en principe égal aux autres départements, la Guadeloupe connaît une inégalité profonde avec la métropole.
La grève générale de 44 jours (du 20 janvier au 5 mars 2009) s’organisa concrètement autour du mot d’ordre "Contre la vie chère" décliné dans un programme de 120 revendications dont les principales étaient l’augmentation de 200 euros pour les plus bas salaires, la baisse du prix des carburants et des denrées de première nécessité, la diminution des impôts et des taxes…
Et pour cause :
La Guadeloupe compte 450.000 habitants. En 2007, le taux de chômage représentait 22,7 % de la population totale de l’ile et 39,8 % des jeunes. Ce taux était de 8,1 % en France métropolitaine. Dans l’Hexagone, il y avait 1,8 % de la population qui touchait le RMI. En Guadeloupe, 7,11 % !
Les salaires des ouvriers sont inférieurs à ceux pratiqués en France. En 2008, un ouvrier qualifié gagnait annuellement 16983 euros à Toulouse, 14674 euros à Pointe-à-Pitre. Un ouvrier non qualifié11853 euros à Rennes contre 10809 à Basse-Terre! En même temps que la pauvreté des revenus des prolétaires, les prix des marchandises de première nécessité sont au contraire beaucoup plus élevés qu’en métropole.
Dans une enquête pour "Marianne", la reporter Bénédicte Charles découvrait que les prix sont 28 % en moyenne plus élevés qu’en France. Dans la consommation courante, ils sont 65 % plus élevés. Par exemple +107 % pour les biscuits, +99 % pour le riz et les pâtes. "Une heure au Carrefour de Baie-Mahaut suffit pour s’en convaincre… Le Nesquik en “promotion” : 5,88 euros. Le même sur le site d’un supermarché en ligne de métropole déjà réputé pour ses prix très parisiens : 2,30 euros. Un paquet de coquillettes : 1,98 Euro contre 0,90. La bouteille de Ketchup : 2,47 euros contre 1,70. La farine fluide pour les gâteaux : 2,49 contre 1,26. Le riz blanc long grain : 5,99 contre 3,99…"
Le niveau des prix est tel que l’État français ajoute une prime substantielle aux salaires des fonctionnaires en poste sur le territoire de l’ile. Prime que n’ont pas, bien sûr, les travailleurs guadeloupéens.
La question nationale
Qu’est-ce qui rend possible cette « pwofitasyon » (profitation dans la langue créole), c’est-à-dire ces surprofits extorqués au peuple guadeloupéen par la surexploitation du travail et les super bénéfices commerciaux ?
L’économie de la Guadeloupe, comme celle de l’île voisine de la Martinique, est dominée par une bourgeoisie d’origine coloniale, les békés, descendants des colons blancs esclavagistes qui ont exploité les richesses naturelles et humaines de génération en génération depuis le dix-septième siècle. Cette domination est protégée bien sûr par les rapports de domination coloniale imposés par l’Etat français, son administration, ses lois et ses forces répressives. L’abolition de l’esclavage n’a pas transformé dans leur nature les rapports d’exploitation esclavagistes : c’est toujours l’infime minorité blanche qui impose le système de « pwofitasyion » à la masse des descendants des anciens esclaves noirs importés d’Afrique.
L’exemple le plus typique de cette bourgeoisie coloniale est celui de Bernard HAYOT. Ses ancêtres se sont installés à la Martinique à la fin du dix-septième siècle. Le capital accumulé par les générations qui les ont suivis place aujourd’hui Bernard Hayot à la tête d’un groupe commercial et industriel déployé dans l’ensemble des DOM-TOM et même en France et en Chine ! Le Groupe Bernard Hayot dégage un chiffre d’affaire annuel de plus de 1,5 milliard d’Euros. Les biens fonciers et les profits engendrés par ses investissements divers font de Bernard Hayot la 119ème fortune de France devant Amaury.
En Guadeloupe, il possède de multiples enseignes commerciales dont il a le monopole : Audi, Bamy, La Brioche Dorée, Carmo, Carrefour D, Destreland, Casino cafétériat, centre commercial Destreland, Décathlon, MrBricolage, Foto first, Holyday by car, Jumbo car, Rent a car, Michelin, Mitsubishi, Renault, Seat, Toyota, Yves Rocher…
La situation de quasi monopoles des entreprises de grande distribution permet d’imposer des prix exorbitants. Et cela ne se limite pas à l’empire de Bernard Hayot. C’est aussi le cas par exemple de la SARA, qui importe les carburants et les revend à des prix qui dépassent largement ceux pratiqués en métropole.
Elie Domota explique : « Il y a en Guadeloupe des situations de monopole. Des groupes possèdent plus de 40% des surfaces commerciales. Il y a des ententes illicites sur les prix. Et des clauses d’exclusivité : certains produits se trouvent chez un seul et unique distributeur qui les revend au prix qu’il veut. Par exemple, si vous voulez acheter en France telle machine outil – vendue ici en exclusivité- on refusera de vous la vendre si vous vivez en Guadeloupe. Il vous faudra passer par le distributeur d’ici qui la vend deux fois plus cher. » « Ici, le distributeur est importateur. Et le grossiste est distributeur, d’où des situations de monopole. Mais l’administration Française, Yves Jego en tête, n’a pas découvert ça en 2009 ! Or qu’est-ce qu’elle a fait ? Rien. L’Etat français ne peut pas, et ne veut pas, arrêter la profitation. » ajoute Gaby Clavier secrétaire général de la branche santé et ancien secrétaire général de l’ Union Générale des Travailleurs de la Guadeloupe (UGTG). L’exploitation forcenée des créoles noirs et métis par la bourgeoisie coloniale béké protégée par l’Etat Français explique pourquoi les revendications économiques et sociales sont liées à la lutte contre la puissance coloniale et à la revendication de l’indépendance : les salaires sont bas parce que la Guadeloupe est une colonie, les prix sont élevés parce que la Guadeloupe est une colonie. L’oppression nationale est partout parce que la Guadeloupe est une colonie maintenue dans cette situation par l’Etat français.
Lutte de classes et libération nationale sont donc imbriquées à tous les niveaux.
Voici quelques extraits de la première résolution issue du XIIème congrès de l’UGTG (avril 2008) :
Considérant les rapports de domination coloniale, raciste et capitaliste qui caractérisent la société guadeloupéenne avec au sommet de l’échelle sociale les blancs français, békés et européens et en bas, les guadeloupéens d’origine africaine et indienne…
Le douzième congrès de l’UGTG…
Affirme que le chômage de masse qui frappe près de 40% de la population active, la précarité, la misère, l’exclusion, la prostitution, les cancers et autres pathologies directement liées à l’utilisation de produits prohibés en Europe mais autorisés « an péyi annou » (dans notre pays), la drogue, le sida, l’échec scolaire, la degue, le nombre croissant des IVG, la délinquance, la pollution des sols aux pesticides,…ne relèvent ni de la fatalité ni d’une quelconque malédiction mais sont les résultats, la conséquence de choix politiques délibérés de l’Etat français, validés et soutenus par les valets locaux, visant à nous « démouné » et à annihiler toutes velléités de contestation sociale et politique des Guadeloupéens à l’égard de l’ordre colonial établi…
Soutient : que le droit du peuple guadeloupéen à l’autodétermination et à l’indépendance nationale est naturel, légitime et inaliénable, que les intérêts de la classe ouvrière, des producteurs, de la jeunesse, des créateurs, des retraités,…ne seront préservés que par leur engagement dans la lutte pour la libération nationale et la pleine souveraineté.
Réaffirme l’appartenance de l’UGTG à la ligne syndicale de lutte de classe, de masse de confrontation, de contestation et de transformation sociale visant à éradiquer les rapports de domination capitaliste et colonialiste « an péyi annou »…
Exhorte l’ensemble des militants des Unions et des Secteurs de l’UGTG à mettre en oeuvre dans tous les secteurs d’activités, des revendications tant stratégiques que quotidiennes, répondant aux exigences des travailleurs et du peuple de Guadeloupe pour la libération complète de la classe ouvrière et du peuple guadeloupéen, pour l’indépendance nationale.
L’UGTG un syndicat gauchiste ? Réponse : l’UGTG a rassemblé 52% des votes aux élections prud’homales de 2008 ! Sa représentativité est donc indiscutable.
Formes et organisation de la lutte
Revenons sur le grand mouvement de 2009: La grève générale a débuté le 20 janvier à l’appel de tous les syndicats du LKP (Liyannaj Kont Pwofitation qui veut dire approximativement en créole, lien ou réseau contre le profit excessif). Le LKP regroupe quarante huit organisations politiques, syndicales, culturelles, de jeunes, représentant les travailleurs et toutes les couches populaires.
Le programme revendicatif du LKP à la base du mouvement a été discuté, enrichi, élaboré entre le 17 décembre et le 20 janvier au sein des « liyannaj a pawol » (collectifs de discussion) dans les villages, les quartiers des villes, les lieux de travail… et centralisé sous la forme d’une liste de plus de 140 revendications soutenues par toutes les organisations.
La principale de ces revendications était l’augmentation de 200 euros des plus bas salaires (jusqu’à 1,4 fois le SMIC) et la baisse des prix des carburants et des marchandises de base. Mais d’autres revendications, plus structurelles figuraient dans ce programme, comme l’aménagement du territoire en faveur d’une agriculture et d’infrastructures répondant aux intérêts du peuple, ou comme l’établissement de nouvelles règles dans les échanges commerciaux avec la métropole. L’ensemble du programme avec les organisations signataires est consultable sur le site internet officiel du LKP.
La lutte fut longue et déterminée : grève générale, piquets de grève dans les entreprises, manifestations combatives, barrages de routes pour s’opposer aux interventions policières… A tout moment, la direction du mouvement menée par Elie Domota a su trouver les formes de lutte pour créer le rapport de force contre le préfet de la Guadeloupe, le gouvernement français et le patronat local. Contraints à négocier, ces derniers vont recourir à toutes les manoeuvres pour ne pas céder. Mais la mobilisation populaire fut à chaque fois à la hauteur pour que finalement, le 26 février soit signé l’accord portant sur les bas salaires, à savoir l’augmentation de 200 euros. Cet accord portera le nom de Jacques Bino, un syndicaliste de la CGTG tué par balles le 17 février.
Malgré des tergiversations provoquées par le gouvernement et le medef local à propos des modalités d’application des accords, la pression populaire fit céder définitivement l’Etat français et ses protégés les patrons békés.
L’essentiel du programme revendicatif était accepté, le 5 mars la grève générale prit fin.
Où en est-on aujourd’hui ?
Les communistes et les militants conscients le savent : ce que la bourgeoisie est contrainte de lâcher d’une main aujourd’hui, elle essaiera de le reprendre de l’autre quand elle le pourra.
Ainsi, depuis, l’application des accords Bino s’est heurtée à des interprétations restrictives de la part de l’Etat, de la Région et du patronat guadeloupéen. Parallèlement, des procès ont été intentés contre des syndicalistes guadeloupéens et martiniquais. La bourgeoisie a activé ses méthodes de classe. Les travailleurs et le peuple de la Guadeloupe aussi. Le LKP a prévenu : si les accords ne sont pas appliqués, la Guadeloupe va retomber dans une nouvelle crise sociale…
Le 15 décembre 2010, le LKP a lancé un appel intitulé : Appel du LKP pour le lancement de l’opération « Déchoukaj de la pwofitasyon ». Cet appel se terminait ainsi : En conséquence, le LKP et les organisations qui le composent appellent les travailleurs et le peuple de Guadeloupe à s’organiser et à se placer résolument dans la perspective d’un nouveau mouvement, beaucoup plus ample qu’en janvier 2009 et d’une portée décisive, mouvement renforcé par l’expérience de nos deux années de lutte.
Le LKP est un front de lutte. La question de la direction politique de ce front (dans la perspective de l’indépendance et de l’installation d’un pouvoir populaire dirigé par la classe ouvrière) est posée par la fraction des militants les plus avancés.
L’organisation Travayè é péyizan (travailleurs et paysans) membre du LKP a exprimé clairement cette nécessité : Les militants de Travayè é péyizan affirment que ce qui se passe depuis le 20 janvier est un véritable mouvement de lutte de classe. La plateforme de revendications élaborée par le collectif en Lyannaj avec les masses populaires exprime la volonté du peuple guadeloupéen d’en finir avec l’oppression sociale et l’oppression nationale. Il lui appartient de définir la forme, le rythme et les délais de tout changement ! Et nous réaffirmons que seul le peuple de Guadeloupe peut dire ce qui est bon pour lui, par ses propres canaux, à travers des instances qu’il mettra lui-même en place, qu’il construira lui-même ! Le mouvement initié le 20 janvier nous démontre aussi que le peuple, les travailleurs ont besoin à leurs côtés d’élus à leur service, d’élus responsables devant eux, qu’ils peuvent contrôler et révoquer à tous moment. Et les militants de Travayè é péyizan estiment que seule une Assemblée Nationale Constituante peut répondre à ce besoin. Et ils pensent aussi que pour mener à bien le combat pour cette Constituante, il est nécessaire de disposer d’un outil qui oeuvre en ce sens, une organisation, un parti, un front… Ils pensent à la construction d’un parti indépendant, indépendant des institutions, qui lutte pour l’indépendance de la classe ouvrière, pour l’unité du peuple, pour l’union libre et fraternelle des peuples de la Caraïbe. Ils soumettent cette proposition à la discussion. Abymes, le 23 mars 2009.
De nouvelles vagues de lutte se lèveront en Guadeloupe et dans l’ensemble des DOM-TOM.
Les communistes de France doivent construire le soutien internationaliste des prolétaires de l’Hexagone à leurs frères de la Guadeloupe dans leur combat anticapitaliste et anticolonialiste, en clair pour l’indépendance et pour une société libérée de la pwofitasyon.