Antiimpérialisme en trompe-l’oeil : le cas du Venezuela

LA VOIX DES COMMUNISTES, no 15, 1er trimestre 2016 – p. 15-18

Les proclamations verbales ne suffisent pas pour changer la réalité

Hugo Chávez, en février 2012 [1] : "Je […] suis radicalement de gauche, radicalement socialiste, radicalement révolutionnaire, radicalement antiimpérialiste, […]." Supposons que Chávez était animé de sincères aspirations à soustraire le Venezuela à l’emprise de l’impérialisme. Néanmoins il faut rester conscient du fait que les paroles, même suivies d’actes, peuvent renfermer une signification différente de celle qu’elles dénotent en surface. La situation des militants de gauche en France comporte des facteurs susceptibles de favoriser un emballement vis-à-vis de toutes sortes de discours paraissant radicaux si l’on n’analyse pas leur portée réelle. Est en cause en premier lieu la position d’observateur, extérieur et lointain, mais aussi le caractère de classe de certains milieux petit-bourgeois tels que ceux qui se focalisent sur des aspects secondaires par rapport à la lutte de classe du prolétariat (anti-mondialisme, zapatisme, etc.).

Le fait est que le chemin de toute lutte passe non seulement par des victoires, mais aussi des défaites momentanées. Or, le besoin subjectif d’entretenir un sentiment d’espoir tend à fausser la perception de la réalité. Une réaction répandue de la part de militants qui manquent de détermination et reportent leurs espoirs sur d’autres ‑ à la manière de spectateurs en tribune suivant avec passion les combats dans l’arène ‑ consiste à escamoter le cas échéant les échecs lorsque ceux-ci touchent des batailles qui se produisent ailleurs et dont ces partisans solidaires voudraient qu’elles leur prouvent à eux l’utilité de lutter. Indirectement c’est vrai également face à un échec admis comme tel : souvent la méthode pour ne pas en mesurer la signification consiste à nier les facteurs de faiblesse propres à tel ou tel mouvement luttant contre la domination capitaliste, et à invoquer la supposée immensité de la force et de la méchanceté de l’ennemi.

La société vénézuélienne depuis l’élection de Chávez

Au-delà des aspects partiels, il faut souligner certaines caractéristiques fondamentales, intégrées dans un système global cohérent.

Premièrement, malgré les schémas convenus supposés s’appliquer à l’économie "socialiste" vénézuélienne, la place du secteur d’État n’est nullement prépondérante. En outre, bien que l’exploitation pétrolière engendre un flux entrant considérable de devises, ces sommes en grande partie ne font que transiter, en empruntant un circuit lucratif pour les entrepreneurs et autres intervenants du secteur privé. Ce mécanisme implique en même temps un manque de production réelle de biens, donc hausse des prix; par ailleurs dans ce contexte, les dépenses publiques contribuent également à la tendance inflationniste.

Deuxièmement, cette constellation entre secteur privé et secteur publique ne sera pas affectée substantiellement dans le cadre du régime "bolivarien", puisque que depuis le point de départ et invariablement par la suite, celui-ci adopte explicitement comme principe de maintenir les mécanismes de l’économie capitaliste.

Troisièmement, et en cohérence avec le point précédent, les mesures prises par le gouvernement pour élargir le poids du secteur "socialiste" respectent strictement la nécessité d’éviter la rupture avec les forces capitalistes environnantes La nature intrinsèque des entreprises relevant de l’économie capitaliste n’est nullement remise en cause en tant que telle, y compris en ce qui concerne l’extérieur.

Quand des mesures de nationalisation ou expropriation sont déclenchées, le gouvernement, dans la motivation mise en avant et la propagande justificative déployée, s’abrite toujours derrière des arguments formels accusant les employeurs visés de ne pas respecter les lois, d’être des spéculateurs, fraudeurs, saboteurs. À l’instar de sa position à l’égard de la bourgeoisie du pays, le régime ne remet pas en question, dans son principe, le recours à l’investissement extérieur. Le corolaire inévitable de cette volonté, c’est qu’en cas de nationalisation ou expropriation touchant des entreprises étrangères, le gouvernement cherche à procéder le plus possible moyennant des règlements négociés. Sauf exception, l’intégration d’entreprises dans le secteur public se fait par rachat, avec accord ‑ parfois laborieux à atteindre, il est vrai ‑ sur le montant du prix.

Quatrièmement, pour masquer le caractère capitaliste du secteur d’État, le régime implémente la méthode de l’autogestion. Il met en avant le concept d´"entreprise de production sociale", au sujet duquel est stipulé que "les travailleurs s’approprient l’excédent économique qui en résulte, qui sera réparti en proportion de la quantité de travail apportée"[2].

La prétention du régime n’est pas de soumettre l’ensemble de l’économie du pays à ce schéma. Il le conçoit comme une forme d’organisation d’avant-garde destinée à jouer un rôle de pilier et de moteur de l’économie au cours de la période de "transition" vers le "socialisme". Sa mise en pratique est déployée par fragments, en bonne partie à partir de petites unités de caractère artisanal ou de microentreprises familiales, ainsi que des unités "récupérées" après faillite ou abandon de la part de leurs propriétaires antérieures. La fonction principale du concept est de servir d’élément dans le cadre de la propagande visant à inculquer aux travailleurs la croyance qu’ils pourraient ainsi s’extraire du sort de l’exploitation capitaliste.

Cinquièmement, et en résumé, on est en présence d’un régime bourgeois dont la classe capitaliste, dominante, ne se distingue guère de celle des périodes antérieures. Le secteur pétrolier, déjà à prédominance public avant l’élection de Chávez, formait bien sûr l’enjeu primordial. Pour l’essentiel, le changement dans ce domaine s’est effectué, au sein de la classe capitaliste, par le remplacement d’un groupe d’individus par un autre. Pour le reste de l’économie, il n’y a pas eu de substitution de profondeur comparable. Mais la prise en main de l’entreprise publique PdVSA s’est indirectement répercutée sur les autres secteurs, puisque de nombreux postes d’administration centraux dans des fonctions variées ont été attribués à des personnages venant des cercles autour de Chávez. Il s’est néanmoins produit une incursion non négligeable dans le secteur bancaire, opérée par le biais de l’acquisition, en 2008, de la Banco de Venezuela. Globalement, l’activité bancaire publique compte pour environ 30 % du secteur.

Stratégiquement, le régime s’efforce de développer certains leviers considérés comme clés. C’est le cas dans le secteur agroalimentaire, mais les réalisations sont marginales. C’est vrai également pour l’industrie manufacturière. Cependant dans ce dernier domaine, l’intervention publique revêt des aspects particuliers. Il s’agit en bonne partie de création d’entreprises en coopération avec des pays auxquels le régime cherche à s’allier au niveau international, dont la Chine et aussi l’Iran. Qui plus est, ces coopérations impliquent dans une certaine mesure l’armée. Cela contribue à consolider les positions des militaires au sein de la fraction de la bourgeoisie liée au gouvernement.

Parallèlement, par rapport à la structure de l’économie d’avant l’instauration du régime "bolivarien", la continuité reste intacte, à quelques inflexions près. Dans l’ensemble, le degré de développement est traditionnellement faible, mais divers pôles de production industrielle existent. Ils relèvent en grande partie de l’investissement étranger, mais pas exclusivement. Pour ce qui est des capitalistes locaux, certains sont hostiles au régime, d’autres ‑ nullement "chavistes" pour autant ‑ choisissent de pactiser avec lui.

Un régime à court de fausses excuses

En l’état actuel des choses, au Venezuela, les grandes masses de la population sont exposées à des facteurs considérables de dégradation des conditions économiques et sociales. À cet égard également, l’appréciation de la réalité peut conduire dans deux directions différentes. Dans le prolongement de l’approche décrite plus haut, se manifeste un type d’argumentation qui ne met pas en doute la pertinence de l’orientation suivie par le régime "bolivarien", mais impute les difficultés que rencontre celui-ci à l’oeuvre d’immixtion, obstruction, sabotage, intervention putschiste de la part des USA en collusion avec certaines forces économico-politiques à l’intérieur du pays.

Pour ce qui est du régime "bolivarien" lui-même, son point de départ a été une société capitaliste intégrée dans le système impérialiste mondial. Depuis, il n’a fait que jongler avec les éléments de cette réalité, pour tenter de maintenir d’un côté l’illusion du "socialisme" censé avoir pour objectif le bonheur des masses populaires, et de garder en même temps le soutien de forces de classe incarnant les rapports de production capitalistes. Dans un premier temps, les tentatives de déstabilisation dont le régime était la cible accordaient à celui-ci un certain répit. S’abritant derrière l’urgence immédiate des batailles politiques, il pouvait contourner temporairement la nécessité de mettre concrètement à l’épreuve, sur le plan économique, les remèdes qu’il faisait miroiter. Ensuite, à partir de 2005, pour parer aux doutes qui pouvaient s’installer au sein des masses populaires au sujet de l’efficacité de l’orientation suivie, le gouvernement s’est efforcé de faire montre d’actions plus tranchantes, notamment en termes de mainmise de l’État sur des éléments de l’économie. Puis, nouveau faux-fuyant; Chávez déclare[3] : "Je suis obligé de réduire la vitesse de marche. J’en suis venu à imprimer à la marche une vitesse ayant au-delà des capacités ou possibilités du collectif; […]. Les avant-gardes ne peuvent pas se détacher de la masse." L’épisode le plus récent de ce jeu de cachecache est l’accusation adressée à l’opposition de mener une "guerre économique"[4] ayant pour objectif de renverser le régime. Cette interprétation prétend que les difficultés économiques seraient provoquées intentionnellement, artificiellement, par des saboteurs. Or, l’inflation, la pénurie, etc. sont des conséquences naturelles des mécanismes capitalistes telle que le régime les implémente.

Parmi les aspects qui peuvent sembler accréditer l’affirmation que le régime "bolivarien" serait antiimpérialiste on trouve l’attitude à l’égard du Venezuela adoptée par les USA. Il est certain que George Bush, puis Barack Obama ont appliqué et appliquent une politique à divers degrés hostile, visant à remettre en selle des forces politiques plus traditionnelles. Les ressources pétrolières constituent la pomme de discorde principale, et les velléités d’autonomie du régime en la matière, en particulier l’alliance avec l’Iran, contrarient fortement les USA. Mais tenter de tirer meilleur bénéfice du pétrole dans le cadre d’une politique qui, effectivement, refuse de se fixer comme l’objectif premier celui de satisfaire les désidératas de l’impérialisme américain ‑ cela ne constitue pas en soi une position antiimpérialiste au vrai sens du terme. Il y a des frictions, chacune des parties joue des muscles, dans les limites de ses forces ou de ce qu’elle juge comme convenable à un moment donné. L’asymétrie est certes évidente, mais le régime "bolivarien" ne s’est absolument pas dégagé de son insertion dans le système impérialiste mondial. Bien au contraire, pour se soustraire à une dépendance unilatérale vis-à-vis de ce qu’il appelle "l’Empire", il s’efforce de créer et de renforcer des liens avec d’autres grandes puissances ‑ la Chine, la Russie ‑ de façon à créer une constellation géopolitique favorable, susceptible de lui ouvrir ainsi une certaine marge de manoeuvre.

Depuis ses origines, le régime "bolivarien" est accompagné par diverses forces politiques, qui le soutiennent, le courtisent, en tirent bénéfice, tout en maintenant à différents degrés une distance, une indépendance critique. Le principe allégué est que, vue la popularité dont jouit Chávez, on ne peut pas se confronter ouvertement à lui ‑ ni au "chavisme" en général ‑, il faut le soutenir, et le pousser à radicaliser son orientation. La signification réelle de cette attitude a été de masquer aux yeux de la population les défaillances du régime, de figer celui-ci dans sa position frauduleuse et de lui permettre de canaliser la pression qui s’accumulait. Au point où en sont les choses, les discours sur la "radicalisation du processus" tournent à l’absurde, au ridicule.

Au fond, la détermination "révolutionnaire" apparente du "chavisme" a pour effet ‑ ou plutôt pour objectif ‑ de bloquer toute velléité de développer une réflexion critique autre que celle façonnée par le régime, et qui aboutirait à remettre en cause la pertinence de la conception "bolivarienne" du changement de société.

L’alternative :
économie capitaliste intégrée dans le système impérialiste mondial
ou révolution socialiste jusqu’au bout

L’état actuel de la société vénézuélienne est le résultat de la politique du régime "bolivarien", empêtré dans les contradictions et incohérences inhérentes à une orientation à double fond : prétendre construire le socialisme "petit bout par petit bout", tout en s’appuyant sur des fractions de la bourgeoisie, autant nationale qu’internationale, en leur garantissant des positions qui, loin d’être accessoires, mettent le régime à la merci de la classe capitaliste.

À cet égard il convient de formuler quelques remarques au sujet de la question des indemnisations en cas de nationalisation d’entreprises étrangères. Le cout global en la matière se chiffre en milliards de dollars, plus de 10 milliards selon des indications estimatives. Le gouvernement adopte parfois une attitude de négociation préalable, mais souvent les mesures entrainent des réclamations devant les instances internationales d’arbitrage. Il est clair que cette problématique ne peut pas être réglée en déclarant simplement nulle et non avenue une quelconque obligation qui découlerait des traités internationaux ou bilatéraux souscrits à un moment ou un autre. C’est vrai pour le régime "bolivarien", mais c’est vrai également pour un État de dictature de prolétariat construisant le socialisme authentique. Les forces impérialistes prendront des dispositions et passeront à l’action, en fonction de leur propre vision, en application de leur propre conception du "droit international".

Par ailleurs, en ce qui concerne le maintien d’un prétendu "secteur" capitaliste à l’intérieur du pays, il est instructif de faire une comparaison avec la problématique de la période de la "nouvelle économie politique" qu’a traversée la révolution socialiste en Russie soviétique à ses débuts.

D’abord, concrètement, on voit que dans ce dernier cas, le lien entre le rôle de la production capitaliste et le problème de la pénurie était totalement différent du contexte actuel au Venezuela. La situation alarmante du point de vue de l’approvisionnement en vivres et autres denrées de première nécessité était la conséquence de la guerre de classe au sens le plus direct, que le pouvoir soviétique devait affronter durant les premières années de son existence. Contrairement au Venezuela, la fraction de la classe capitaliste favorisée par la "nouvelle politique économique" en Russie soviétique n’était pas placée dans un circuit qui de façon prolongée lui aurait permis de s’enrichir précisément par des méthodes générant continuellement la pénurie. Il était donc possible d’avoir recours à ces couches pour stimuler la production des biens concernés, en leur permettant ‑ de façon limitée et contrôlée ‑ d’engranger des bénéfices capitalistes.

Mais la différence fondamentale réside dans le fait qu’en Russie soviétique cette orientation était mise en oeuvre sur la base de l’État de dictature du prolétariat instauré par la révolution d’Octobre 1917, et qu’elle ne constituait qu’un élément subordonné à côté du développement à grande échelle de l’économie planifiée socialiste dans les domaines clés du système productif.

La révolution socialiste, instaurant la dictature du prolétariat, n’a pas eu lieu au Venezuela. Elle reste l’objectif premier de la lutte de classe que doit mener la classe ouvrière exploitée, contre la bourgeoisie qui détient le pouvoir. Une telle orientation doit être assumée, propagée et organisée par le parti d’avant-garde du prolétariat, qui dans ce pays reste à créer et à édifier. Les programmes, proclamations, mots d’ordre, divers et variés que font circuler les forces politiques existantes au Venezuela ("approfondir la révolution", "radicaliser notre Révolution", " radicaliser le projet démocratique, qui renferme le projet socialiste ", "approfondissement révolutionnaire du processus de changement") ne sont ‑ selon les cas ‑ que rengaines creuses, mégalomanie ou aveu d’impuissance (parfois les deux à la fois), hypocrisie gênée, tromperie calculée.

 



[1]http://minci.gob.ve/wp-content/uploads/downloads/2012/06/radicalmente_bolivarianoweb20120216-0732.pdf

[2]. "Projet national Simón Bolívar – Premier Plan socialiste", 2007.

http://www.psuv.org.ve/wp-content/uploads/2011/03/Proyecto-Nacional-Simón-Bolívar.pdf

[3]http://www.aporrea.org/actualidad/n107107.html

[4]http://www.aporrea.org/actualidad/n107107.html