Mobilisation populaire au Chili
LA VOIX DES COMMUNISTES, no 27, 1er semestre 2020 – p. 15-17
Le 18 octobre 2019 marque au Chili l’éclatement d’un large mouvement de révolte populaire qui ébranle le pouvoir politique du pays. La hausse du prix des tickets de métro de 800 à 830 pesos dans la capitale Santiago du Chili a été l’élément déclencheur des manifestations monstres qui ont eu lieu d’abord à Santiago du Chili puis dans tout le pays. De manière générale les travailleurs chiliens se mobilisent et manifestent contre la hausse du cout de la vie dans le pays. Il faut dire que le Chili, s’il préserve encore une économie dynamique avec une croissance certes modérée, n’en est pas moins l’un des pays les plus inégalitaires du monde selon l’OCDE. En effet depuis les années 1990 il continue de développer son économie sur des bases "ultralibérales" qui sont un héritage direct de la dictature fasciste d’Augusto Pinochet. À cette époque déjà, le pays, dont le régime fasciste était intimement lié tant politiquement qu’économiquement aux États-Unis d’Amérique qui l’avaient mis en place, suivait une ligne économique libérale. Aussi dans les années 1980 un grand nombre d’économistes américains d’un courant très (néo-)libéral ont orienté toute la politique du Chili dans la voie "ultralibérale" qui subsiste encore aujourd’hui.
Les principes économiques du développement du capitalisme chilien reposent sur trois grands axes que l’on peut définir comme suit :
– Exploitation extrême des travailleurs avec limitations de leurs droits au travail et de leurs droits syndicaux.
– Le rôle de l’État qui consiste essentiellement à servir les intérêts directs des monopoles locaux et étrangers sur son territoire.
– Ouverture quasi complète de l’économie, en ce qui concerne autant le commerce que les investissements étrangers dans le pays, aux grandes sociétés transnationales et au capital étranger en général.
Il en résulte une situation telle que les principaux secteurs économiques du pays notamment dans l’industrie minière sont aux mains du capital des pays impérialistes étrangers, ce qui engendre une situation de monopoles très importants. Ce contexte conduit à une exploitation maximum du prolétariat chilien dont les salaires sont tirés vers le bas de manière systématique, tendance qui est accentuée par l’absence de toute "régulation" de la part de l’État. L’État chilien se contente en effet presque exclusivement de jouer un rôle subordonné au développement des entreprises capitalistes. Il ne mène aucune politique sociale en faveur des travailleurs, dans les domaines tels que l’accès à la santé ou à l’éducation.
Ainsi, malgré l’existence d’un dispositif de sécurité sociale, le bénéfice du système de santé reste bien souvent conditionné aux revenus personnels et à la souscription à des assurances mutuelles privées. L’accès aux études supérieures est payant et les familles doivent souvent s’endetter fortement pour permettre à leurs enfants d’étudier. Les dispositifs existants en matière sociale ne parviennent pas à maintenir les travailleurs les plus précaires hors de la pauvreté. C’est encore plus vrai pour les retraités chiliens qui souffrent d’un système de retraite privé qui ne leur assure même pas de quoi vivre décemment. Il est basé sur la capitalisation à titre individuel. Le travailleur chilien finance donc sa retraite en plaçant obligatoirement 10 % de son salaire mensuel auprès de fonds de pensions (AFP) privés tout au long de sa carrière; les entreprises ne payent rien. Le résultat est qu’aujourd’hui "8 nouveaux retraités sur 10 au Chili ne peuvent même pas autofinancer une retraite supérieure au seuil de pauvreté" selon Marco Kremerman, chercheur en sciences sociales. Cette réalité fait naitre une peur de la pauvreté aussi bien chez les retraités que chez les jeunes, qui alimente la colère dans les rues et fait grossir les rangs des manifestants.
Ce système de retraite est un héritage direct de la dictature de Pinochet. Il a été mis en place par le ministre du travail et de la sécurité sociale de Pinochet entre 1978 et 1980, José Piñera, qui s’en félicite et s’est évertué à le promouvoir partout dans le monde. Il a été formé aux États-Unis, était élève du théoricien économiste bourgeois Milton Friedman – qui prône une gestion très libérale du capitalisme -, et est titulaire d’un doctorat d’économie à Harvard. Son frère et actuel président du Chili, Sebastian Piñera, bien qu’il ait suivi le même cursus que son ainé, infléchit toutefois la politique économique mise en place depuis les années 1980 dans le pays, notamment sur les retraites. Les récentes manifestations semblent le pousser à se démarquer encore un peu plus de ses antécédents politiques de jeunesse.
Un autre trait caractéristique de la crise que traverse le Chili et qui est commun avec d’autres pays du continent comme la Bolivie mais aussi ailleurs dans le monde, au Liban par exemple, c’est la faiblesse politique de la classe dominante.
En effet les manifestations qui ont secoué le pays ont très vite dépassé les revendications initiales contre une mesure antipopulaire locale (augmentation du prix des transports à Santiago du Chili). Elles sont devenues plus politiques, nationales et par là plus résolues, prenant même un caractère insurrectionnel dans certaines régions du pays. Cela a placé le gouvernement Piñera devant l’obligation de déclarer l’état d’urgence et d’avoir recours à l’armée. C’est une première dans le pays depuis la fin de la dictature de Pinochet.
Cette façon de montrer les muscles, pour essayer de reprendre en main la situation face au mouvement populaire n’est pas une preuve de force, loin s’en faut. Elle constitue au contraire un signe de faiblesse politique de la bourgeoisie chilienne dans son ensemble, au-delà du gouvernement.
Au Chili comme ailleurs en Amérique latine, les démocraties issues des régimes dictatoriaux du siècle dernier sont relativement fragiles. Dans le cas du Chili une des raisons, c’est que la mise en place du régime démocratique-bourgeois dans les années 1990 n’a pas constitué une rupture révolutionnaire. Ce n’est pas l’effervescence politique des masses populaires ou de l’intelligentsia chilienne se structurant qui a renversé le fascisme au Chili. Au contraire ce sont les dirigeants fascistes eux-mêmes qui ont assuré la transition vers un pouvoir politique démocratique bourgeois.
De ce fait la classe dirigeante et intellectuelle au pouvoir actuellement au Chili, et cela depuis la fin de la dictature, inclut une forte proportion de personnalités politiques connectées à la période de la dictature, directement ou par filiation. Ce sont ces gens-là qui dans les années 1990 ont amorcé le processus présenté comme une transition vers la démocratie. Ils ont créé et dirigent les principaux partis politiques et continuent d’orienter le pays dans la voie capitaliste "ultra-libérale" du développement de son économie initiée sous le fascisme dans les années 1980.
Aussi le peuple chilien ne s’y trompe pas. On constate en effet que seulement 1 chilien sur 10 fait confiance aux partis politiques du pays. Pour le gouvernement ce chiffre est à peine meilleur puisque 1 chilien sur 5 lui fait confiance. C’est une grande défaite politique pour la bourgeoisie chilienne car si elle a su gérer habilement la période de transition de la dictature à la démocratie pour maintenir son pouvoir intact, elle peine à donner de la crédibilité "démocratique" au nouveau régime. Il suffit de voir que depuis 2006, soit 4 mandatures, se sont succédé alternativement les mêmes candidats : Michelle Bachelet (alliance de gauche dont PCC) et Sebastian Piñera (alliance de droite), ce qui témoigne de l’usure du système actuel et de l’incapacité de la bourgeoisie de proposer une alternative. D’où le fait qu’elle était amenée rapidement à s’appuyer sur l’armée face au mouvement populaire présent, car elle ne dispose d’aucun autre levier suffisamment puissant dans le domaine "civil".
Cette faiblesse de la bourgeoisie, relative mais réelle, ne doit cependant pas nous faire oublier la faiblesse du mouvement ouvrier et communiste au Chili. C’est également un héritage, de la répression sanglante des années Pinochet d’une part et de la dégénérescence du mouvement communiste international d’autre part. Ainsi malgré une mobilisation populaire très forte qui bouscule le pouvoir, une résolution exceptionnelle des manifestants, et des revendications justes, on peut s’attendre à ce que le mouvement s’essouffle sans avoir obtenu gain de cause sur toutes ses revendications. Les travailleurs chiliens se trouvent comme leurs camarades étrangers sans état-major de combat dans leur lutte, sans parti communiste, sans syndicat de classe. Sans ces organisations de combat contre la bourgeoisie et malgré la faiblesse actuelle de cette dernière, aucune victoire réelle et durable n’est possible pour eux ni dans cette lutte, ni dans les luttes futures.
L’exemple chilien est un exemple de plus, à la fois de l’existence et de la force de la lutte de classe à l’époque actuelle, de l’incroyable énergie dont les masses travailleuses du monde entier regorgent et qu’elles sont prêtes à mettre en mouvement contre l’exploitation capitaliste; mais aussi de la faiblesse organisationnelle, politique et idéologique de ces masses, sans avant-garde de combat révolutionnaire, face à une bourgeoisie qui dispose de l’appareil d’état, d’organisations et d’un ensemble de forces lui permettant – même affaiblie et en difficulté -, de maintenir son pouvoir sur le prolétariat sous une forme ou une autre.
Ce constat peut sembler pessimiste, en vérité il n’est rien de plus que l’expression de l’analyse marxiste-léniniste de la réalité actuelle au Chili et dans le reste du monde. Loin de nous décourager il nous confirme une fois de plus la justesse de notre combat pour recréer un authentique Parti Communiste ici en France comme au Chili et partout ailleurs. Ce renouveau du mouvement communiste marxiste-léniniste sera le plus sûr allié du prolétariat mondial dans sa juste lutte pour des conditions de vie digne, qui passe inéluctablement par le renversement du capitalisme mondial et la construction de la société nouvelle, socialiste.
Vive la lutte des travailleurs chiliens !
Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !