La guerre en Ukraine et les communistes
L’influence du révisionnisme et du nationalisme
sur le mouvement communiste, le cas de la Russie

LA VOIX DES COMMUNISTES, no 31, 2e semestre 2023 – p. 25-33

La guerre entre l’Ukraine et la Russie qui dure maintenant depuis plus d’un an, hormis la mise à jour des contradictions interimpérialistes grandissantes et toujours plus exacerbées de notre époque a aussi révélée un certain nombre de contradictions au sein des organisations se revendiquant communistes. L’appréciation politique de cette guerre entre deux blocs impérialistes rivaux de même que son caractère impérialiste en tant que tel a fait surgir un certain nombre de divergences de positionnement des "communistes" dans le monde, et plus particulièrement chez ceux des pays belligérants. Nous mettons "communistes" entre guillemets car nous pensons non seulement aux partis ou groupes se revendiquant du marxisme-léninisme mais aussi aux partis ouvertement révisionnistes tels que le Parti communiste de la Fédération de Russie (KPRF selon les initiales en russe, PCFR en français)[1], le PC ukrainien (KPU/PCU) ou encore le PCF en France qui tout en ayant renié complètement le marxisme-léninisme exercent encore une influence idéologique non négligeable et par conséquence néfaste.

Le déclenchement prévisible mais subit de l’invasion russe le 24 février 2022 a donné lieu à des déclarations et prises de position sur le conflit désordonnées et sans réelle analyse concrète de ce qui était et est toujours en train de se jouer[2]. Ces multiples réactions "à chaud" d’un certain nombre de communistes ont mis à jour un grand nombre de divergences politiques, principalement entre les communistes de Russie et ceux d’Occident (toutes tendances confondues). Il faut noter que ces divergences sont particulièrement marquées chez les partis communistes révisionnistes (droitiers) mais elles existent aussi chez les communistes se revendiquant marxistes-léninistes. Il n’y a en vérité rien de très nouveau sur le plan idéologique; historiquement le mouvement communiste international de même que les organisations qui le composent ont toujours été le théâtre de luttes entre les différents courants de "gauche" et de droite contre la juste ligne politique marxiste-léniniste. Ces luttes entre les disciples et continuateurs de Marx et Engels d’une part et les révisionnistes de tous acabits d’autre part constituent la trame de fond du développement du mouvement ouvrier et communiste depuis la seconde moitié du 19e siècle. L’étude rigoureuse de cette histoire politique de notre mouvement nous apprend qu’à chaque étape de son développement politique, le prolétariat et son avant-garde constituée par le parti communiste se retrouvent sous l’influence plus ou moins forte d’idéologies réactionnaires non prolétariennes (principalement petites-bourgeoises). À chaque fois que le révisionnisme antimarxiste de droite ou de "gauche" a dominé le mouvement ouvrier/communiste, il a mené le prolétariat soit à la collaboration de classe avec la bourgeoisie et/ou l’attentisme, soit à la défaite. L’immense déroute imposée au mouvement communiste international par la dégénérescence progressive des pays socialistes à partir des années 1950-1960 puis par l’implosion de l’URSS et du camp socialiste au début des années 1990 et les graves conséquences que cela a engendrées au sein du mouvement communiste constitue à l’heure actuelle la plus grande défaite du prolétariat dans sa lutte contre le capitalisme. Ces faits sont la conséquence directe de la ligne révisionniste droitière suivie par l’immense majorité des partis communistes (avec certaines tendances et nuances particulières il est vrai) et initiée par la nouvelle direction "de droite" du PCUS à la fin des années 1950.

Leur analyse et leur compréhension ainsi que leur critique sur la base du marxisme-léninisme doivent, ou du moins devraient constituer le coeur du travail théorique et idéologique des communistes du monde entier afin de purger le mouvement communiste des courants révisionnistes et de leurs chefs, de saper leur influence encore trop grande sur les travailleurs. Cependant en 2023 les "communistes" sont toujours sous l’influence d’un révisionnisme dominant et aujourd’hui encore plus qu’hier ils se retrouvent à la remorque du réformisme bourgeois, de la bourgeoisie capitaliste elle-même. Les vieux démons, causes des défaites passées, n’ont pas été éliminés et, pire, l’héritage néfaste du révisionnisme se perpétue toujours.

La guerre entre l’Ukraine et la Russie en tant qu’évènement international de premier plan, en tant que confrontation ouverte entre impérialismes pour le repartage des sphères d’influence dans le monde ne pouvait manquer d’être un exemple significatif de la faiblesse des communistes au niveau international, tous pays confondus, et de la confusion néfaste pour la cause du prolétariat qu’entretiennent tous les courants révisionnistes. Voilà pourquoi dans le présent article nous souhaitions traiter non pas de la guerre en Ukraine en elle‑même (un certain nombre de textes consistants ont été produits sur le sujet par différentes organisations communistes), mais pour ce qu’elle révèle aujourd’hui en 2023 sur l’état du mouvement communiste, de son niveau. Nous nous intéresserons en particulier aux communistes de Russie, car c’est un des cas les plus explicites en matière de déviation politique sur ce sujet.

Les positions des communistes de Russie

Un rapide état des lieux du mouvement communiste en Russie depuis 1991 est nécessaire pour comprendre où en est ce mouvement aujourd’hui. De nombreuses organisations politiques se revendiquant communistes existent en Russie depuis la dissolution de l’URSS. La plus connue et la seule ayant le droit de participer aux élections dans le pays est le PCFR. C’est un parti politique relativement puissant qui a obtenu 18,9 % des voix aux dernières élections législatives de 2021, et qui avait même réussi lors de l’élection présidentielle de 1996 à porter son candidat au second tour contre Boris Eltsine. En outre on peut mentionner le Parti Communiste Ouvrier de Russie (RKRP/PCOR) fondé en 1991 plus proche du marxisme-léninisme, et le Parti Communiste bolchevik de l’Union (VKPB/PCBU) fondée en 1988 pour impulser la "renaissance du bolchévisme". Existe ensuite une multitude de petits partis et organisations dont les positions sont aussi nombreuses que différentes et souvent bien éloignées du marxisme-léninisme. On peut faire à peu près le même constat pour les autres États issus de l’URSS, y compris l’Ukraine avant 2014, date à laquelle le Parti Communistes d’Ukraine (révisionniste, représentant 15 % des voix) ainsi que toutes les organisations communistes ont été interdites.

Le cas des communistes russes est le plus intéressant car il s’agit d’un pays belligérant, et qui plus est celui qui a déclenché la guerre en attaquant l’Ukraine le 24 février 2022. Leurs positions et leurs actions, malgré leur faible influence politique, ont des implications vis-à‑vis des masses de Russie mais aussi d’Ukraine en ce qui concerne la guerre impérialiste en cours. Leur devoir comme celui de tout communiste devrait être de mettre à jour les véritables raisons de cette guerre, d’arracher le prolétariat et les masses laborieuses de Russie à l’influence des discours chauvins et nationalistes de la bourgeoisie russe qui justifie la guerre de toutes les manières les plus caricaturales et dégoutantes.

Or, qu’en est‑il réellement? Quelles sont les positions théoriques et l’attitude pratique des communistes de Russie face à cette guerre? Ils la soutiennent ‑ les partis les plus à "gauche" avec certaines nuances, voir précautions, le PCFR pratiquement sans conditions. Il est symptomatique chez eux de voir se développer des tendances droitières (chez certains plus que des tendances) liées à l’héritage révisionniste du PCUS, à la lente déviation du socialisme révolutionnaire vers le nationalisme bourgeois dans ces partis, depuis les années 1950.

Dans leurs attitudes et prises de position vis‑à‑vis de la guerre impérialiste que mène "leur" impérialisme national en Ukraine, la plupart des erreurs commises (d’un point de vue marxiste) le sont à la fois par une déformation de la théorie de l’impérialisme d’une part, et d’autre part par un glissement vers la droite dans la question nationale. Substituant le "patriotisme" bourgeois au patriotisme socialiste, les communistes de Russie sombrent en fin de compte dans le nationalisme en lieu et place du socialisme. Ce faisant ils se mettent et mettent le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie, laissant celle‑ci exercer l’influence de la propagande chauvine et nationaliste de la classe au pouvoir. L’habiller de rouge ne suffit pas pour changer le fond de la question.

Ce positionnement erroné conduit à des conséquences concrètes qui sont néfastes pour le prolétariat, qui se retrouve désarmé dans la lutte idéologique contre la bourgeoisie; condamné au suivisme il doit faire "pot commun" avec "sa" bourgeoisie qui l’illusionne moyennant le spectre usé de l’"unité nationale". Les communistes russes eux-mêmes agissent, que ce soit consciemment ou malgré eux, en agents de "leur" bourgeoisie nationale, en reprenant son vocabulaire, ses arguments, ses théories réactionnaires sur la guerre menée par la Russie en Ukraine (guerre de libération antifasciste, reconstitution du "monde slave" etc.). Il en est de même pour la caractérisation de l’impérialisme, qui de théorie du stade actuel du développement historique du système capitaliste, se réduit de plus en plus en une vulgaire dénonciation de l’hégémonie US sur le monde, et en propagande pour un monde "multipolaire" (en vérité un monde dans lequel les autres grandes-puissances se repartageraient le gâteau).

L’adoption de la part des communistes de Russie de ce genre de théories est une insulte au nom de communiste et une trahison à la théorie du socialisme scientifique de Marx, Engels, Lénine et Staline, au marxisme-léninisme. Elles positionnent les partis qui y souscrivent non pas comme des combattants du camp du prolétariat révolutionnaire mais au contraire les placent parmi les "nationalistes de gauche", chose absolument incompatible avec le marxisme-léninisme.

L’immense rôle négatif que jouent ces théories réactionnaires ne se cantonne malheureusement pas à la Russie mais impacte également le mouvement communiste ailleurs dans le monde, et aussi en France chez un certain nombre de groupes se revendiquant du marxisme-léninisme. Les raisons d’une telle influence de théories complètement étrangères au marxisme dans un si grand nombre d’organisations communistes sont symptomatiques du faible niveau théorique de la majorité des cadres et des militants communistes.

Graves erreurs dans l’analyse de l’impérialisme

La bipolarisation du monde issue de la 2e Guerre mondiale et qui structura toute la période dite de "guerre froide" entre les blocs américain et soviétique, puis son unipolarisation à la suite de l’éclatement de l’URSS en 1991, jouent un rôle central dans les conceptions droitières des communistes russes (pas seulement russes). Pour schématiser, à l’époque où le monde était divisé entre un camp socialiste progressiste dirigé par l’URSS et un camp capitaliste/impérialiste réactionnaire dirigé par les USA, les choses étaient relativement simples : tous les mouvements remettant en cause la domination des USA et de l’Occident en général avaient un caractère progressiste, à l’inverse tous les mouvements dirigés contre l’Union soviétique et son influence étaient réactionnaires.

Cette appréciation, malgré sa simplification excessive, pouvait être considéré comme juste tant que l’URSS et ses alliés menaient une politique marxiste-léniniste, prolétarienne. Mais à partir de 1956 la ligne politique du PCUS (après son 20e Congrès) et des partis sous son influence directe a effectué un virement à droite vers ce que l’on a souvent qualifié de social-impérialisme.

Ce terme a été remis en question dans les polémiques entre les communistes, il est toujours sujet à des débats. Nous en donnerons une définition simple qui s’appuie sur l’analyse dialectique de l’histoire.

1re phase 1917-1945

Dans un premier temps l’URSS était l’avant-garde du prolétariat mondial, toute son activité politique était menée dans l’intérêt du renforcement de révolution prolétarienne mondiale. Le renforcement de l’URSS en tant que seul État socialiste au monde équivalait en lui-même au renforcement du socialisme en général. La 3e Internationale dirigée par les Bolcheviks éduquait les partis communistes du monde entier dans le but d’instaurer la dictature du prolétariat et le socialisme dans tous les pays en suivant l’exemple de la Grande Révolution d’Octobre 1917 en Russie.

Ainsi l’intérêt de l’URSS en tant qu’État coïncide organiquement avec l’intérêt du prolétariat comme classe sociale au niveau international. La politique de l’URSS sert les intérêts de la révolution socialiste à travers le monde et, dans ce cadre, soutient les mouvements de libération nationale : le but est d’instaurer le socialisme, première phase du communisme, dans l’ensemble des pays du globe.

2e phase 1945-1956

Après 1945 un camp socialiste constitué de plusieurs États se forme autour de l’URSS qui en devient la force dirigeante. Pour la première fois les intérêts du socialisme prennent un caractère national en ce qu’ils correspondent à l’intérêt des nations ayant choisi la voie socialiste, en plus de celui du prolétariat des pays capitalistes et coloniaux. L’Union soviétique tout en gardant son rôle dirigeant devient une nation parmi d’autres dans ce camp socialiste.

C’est un moment auquel les communistes (en particulier ceux des nouvelles Républiques Populaires) sont mal préparés, et qui entraine des flottements politiques. La réaction internationale de même que l’opposition de droite au sein des PC en profitera pour semer le trouble dans le camp socialiste (Yougoslavie 1947, Hongrie 1956 etc.).

L’époque se caractérise aussi par l’essor des luttes de libération nationale dans les colonies soumises aux puissances impérialistes. Ces luttes sont soutenues par les forces communistes qui s’efforcent d’en assumer leur direction.

Durant cette période comme durant la précédente l’Union soviétique constituera le principal point d’appui à la révolution prolétarienne, ainsi qu’aux mouvements de libération nationale devant conduire à la décolonisation.

3e phase 1956-1991

Après le 20e congrès du PCUS l’orientation de ce parti opère un violent tournant à droite tant sur le plan économique que politique. À travers un certain nombre de revirements cette politique révisionniste a pour caractéristique principale de dénaturer les liens d’intérêts précédemment énoncée. À partir de ce moment-là chaque lutte, révolution, guerre ou même élection où les alliés de la Russie sont présents (y compris s’ils n’ont rien de communiste) est soutenue dans la mesure où elle renforce la position ou sert les intérêts de l’URSS face aux USA, non plus en tant que dirigeant du camp capitaliste mais en tant que principale puissance concurrente.

Ce renversement conduit au mieux à limiter ou subordonner, au pire à éliminer la politique révolutionnaire du prolétariat, ceci au profit de la politique nationale de l’URSS, laquelle s’abritait derrière le masque de l’internationalisme, depuis longtemps renié par elle mais dont l’idée gardait une influence réelle auprès des peuples.

C’est cette phase et ce renversement qui voient naitre le social-impérialisme comme un reniement du socialisme au profit du capitalisme monopoliste d’État en matière économique; un reniement de l’internationalisme prolétarien au profit de "l’intérêt national", du nationalisme "de gauche".

Du social-impérialisme à l’impérialisme tout court

Les conséquences de ce revirement révisionniste droitier ne pouvaient être autre chose que la destruction de l’URSS en tant qu’État, et du socialisme dans un certain nombre de pays d’Europe et d’Asie ayant suivi la même voie. Cela entraina la discréditation et la perte d’influence du communisme au niveau mondial, que nous payons encore aujourd’hui.

À la lumière de ce que nous venons de décrire, on constate que la critique et l’analyse de ces éléments historiques restent partielles au sein du mouvement communiste international en général, et russe en particulier. Parmi les différents courants et tendances qui existent aujourd’hui demeure cependant un point commun essentiel hérité de la période de "guerre froide" : la caractérisation des USA comme la principale puissance réactionnaire du monde contre laquelle il faut lutter.

Nous ne remettons nullement en cause le fait que les USA sont la puissance impérialiste la plus forte et la plus réactionnaire encore de nos jours, ni qu’il faille combattre ses menées impérialistes à travers le monde, bien au contraire.

Mais de trop nombreux camarades sombrent dans un schématisme étroit purement antiaméricain qui n’a rien à voir avec la lutte antiimpérialiste telle que l’on doit la concevoir en tant que communiste, c’est-à‑dire de manière marxiste-léniniste. De ce fait ils se rabaissent au niveau de la petite bourgeoisie nationaliste et de ses conceptions étroites et sans contenu sur le "multilatéralisme", "l’équilibre international", "l’égalité des nations". Cette phraséologie est habillement utilisée par les puissances concurrentes des USA (Chine, Russie etc.) dans leurs politiques intérieure et extérieure. Les "communistes" la relayant se placent de fait à la remorque de la bourgeoisie de ces États bien plus qu’à l’avant-garde du prolétariat.

La Russie est une de ces puissances "antiimpérialistes", c’est-à‑dire concurrent de second ordre des USA dans la lutte interimpérialiste pour le repartage des sphères d’influence dans le monde, elle cultive un antiaméricanisme présent dans le peuple depuis l’époque soviétique. La bourgeoisie russe et ses idéologues dénoncent "l’impérialisme" pour autant qu’il soit américain. Cette propagande a non seulement un écho dans les milieux bourgeois et petit-bourgeois nationalistes mais aussi chez de nombreuses organisations se revendiquant communistes en Russie. Elle exerce aussi une forte influence auprès des peuples des anciennes colonies des puissances occidentales que sont principalement la Grande-Bretagne et la France, et qui rejettent de plus en plus le néocolonialisme exercé par leurs anciennes métropoles.

Cet antiaméricanisme ou antioccidentalisme unilatéral (qui est une politique partagée avec la Chine) se substitue complètement à l’antiimpérialisme marxiste-léniniste prolétarien. L’ennemi n° 1 du prolétariat mondial n’est plus le capitalisme/impérialisme en général, mais l’impérialisme américain/occidental en particulier pour la seule raison qu’il est aujourd’hui hégémonique. Voici ce que dit Guennadi Ziouganov[3], président du Comité central du PCFR, en mai 2023 [4] :

Aujourd’hui, l’Occident impérial cherche à faire revivre la pratique du colonialisme agressif. La Chine et la Russie sont devenues ses principales cibles.

Avec de telles conceptions venant du Premier secrétaire du PCFR, la bourgeoisie russe se trouve là un allié objectif de premier choix. Dmitry Novikov, vice-président du Comité central du PCFR s’exprime dans le même sens[5] :

Le KPRF (PCFR) accorde une grande attention à la politique étrangère. Nous suivons avec anxiété les évènements dans le monde et en Russie. Guidés par les idées du marxisme-léninisme et conservant en mémoire la description de l’impérialisme par Lénine, nous sommes bien conscients du danger qui pèse sur notre pays. Le capital mondial a pris sa décision de principe. Il a rendu son verdict sur la Russie, et sa décision ne dépend plus de la politique spécifique menée par le Kremlin.

Comme on le voit dans cette citation, le PCFR ne renie pas (du moins en parole) la théorie léniniste de l’impérialisme et pourtant la notion de "capital mondial" opposée à la Russie en tant que nation (sans caractère de classe), sur laquelle tomberait le "verdict" d’hostilité, est au plus haut point étrangère au marxisme-léninisme en ce qu’elle élude autant le caractère de classe de l’impérialisme que le caractère impérialiste de la Russie comme État de dictature de la bourgeoisie monopoliste en concurrence avec ce "capital mondial" c’est-à‑dire occidental. D’une référence se voulant marxiste-léniniste à la dénonciation de l’impérialisme par Lénine, l’on tombe finalement dans une vulgaire tirade contre l’hégémonie impérialiste occidentale US : ce dernier "opprime" des impérialismes plus faibles comme la Russie ou la Chine, lesquels se trouvent "empêchés" de prendre la juste part qui devrait leur revenir dans le partage du monde.

De là découle naturellement le genre de conclusion bourgeoise nationaliste de la part de D. Novikov, conclusion censée qualifier la "mission du PCFR"[6] :

Le Parti communiste de la Fédération de Russie est le parti des travailleurs. La mission du KPRF (PCFR) est de ramener la Russie sur la voie du socialisme, de rétablir l’Union des peuples frères et de rendre au peuple les droits qu’il a perdus pendant la restauration du capitalisme. L’une des conditions pour atteindre ces objectifs est d’assurer la sécurité de notre pays contre les menaces militaires des USA et de l’OTAN.

Nombreux sont les "communistes" qui, en Russie ou chez nous en France et ailleurs, souscrivent à ce genre de thèses. Ceux-là ne manqueront pas d’objecter à notre critique que la Russie est attaquée par l’OTAN, que l’alliance sous la direction des USA est une force largement plus réactionnaire au niveau mondial que ne le sont la Russie ou la Chine, qui par ailleurs s’y opposent. Ces arguments pris isolement correspondent à une part de la réalité. Les USA et leurs alliés de l’OTAN sont des fauteurs de guerre en Ukraine par leur politique d’encerclement de la Russie, comme ils l’ont été, le sont et le seront à d’autres endroits et d’autres occasions sur le globe. Mais la dénonciation justifiée de cet état de fait ne doit pas nous faire oublier à nous communistes que des États comme la Russie ou la Chine, de par le caractère de classe de leur pouvoir, sont des ennemis du prolétariat international tout aussi résolus que les USA. Seulement ont‑ils aujourd’hui les dents moins longues que leur principal concurrent, ce qui dans l’immédiat limite leur potentiel de nuisance.

Tous communistes conséquents ne devraient oublier cette citation de Lénine[7] :

[…] imaginez qu’un propriétaire de 100 esclaves fasse la guerre à un autre propriétaire qui en possède 200, pour un plus "juste" partage des esclaves. Il est évident qu’appliquer à un tel cas la notion de guerre "défensive" ou de "défense de la patrie" serait falsifier l’histoire; ce serait, pratiquement, une mystification des simples gens, de la petite bourgeoisie, des gens ignorants, par l’habile esclavagiste. C’est ainsi qu’aujourd’hui la bourgeoisie impérialiste trompe les peuples au moyen de l’idéologie "nationale" et de la notion de défense de la patrie dans la guerre actuelle entre esclavagistes, qui a pour enjeu l’aggravation et le renforcement de l’esclavage.

Aujourd’hui la Russie joue le rôle de ce pauvre esclavagiste de "seulement 100 esclaves" qui essaye au moyen de la guerre à s’assurer le contrôle sur une Ukraine ayant toujours été sous sa domination et son influence, une Ukraine ayant une importance économique et militaire considérable pour elle. Les USA eux, jouent le rôle de l’esclavagiste le plus fortuné, qui dans la course au renforcement de son hégémonie politique, économique et militaire tente ‑ entre autre par le biais de l’Ukraine (comme d’autres ex-républiques soviétiques) ‑ depuis 30 ans de saper l’influence de la Russie, notamment en Europe, et de l’encercler de bases militaires toujours plus près de ses frontières. Le rôle des communistes au niveau international n’est pas de prendre parti pour l’un ou pour l’autre de ces impérialismes, mais au contraire de les dénoncer tous les deux comme des fauteurs de guerre. La politique basée sur des positions de classe ‑ que se doit de tenir le Parti Communiste représentant les intérêts propres du prolétariat en tant que classe ‑ contre la bourgeoisie réactionnaire qui domine aussi bien aux USA qu’en Russie, est absolument incompatible avec le soutien à un quelconque impérialisme, même au motif de la "défense de la patrie". La tâche des communistes aujourd’hui ne saurait être différente que celle énoncée par Lénine lors du premier conflit mondial (1914-1918) à savoir que[8] :

Les socialistes (communistes) doivent profiter de la guerre que se font les brigands pour les renverser tous. Pour cela il faut avant tout que les socialistes disent au peuple la vérité, à savoir que cette guerre est, dans un triple sens, une guerre d’esclavagistes pour la consolidation de l’esclavage.

On pourra nous rétorquer que bien des choses ont changé depuis la guerre mondiale, que la situation n’est pas la même, que le caractère de l’impérialisme est différent de l’époque de Lénine etc. Force est de constater pour notre part qu’aucune étude un tant soit peu sérieuse sur le sujet n’a été produite par les révisionnistes de tous acabits pour infirmer les conclusions de Lénine sur l’impérialisme, ni leur éventuelle perte de validité à notre époque.

Nous ne nions pas que la situation actuelle comporte des éléments qui diffèrent des caractéristiques de l’époque de la 1re Guerre mondiale. Toutefois, en premier lieu il faut, aujourd’hui comme autrefois, "dire la vérité" : pour la Russie comme pour les USA il s’agit d’une " guerre d’esclavagistes pour la consolidation de l’esclavage". Cependant il est vrai qu’à l’égard de ces deux puissances impérialistes la conduite de "profiter de la guerre que se font les brigands pour les renverser tous" reste dans les conditions actuelles une perspective lointaine qui ne peut guider directement, pratiquement, l’action des marxistes-léninistes. De même le mot d’ordre de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ne peut être, compte tenu de la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui, un mot d’ordre pratiquement mobilisateur chez les soldats engagés dans le conflit russo-ukrainien.

Ce qui est sûr, c’est que tous les communistes du monde, au lieu de disserter à longueur d’articles pompeux sur les "nouvelles conditions" ou les "particularités" de telle ou telle situation politique, y compris ‑ comme c’est le cas dans notre sujet ‑ de politique internationale, feraient mieux de se poser la question primordiale pour un communiste : où se trouve l’intérêt du prolétariat, comment le servir dans la situation actuelle? Pour résumer : en matière d’impérialisme comme sur les autres sujets, un communiste doit baser son action sur le point de vue de la classe ouvrière et de ses intérêts, donc fondamentalement sur l’objectif de la révolution et du socialisme. Dès maintenant il faut oeuvrer à libérer le prolétariat de l’influence de la bourgeoisie "nationale" pour lui faire prendre conscience de ses intérêts en tant que classe; ces intérêts par leur nature même ne peuvent être dissociés de l’internationalisme conséquent.

L’influence néfaste du chauvinisme et du nationalisme

Un des faits les plus détestables que fait ressortir la guerre Russie/Ukraine, c’est l’influence du chauvinisme et du nationalisme chez les communistes de Russie ‑ ce que Lénine appelait "social-chauvinisme" pendant la 1re Guerre mondiale. Les communistes russes, bien qu’ils critiquent Vladimir Poutine, se prononcent en faveur de la victoire de la Russie dans cette guerre, pour différents motifs énoncés plus haut, qui relèvent tous d’un glissement vers des positions toujours plus droitières. Lénine affirme[9] :

Les partisans de la victoire de leur gouvernement dans la guerre actuelle, de même que les partisans du mot d’ordre : "Ni victoire ni défaite", adoptent les uns et les autres le point de vue du social-chauvinisme. Dans une guerre réactionnaire, la classe révolutionnaire ne peut pas ne pas souhaiter la défaite de son gouvernement; elle ne peut manquer de voir le lien entre les échecs militaires de ce dernier et les facilités qui en résultent pour le renverser.

Ce point de vue énoncé par Lénine au sujet de la guerre impérialiste mondiale de 1914-1918, les communistes russes d’aujourd’hui le connaissent surement et l’approuvent en principe. Mais dans les faits ils le renient en prétextant que la guerre actuelle aurait un caractère différent. Là encore il faudrait expliquer quelle est la différence. Eux ne raisonnent pas d’un point de vue marxiste mais d’un point de vue bourgeois, nationaliste. Tout en critiquant la politique de leur gouvernement, ils ne peuvent s’empêcher d’adopter sa rhétorique et ses conceptions car ils sont prisonniers de leur chauvinisme, qu’ils préfèrent appeler "patriotisme de gauche". Voici par exemple une explication de Viatcheslav Tetekin, membre du CC du PCFR[10] :

Pendant 30 ans, j’ai été l’un des critiques les plus actifs de la politique intérieure et étrangère de l’élite russe. Dans son caractère de classe, le pouvoir oligarchique-bureaucratique en Russie n’est pas très différent du pouvoir en Ukraine (sauf sans fascisme et le contrôle total des USA), qui a conduit ce pays dans une grave crise. Cependant, dans les cas malheureusement rares où les dirigeants de la Russie poursuivent une ligne qui répond aux intérêts historiques du pays et du peuple, le principe de la critique "automatique" n’est guère approprié.

On voit donc bien que malgré la critique "active" du pouvoir bourgeois russe "dans son caractère de classe", il subsiste chez ces "communistes" des exceptions. Le cas de l’Ukraine fait partie de ces exceptions car au bout du compte, la guerre que mène la Russie en Ukraine poursuit, pour eux, "une ligne qui répond aux intérêts historiques (non pas du prolétariat mais) du pays et du peuple". Pour cette raison, c’est-à‑dire pour sauvegarder ces soi‑disant intérêts historiques du "pays et du peuple" (l’union sacrée du prolétariat et de la bourgeoisie pour le salut de la patrie), les communistes devraient s’abstenir de toute critique "automatique".

Cette citation de V. Tetekine suffit à elle seule à démontrer le genre de positions droitières qui dominent au sein du PCFR, mais qui influent aussi sur les autres organisations communistes non seulement en Russie mais encore au plan international. La lutte de classe et les intérêts du prolétariat de Russie sont relégués au second plan au profit des intérêts "du pays et du peuple", voilà ce que l’on appelle une politique d’"unité nationale" tout ce qu’il y a de plus bourgeoise. Pour justifier le reniement du marxisme-léninisme au profit du social-chauvinisme on invoque les circonstances particulières de l’époque actuelle, qui seraient en premier lieu la pression exercée sur la Russie par l’OTAN et le caractère fasciste du régime ukrainien, enfin le risque d’anéantissement complet de la nation et du peuple russe (parfaite rhétorique nationaliste). De là il découle naturellement selon le PCFR que[11] :

Dans ces circonstances, le KPRF (PCFR) considère qu’il est extrêmement important de renforcer la sécurité nationale et la position de la Russie sur la scène mondiale.

Le PCFR et avec lui une grande majorité des communistes de Russie se trouvent donc sur des positions clairement social-chauvines dans la guerre actuelle, telles que les décrit Lénine[12] :

Le social chauvinisme, c’est la "défense de la patrie" dans la guerre actuelle. De cette position découlent, par voie de conséquence, la renonciation à la lutte de classe pendant la guerre, le vote des crédits militaires, etc. Les social-chauvins pratiquent en fait une politique antiprolétarienne, bourgeoise, car ils préconisent en réalité, non pas la "défense de la patrie" au sens de la lutte contre l’oppression étrangère, mais le "droit" de telles ou telles "grandes" puissances à piller les colonies et à opprimer d’autres peuples.

"Mieux" que cela, le PCFR se fait le champion de la défense de la patrie, critiquant le gouvernement bourgeois incapable de bien gérer le pays. Les "communistes", à défaut d’arriver au pouvoir, s’efforcent à prodiguer à celui-ci de bons conseils, l’invectivent pour qu’il fasse correctement son travail de défenseur des "intérêts de la nation et du peuple"[13] :

L’Occident a déclenché une véritable guerre d’anéantissement contre la Russie. Les conditions du salut sont la mobilisation des forces populaires et la consolidation de la société. Mais le gouvernement maintient son cap oligarchique. Cela contredit fondamentalement les intérêts de l’État et accroit la menace d’une catastrophe nationale.

On pourrait comme ça en faire des pages entières… Inutile d’insister plus pour montrer que de telles conceptions sont étrangères au marxisme-léninisme. La politique des communistes de Russie est contraire aux principes révolutionnaires du prolétariat, car dans ce conflit armé, au lieu d’exploiter les faiblesses du pouvoir bourgeois russe, et d’ouvrir les yeux aux travailleurs de Russie sur la nature de classe du pouvoir et le caractère impérialiste de la guerre, ils se fourvoient dans le nationalisme. Il en résulte que la position du PCFR et son action servent objectivement (malgré la critique teintée de rouge) les intérêts du pouvoir bourgeois russe, tout en laissant le prolétariat complètement sous l’influence du nationalisme bourgeois le plus réactionnaire et belliqueux. Le chauvinisme grand-russe et le nationalisme sont parfaitement incompatibles avec le socialisme. L’"intérêt national" ne saurait se concevoir détaché de son caractère de classe, aussi lorsque la nation est dominée par la grande bourgeoisie monopoliste, en particulier dans un État impérialiste, "l’intérêt national" ne saurait être autre chose que celui de la classe au pouvoir; sa défense ne peut être autre chose qu’un soutien apporté à cette dernière. Les communistes en tant que représentants de la classe ouvrière, lorsqu’ils suivent une ligne telle que celle suivie par la majorité des communistes de Russie placent de fait la classe ouvrière du pays à la remorque de "sa" bourgeoisie, la désarme dans sa lutte pour la révolution et le socialisme.

Un véritable Parti Communiste ne saurait être une force d’appoint au pouvoir de "sa" bourgeoisie nationale, sans quoi il cesserait d’être un Parti Communiste. Une telle politique nationaliste bourgeoise annihile de fait toute indépendance du prolétariat vis-à‑vis de la bourgeoisie et toute possibilité de victoire de la révolution prolétarienne et du socialisme; or toute indépendance et liberté réelles des nations et des peuples n’est réalisable qu’en régime socialiste, car lui seul abolira pour toujours les contradictions du capitalisme – présentes dès le départ et encore accentuées par son passage au stade de l’impérialisme – qui sont à l’origine des guerres et de l’oppression des peuples.

 



[1]. Au sein de l’URSS, la principale entité était la RSFSR ‑ République Socialiste Fédérative Soviétique de Russie ‑ qui était elle‑même un État fédéral. Avec la dissolution de l’URSS, la RSFSR s’est transformée en ce qu’on appelle couramment la Russie. Néanmoins en termes formels il s’agit de la Fédération de Russie, composée d’une multitude de "sujets" administratifs.

[2]. Pour le ROCML, voir notre analyse :

"Ukraine : l’actualité à la lumière du passé", La Voix des Communistes, avril 2022, no spécial.

https://rocml.org/vdc-2022-04-special-1/

Et un Dossier sur l’Ukraine :

https://rocml.org/home/dossiers/dossier-ukraine/

[3]. Le PCFR a été formé initialement en 1991 mais était alors traversé de plusieurs courants. En février 1993, le 2e Congrès du parti a élu un comité exécutif central avec Guennadi Ziouganov comme président. Le parti a remporté un succès inattendu aux élections législatives de décembre 1993 (12,5% des voix).

[4]. Guennadi Ziouganov, Rapport au 6e plénum conjoint du Comité central et de la Commission centrale de contrôle et d’audit, du Parti, mai 2023 (traduction du russe établie par nous).

http://sevkprf.ru/о-задачах-кпрф-по-борьбе-с-фашизмом-и-па/

[5]https://histoireetsociete.com/2021/12/19/dmitry-novikov-les-travailleurs-de-toute-la-planete-ont-un-ennemi-commun-le-capitalisme/

Il s’agit d’une interview de D. Novikov publie par le journal allemand Junge Welt. Nous reprenons le texte tel qu’il est reproduit en français sur le site https://histoireetsociete.com/.

[6]ibid.

[7]. V. I. Lénine, Le socialisme et la guerre (1915); Oeuvres, tome 21, Paris, Éditions sociales, 1973; p. 311.

https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/08/vil19150800b.htm

[8]ibid., p. 314.

[9]ibid., p. 326.

[10]. En mars 2022. Traduction du russe établie par nous.

https://kprf.ru/party-live/opinion/209160.html

[11]. G. Ziouganov, Rapport au 6e plénum…

[12]. V. I. Lénine, op. cit., p. 317.

[13]. G. Ziouganov, Rapport au 6e plénum…