Alstom, Siemens – concurrents, complices, fusionnés… :
toujours l’incarnation du même ennemi, le Capital

LA VOIX DES COMMUNISTES, no 22, janvier 2018 – p. 6-7

Depuis l’origine du capitalisme, le développement de l’économie est impulsé par l’objectif de création de plus-value (au sens de l’analyse développée par Marx) – laquelle devient tangible sous la forme du profit. Pour cela, les mécanismes de fonctionnement du système capitaliste engendrent une poussée incessante vers l’accumulation de capitaux en pôles de concentration toujours plus massifs. La fusion entre Alstom et Siemens s’inscrit dans cette perspective[1].

Aux débuts du 20e siècle, le développement quantitatif qui a pour levier les sociétés par actions, aboutit au passage vers des caractéristiques qualitativement nouvelles du système capitaliste mondial. Celui-ci atteint le stade du capitalisme impérialiste dominé par ce qu’on appelle aujourd’hui les "grands groupes", lesquels détiennent des positions de monopole ou d’oligopole. Depuis, le processus est passé par des phases successives, à des échelles différentes selon les régions ainsi que les pays. Il est incarné notamment par les opérations dites de fusion-acquisition. Ces assemblages de capitaux peuvent être le fait de sociétés ou de groupes qui ont tous les deux leurs bases dans le même pays. Mais le degré de développement atteint par le système capitaliste mondial fait que ces processus ne suivent pas forcément un cheminement pyramidal passant par un pôle unique pays par pays et secteur par secteur. L’industrie automobile en France par exemple est formée par deux groupes concurrents, Renault et PSA, qui poursuivent séparément leur croissance au niveau mondial, par des processus d’absorption, fusion, alliance.

Les quatre principaux groupes dans le secteur du transport ferroviaire sont : CRRC (Chine), Siemens, Alstom, Bombardier (Canada). Voici quelques chiffres pour donner des ordres de grandeur. Chiffre d’affaires (en milliards d’euros) : CRRC 28,6; Siemens Mobility 7,8; Alstom 7,3; Bombardier 6,4. Effectifs employés : respectivement 180.000, 27.000, 32.800, 37.150. Il faut noter que seulement 8,5 % du chiffre d’affaires de CRRC sont réalisés à l’extérieur de la Chine. Globalement le volume du marché mondial de l’industrie ferroviaire est évalué à 159,3 milliards d’euros, les quatre groupes en question s’en attribuent donc près d’un tiers.

Un aperçu de quelques éléments controversés

Les commentaires formulés par des responsables politiques relèvent souvent de la propagande, c’est-à-dire ils sont prédéterminés par un schéma politique préconçu plaqué sur les circonstances. C’est vrai aussi en grande partie pour les journalistes et observateurs dans les médias d’information. Il y a néanmoins des éléments qui laissent transparaitre quelques aspects des enjeux réels.

Joe Kaeser, Président Directeur Général de Siemens AG[2] : « Nous mettons l’Europe en œuvre et […] nous créons un nouveau champion européen dans l’industrie ferroviaire pour le long terme. » Communiqué de presse du cabinet de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances[3] qui « […] salue un rapprochement historique entre deux grands industriels français et allemand […]. Cette opération illustre la volonté du gouvernement français de renforcer l’Europe industrielle et l’économie européenne. »

Laurent Wauquiez, vice-président de LR[4] : « […] le résultat aujourd’hui, c’est qu’on ne fait pas un géant ferroviaire européen. C’est Siemens qui rachète Alstom, c’est l’Allemagne qui rachète la France […] on n’est pas dans une situation d’urgence qui devrait nous amener à nous jeter dans les bras de Siemens […]. » Xavier Bertrand, président LR de la région Hauts-de-France[5] : « Pourquoi n’a-t-on pas exploré une alliance avec Bombardier qui, du coup, risque de se précipiter dans les bras de CRRC, le nouveau géant chinois du ferroviaire? […] En outre, la précipitation est suspecte […]. Où est l’urgence? »

L’argument de "l’urgence" est un facteur souvent mis en avant par les responsables économiques, et l’argument peut être considéré comme recevable par les directions syndicales réformistes pour légitimement justifier une alliance avec un autre groupe. Cette façon de voir ne vient manifestement pas à l’esprit du PDG de Siemens. Avant de se décider pour Alstom, Siemens avait mené des négociations avec Bombardier, mais un des aspects défavorables était justement la faiblesse de la situation financière de Bombardier; et au sujet de la fusion Siemens-Alstom, Kaeser commente avec satisfaction[6] : « La nouvelle société sera une société très solide financièrement. »

Dire que "c’est l’Allemagne qui rachète la France" est l’expression d’une vision falsifiée de la réalité du système capitaliste impérialiste mondial. Il n’y a pas de correspondance directe entre les positions au sein de ce système, respectivement des États et des capitaux. Les grands groupes ne sont pas un élément interne au pays auquel ils sont réputés être associés, et c’est vrai y compris quand le noyau de détenteurs des capitaux concernés est clairement national. La prédominance de Siemens dans l’ensemble Siemens-Alstom n’est pas l’expression d’une soumission de la France à l’Allemagne. Il est vrai néanmoins qu’il y a des interactions entre les deux facteurs.

Le dilemme des choix à faire est une réalité. Il faut bien le dire, le quotidien des capitalistes est traversé par l’incertitude qui plane sur les conséquences de leurs décisions et de leurs actions. La trajectoire ascendante des groupes chinois dans le secteur ferroviaire et aussi aéronautique a été nourrie entre autre par les initiatives de coopération sur ce terrain, de la part notamment d’Alstom et d’Airbus – qui s’efforçaient d’en tirer avantage tout en étant conscients des effets contrariants possibles. C’est là, vue du côté des capitalistes, le fond de la contradiction inhérente au capitalisme: organisation dans l’entreprise, mais anarchie au niveau du marché, anarchie que les capitalistes eux-mêmes ne maitrisent pas.

La chimère du "Champion national"

Avant les opérations GE et Siemens engagées à partir de 2014, Alstom, de par sa position dominante sans concurrent français, n’avait plus de perspectives d’acquisitions majeures en France. C’est donc tout à fait naturel qu’Alstom s’est placé dans le cadre mondial pour atteindre une échelle d’accumulation plus élevée.

De la part de la bourgeoisie, les débats sur la question du "champion" ont des motivations politiques et sont menées avec des degrés d’insistance variés. En tout cas, les capitalistes n’ont pas la nostalgie d’une époque révolue. Voici une évocation de ce passé, vu par un journaliste[7] : « Ambroise Roux […] le patron tout-puissant de la Compagnie générale d’électricité (CGE) [dont est issu Alstom] incarnait jusque dans la caricature le capitalisme industriel de l’après-guerre en France: pauvre en capitaux, mais riche en influence. »

Par contre, les syndicats s’accrochent à la bouée de sauvetage hypothétique de l’État, à travers la "réindustrialisation", la gestion des "filières industrielles" de l’énergie, des transports etc., ainsi que l’État comme actionnaire des grands groupes. Un communiqué de la Fédération de la métallurgie CGT s’exclame[8] : « […] le gouvernement se désengage de la filière industrielle du ferroviaire. C’est un scandale d’État! Le gouvernement et le PDG d’Alstom font le choix d’un projet capitalistique, plutôt que de développement industriel et d’emplois. » Philippe Martinez, dans une interview, argumente dans le même sens[9].

Ces formulations font ressortir l’auto-aveuglement propre à ceux qui élaborent de telles prises de position. Effectivement, les capitalistes mettent en œuvre des projets capitalistiques, ce n’est pas un choix, c’est leur caractéristique fonctionnelle. On peut, faisant abstraction de ce fait élémentaire, échafauder une fiction jusqu’à imaginer que l’État prenne le contrôle de l’ensemble de l’industrie et des services de transport, qu’il fasse le "choix" de développement industriel et d’emplois, et impose pour les contrats de cette "filière" le recours à des ressources nationales de façon à assurer le plein emploi dans le pays. Mais le caractère "capitalistique" des projets refera surface. En effet, même dans un tel contexte, Alstom et les autres entreprises concernées seraient toujours mues par les mécanismes d’accumulation du capital, et du profit nourrissant cette accumulation. Ce qui veut dire qu’il faut de toute façon passer par le levier de l’exportation de capitaux, autrement dit la domination impérialiste à l’extérieur.

Laissons aux capitalistes leurs soucis de "stratégie"

Stratégie à court terme ou à long terme, concurrence frontale ou ententes oligopolistiques sur le marché, conglomérats multi-secteurs ou groupes mono-secteurs – il appartient aux capitalistes de se préoccuper de toutes ces considérations, en vue de leur objectif d’engranger des profits et d’accumuler des masses de capitaux. Pour la classe ouvrière, de telles problématiques ne sont pas pertinentes, ni en ce qui concerne la lutte pour la défense et l’amélioration des conditions de travail et de vie, ni dans la perspective consistant à renverser le pouvoir de la bourgeoisie et à établir son propre pouvoir pour édifier une société socialiste, communiste.

 



[1]. Lecture complémentaire : "À Alstom, à Arcelor Mittal ou chez Goodyear : L’État capitaliste ne peut pas être au service des travailleurs"

https://rocml.org/a-alstom-a-arcelor-mittal-ou-chez-goodyear-letat-capitaliste-ne-peut-pas-etre-au-service-des-travailleurs/

[2]. Alstom, 26 septembre 2017.

http://www.alstom.com/fr/press-centre-francais/2017/09/siemens-et-alstom-sunissent-pour-creer-un-champion-europeen-de-la-mobilite/

[3]. 26 septembre 2017.

https://www.economie.gouv.fr/files/files/directions_services/agence-participations-etat/136.pdf

[4]. LCI, 26 septembre 2017.

http://www.lci.fr/entreprises/alstom-et-siemens-officialisent-leur-fusion-2065596.html

[5]Les Échos, 26 septembre 2017.

https://www.lesechos.fr/industrie-services/industrie-lourde/030617720039-xavier-bertrand-alstom-siemens-on-ne-construit-par-un-champion-europeen-mais-un-champion-allemand-2117237.php

[6]. 27 septembre 2017.

https://www.reuters.com/article/us-alstom-m-a-siemens-bombardier/siemens-ceo-says-picked-alstom-for-financial-strength-ceo-idUSKCN1C20WL

[7]Le Monde, 26 septembre 2017: "La fusion Alstom-Siemens, la fin du capitalisme industriel français d’après-guerre".

http://abonnes.lemonde.fr/economie/article/2017/09/26/alstom-la-derniere-fille-de-colbert_5191624_3234.html

[8]. FTM-CGT, 26 septembre 2017.

https://ftm-cgt.fr/display-document?document=Document-845

[9]. Boursorama, 27 septembre 2017.

http://www.boursorama.com/actualites/la-vente-d-alstom-aux-allemands-est-scandaleuse-selon-philippe-martinez-cgt-12b4df3dcd8c6a092dd8ebb141412498