Le Peuple ou la classe – il faut choisir
LA VOIX DES COMMUNISTES, no 32, 2e semestre 2024 – p. 5-8
La séquence menant des élections européennes aux élections nationales en passant par la dissolution de l’Assemblée a produit un contexte désordonné et instable au niveau des institutions parlementaires. Les diverses analyses proposées par des défenseurs de la "démocratie" montrent ‑ contrairement à leurs intentions ‑ que ce système de structuration politique a pour fonction de camoufler la dominance d’une composante particulière de la population sous l’apparence d’une gestion "équitable" de la société. Formellement, la "Démocratie" se définit comme système de gouvernement dans lequel le pouvoir est exercé par le peuple, par l’ensemble des citoyens. Les élections parlementaires sont censées permettre périodiquement à "l’ensemble des citoyens" de fixer le programme qui permettrait d’appliquer en pratique leur volonté collective. Or le déroulement effectif des élections montre régulièrement que "le peuple au pouvoir" se réduit à chaque fois à une portion partielle de la population, composée d’un mélange bâtard de groupes ayant des intérêts et des objectifs diversifiés, lesquels ne peuvent être associés entre eux qu’au prix de marchandages au cours desquels les uns et les autres font subir des accommodements plus ou moins importants à leurs prétentions. Et les citoyens qui sont représentés par des députés dont le nombre n’est pas suffisant pour avoir une place à la table de négociation, n’ont de toute façon pas voix au chapitre.
En politique, une question ‑ qui se présente sous des aspects multiples exprimant une seule et même problématique ‑ est omniprésente, celle de savoir comment concevoir sa propre position en rapport avec le pays, la nation, l’État, le gouvernement, le peuple.
La Constitution française du 24 juin 1793 [1] inclut la "Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen". L’Article 25 de cette Déclaration stipule : "La souveraineté réside dans le peuple; elle est une et indivisible, imprescriptible et inaliénable." L’Acte constitutionnel reprend ce principe dans son Article 1 et précise dans son Article 7 : "Le peuple souverain est l’universalité des citoyens français." La Constitution actuelle (de 1958) est en continuité avec cette vision, comme le rappelle par exemple la Présidence[2] :
"La République française est indivisible, laïque, démocratique et sociale". Telle est l’affirmation solennelle du premier article de la Constitution française, en une formule qui résume les quatre piliers de l’esprit républicain. Aucun individu, aucune partie de la population française, ne peut s’arroger un exercice de la souveraineté qui appartient aux citoyens français dans leur ensemble. Le peuple exerce son pouvoir de décision par la voie des représentants qu’il a élus ou du référendum.
La lutte de classe n’est pas soluble dans l’océan du "peuple"
Une opinion courante fait valoir que la République qui se dit "démocratique" n’est en réalité "pas assez" démocratique parce que le gouvernement ne respecte "pas assez" la volonté du "peuple souverain". Alors pour forcer le gouvernement à modifier sa façon de procéder et ses décisions, se déploient des mouvements revendicatifs ‑ ce qui est évidemment une nécessité élémentaire ‑, mais sont élaborées aussi diverses propositions dans l’intention d’améliorer les mécanismes de fonctionnement des institutions, notamment par le biais de référendums. Or, les efforts de mettre en pratique les théories bienpensantes butent contre des réalités fondamentales.
Affirmer que "la souveraineté réside dans le peuple; elle est une et indivisible" signifie considérer que "le peuple" forme un tout indivisé. Or, fondamentalement le contraire est vrai : le peuple français est essentiellement divisé, divisé en classes ‑ classe ouvrière et classe capitaliste. Dans le cadre de la société telle qu’elle est, le poids des deux classes (de leurs membres) pour peser sur la réalité présente et future est déterminé selon les caractéristiques propres à chacune des deux composantes : pour les capitalistes c’est la masse du capital qu’ils possèdent, tandis que pour les travailleurs c’est la force de travail qu’ils peuvent mettre au service des capitalistes. Ainsi les capitalistes sont les maitres du pouvoir, quelques soient les méandres procéduriers à travers lesquels ils s’efforcent de maintenir la fiction de la démocratie.
Certes, entre les deux "extrêmes", c’est‑à‑dire les multimilliardaires d’un côté et les travailleurs proprement dits de l’autre, existent des couches qui se distinguent par divers aspects spécifiques dans leur situation. Il y a des capitalistes acculés à la faillite, des petits artisans, des salariés occupant des postes de direction dans les entreprises, des fonctionnaires au service du gouvernement. Mais les individus formant cet éventail ne peuvent nullement s’affranchir du choix qui se réduit à deux possibilités alternatives : une vie et un avenir guidés soit par la classe des capitalistes soit par la classe ouvrière.
Il faut noter que la "Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen" stipule dans son Article 16 : "Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie." Ainsi pour le capitaliste est garanti le droit "de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, et de son industrie", c’est‑à‑dire de son capital investi, que ce soit sous forme d’entreprises propres ou d’actions ‑ ainsi que des "bénéfices" qui en résultent et lui permettent d’acquérir toutes sortes de biens dont la propriété lui est également garantie. Quant au travailleur, lui est garanti ce même droit "de jouir et de disposer à son gré de" etc. ‑ sachant que l’expression "à son gré" constitue un euphémisme au regard de ce que sont les conditions de vie d’un travailleur.
La "compétition" entre partis politiques est une illusion
Les bourgeois comme les prolétaires sont représentés en politique par toute une gamme de partis qui proposent des programmes inspirés par des objectifs plus ou moins partiels. Cependant cette dispersion ne met pas les uns et les autres sur un plan d’égalité. Les capitalistes sont en concurrence entre eux, mais se maintiennent en tant que tels : leurs capitaux sont mobiles et peuvent être investis au gré des circonstances. Les travailleurs sont aussi en concurrence entre eux, mais ce sont les capitalistes qui imposent leur pouvoir de sélection.
La réalité montre que la bourgeoisie, au-delà des divergences qui peuvent introduire des séparations en son sein, est solidaire dans le maintien d’une base commune d’intérêts. Selon les secteurs particuliers d’activité économique, les objectifs concrets des capitalistes peuvent différer, mais le point commun sera toujours l’exploitation maximum des travailleurs. La dégradation des libertés pèse sur les travailleurs et les couches populaires, pas sur la bourgeoisie. Les guerres sont déclenchées par les bourgeoisies, dont une partie se trouvera vaincue, mais de toute façon les populations ne seront jamais gagnantes. Quant à la large palette de partis qui peuvent concourir pour obtenir des sièges à l’Assemblée, ils ont en principe des raisons d’être spécifiques propres : chacun vise à promouvoir les intérêts de composants particuliers de la population, selon les cas parmi les couches populaires, ou la bourgeoisie moyenne, ou la grande bourgeoisie ‑ avec aussi des alliances entre groupes diverses. (Le cas du RN est abordé sous cet angle dans l’article ayant pour sujet les élections au Parlement européen, p. 15-21 dans le présent numéro de La Voix des Communistes.) Certes, la "bataille électorale" donne lieu aussi à des manoeuvres pas toujours bienveillants à l’égard de tel ou tel parti, mais cela n’est qu’un aspect secondaire.
Le "Nouveau Front populaire" met en évidence le fait que la classe ouvrière ne peut réaliser son émancipation dans le cadre du système politique de la "République démocratique". La situation issue des élections est particulièrement confuse. La coalition bigarrée allant du PS à LFI est condamnée à sombrer dans des tractations de compromis effaçant toute ligne conductrice claire. Même en supposant que l’insistance de vouloir former un gouvernement aboutisse, cela ne produira aucun effet valable par la suite.
Comparé aux partis politiques ‑ y compris le PCF tel qu’il est ‑, la CGT en tant qu’organisation syndicale peut représenter les travailleurs de façon authentique, dans le domaine des luttes économiques revendicatives. Néanmoins, en se plaçant sur le plan politique, elle ne fait que consolider sa soumission à la problématique inhérente à la perspective réformiste. Une lutte revendicative face aux employeurs ‑ sur les questions des conditions de travail, de salaire, de vie en dehors du travail… ‑ peut amener des résultats positifs, mais qui resteront fatalement limités en ce qu’ils ne priveront pas les capitalistes de leur prédominance au niveau de l’économie globalement.
La Révolution d’Octobre 1917 en Russie a rompu avec la démocratie bourgeoise
Voici un résumé de ces évènements historiques, dont la signification est exemplaire.
Parmi les prémisses essentielles, il faut en mentionner deux.
– En 1898 est fondé le Parti ouvrier social-démocrate de Russie. Sa scission, en 1903, lors de son 2e congrès, aboutit à l’opposition entre "bolcheviks" et "mencheviks" ("majoritaires" et "minoritaires").
– La "Révolution de 1905" durant laquelle apparaissent les soviets[3] :
Une organisation de masse d’un caractère original se forma dans le feu du combat : les célèbres Soviets de députés ouvriers, assemblées de délégués de toutes les fabriques. Dans plusieurs villes de Russie, ces Soviets de députés ouvriers assumèrent de plus en plus le rôle d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, le rôle d’organes et de guides des soulèvements. On tenta de créer des Soviets de députés de soldats et de matelots, et de les associer aux Soviets de députés ouvriers.
Après une période de reflux du mouvement ouvrier, surviennent les évènements de février 1917. À Petrograd, un groupe de députés de la Douma (Assemblée législative, dans la Russie tsariste) forme un comité provisoire, et des dirigeants du Parti socialiste révolutionnaire créent un comité exécutif provisoire du Soviet de Petrograd (dont la formation date de 1905) tout en appelant à l’élection de délégués dans les usines et les unités de soldats.
Un gouvernement provisoire est formé sous la direction du prince Gueorgui Lvov, composé majoritairement de représentants du Parti constitutionnel-démocrate (KD), ainsi que du Parti octobriste (Union du 17 octobre [1905]). Alexandre Kerenski, du Parti socialiste révolutionnaire, vice-président du Soviet de Petrograd, est ministre de la Justice. En avril un délégué menchévik sera intégré au gouvernement provisoire. Le Soviet de Petrograd reconnait la légitimité du gouvernement provisoire. Le tsar Nicolas II cède le trône à son frère, qui abdique à son tour. Dans tout le pays des soviets sont constitués, des comités de soldats, d’usine, de quartier émergent.
En avril Lénine, qui était en exil depuis 1914, réussit à rentrer en Russie. Il propose des mots d’ordre : "À bas la guerre!", "À bas le gouvernement provisoire!", et "Tout le pouvoir aux soviets!".
Progressivement, au cours de l’été et de septembre 1917, au sein des soviets les bolcheviks prennent le pas sur les mencheviks. Le 9 septembre, de nouvelles élections donnent une majorité aux bolcheviks dans presque tous les soviets des centres industriels du pays. Le 25 octobre les bolcheviks s’emparent du Palais d’Hiver (résidence officielle des tsars) et des principaux centres du pouvoir. Les 25‑26 se tient le 2e Congrès panrusse des Soviets. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires quittent la salle. Le Congrès entérine un gouvernement exclusivement bolchevik. Le 12 novembre a lieu l’élection d’une Assemblée constituante, où les socialistes-révolutionnaires dominent, les bolcheviks n’obtenant que 175 sièges sur 703. Le 5 janvier 1918, lors d’une réunion de l’Assemblée constituante, la majorité refuse d’avaliser les décrets du gouvernement. Le gouvernement décide alors de dissoudre l’Assemblée au profit du Congrès des Soviets.
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Du point de vue de la classe capitaliste en France ‑ comme ailleurs ‑ de tels évènements sont condamnables, officiellement parce qu’ils sont contraires à la "démocratie". Mais ils ont incarné la seule voie vers la libération de la classe ouvrière du système d’exploitation capitaliste.
[1]. https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-du-24-juin-1793
[2]. https://www.elysee.fr/la-presidence/les-principes-de-la-republique
[3]. V. Lénine : Rapport sur la Révolution de 1905.
http://321ignition.free.fr/pag/fr/lin/pag_002/Lenin_001.htm