Le mouvement ouvrier et son contexte
Quelques constats,
quelques réflexions
LA VOIX DES COMMUNISTES, no 33, 2e semestre 2025 – p. 4‑10
Actuellement nous traversons une période difficile pour le prolétariat et les peuples du monde entier. Des guerres sévissent dans diverses régions. Les conflits naissent pour des raisons variées, mais d’une façon ou d’une autre ils sont liés à des rivalités interimpérialistes, bien que la situation n’atteigne pas la dimension d’une troisième guerre mondiale. Le conflit entre l’Iran et Israël, marqué à la fois par son degré et son caractère, met en évidence la gravité de la situation. Les prolétariats mondiaux ne sont organisés suffisamment ‑ ni politiquement, ni syndicalement ‑ pour pouvoir faire face à l’ennemi. Surtout, il leur manque la référence à la théorie marxiste-léniniste pour atteindre la conscience d’être une classe pour soi. Partout on voit des mouvements contestataires, mais il n’y a pas un mouvement qui, en prenant pour base la théorie marxiste-léniniste, se lie avec (s’organise au sein de) la classe ouvrière.
Après la fin de l’époque ascendante de la révolution mondiale, à la suite de la dégénérescence révisionniste de l’URSS, parmi les militants d’avant-garde et les secteurs les plus avancés ‑ y compris les militants dits marxistes-léninistes ‑ la conscience au sujet du rôle de la théorie s’est érodée. Nous abordons ici le lien entre la théorie et la pratique. Nous, marxistes-léninistes, n’avons jamais adopté l’approche qui serait : d’abord élaborer une théorie "complète" et ensuite passer à la pratique. Mais les groupes ou individus qui nous critiquent selon des argumentations telles que : "le ROCML est dogmatique", "ils ne comprennent pas la situation"…, ne nous ont jamais adressé une critique sérieuse concernant nos analyses de classe et nos propositions, que ce soit pour l’unité des marxistes-léninistes, ou le travail au sein de la classe ouvrière. (Il faut souligner qu’un certain nombre des groupes se réclamant du marxisme n’ont pas procédé à la rupture idéologique avec l’histoire du PCF révisionniste.)
Dès notre congrès de fondation nous avons insisté sur le rôle de la classe ouvrière à l’égard de la fondation du parti communiste et de la révolution socialiste, et par la suite nous avons toujours cherché à respecter le principe de l’unité entre théorie marxiste-léniniste (socialisme scientifique) et le mouvement ouvrier. Malheureusement, l’avant-garde de la classe ouvrière est très loin de la compréhension à ce sujet.
La tâche de construire le parti communiste au sein de la classe ouvrière ne pourra pas être réalisée à coup de décrets. Les conditions objectives à un moment donné se caractérisent par l’état de la lutte de la classe ouvrière au quotidien, ainsi que par la portée du travail des militants communistes : les traditions de la lutte dans chaque pays, le niveau de conscience de classe parmi les ouvriers, toutes les richesses des expériences historiques qui appartiennent aux mouvements révolutionnaires. Pour fusionner ces facteurs, il n’y aura pas un schéma préétabli à suivre. En revanche il faut avoir une perspective claire, selon les principes du marxisme-léninisme.
Durant une première période les mouvements communistes d’une part et les mouvements ouvriers de l’autre évoluent et se développent selon des trajectoires différentes. Le rôle des communistes vise à faire confluer ces deux forces. À celui qui veut participer au mouvement communiste, le rejoindre, on ne demande pas de quelles origines sociales ‑ jeune, intellectuel… ‑ il vient. On demande : est-ce que vous êtes prêts à vous placer au sein de la classe ouvrière en tant que communistes tout en oeuvrant à assimiler la théorie et la pratique marxistes-léninistes. Toutefois il faut dès le début respecter une discipline, engager un travail à l’échelle nationale (centrale) afin de former les futurs militants. Ce travail ne pourra pas être réalisé dans une perspective spontanéiste. La préface de la brochure "Que faire?" de Lénine fait allusion à son texte antérieur "Par où commencer?" en résumant les éléments multiples qui interviennent à l’égard de la construction du parti communiste[1] :
[…] les trois questions posées dans l’article "Par où commencer?" À savoir : le caractère et le contenu essentiel de notre agitation politique; nos tâches d’organisation; le plan de construction menée par plusieurs bouts à la fois, d’une organisation de combat pour toute la Russie.
La construction d’une organisation communiste de la classe ouvrière demande une grande énergie et une clarté théorique qui doit être assimilée par les marxistes-léninistes. Il faudra affronter la société existante dans toute sa complexité. Comme l’écrivait Marx[2] :
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants.
Le contexte du mouvement ouvrier
à son stade actuel
Il est indispensable d’examiner en permanence l’évolution du mouvement communiste et plus généralement du mouvement ouvrier, et de réévaluer en conséquence les tâches à accomplir.
La classe ouvrière, quoiqu’il lui manque une organisation communiste marxiste-léniniste, résiste en s’appuyant sur les moyens dont elle dispose ou qu’elle arrive à constituer de façon fragmentaire. Au-delà de la lutte économique, elle donne certains exemples de pratiques internationalistes, telles que vis-à-vis de la Palestine (blocage de l’expédition d’armes), se confronte au gouvernement au sujet de certains problèmes de dimension politique nationale (comme la lutte pour la retraite à 60 ans). Elle est obligée de se mêler de la lutte contre le racisme, contre l’extrême droite. Ces aspects restent encore de maigre ampleur. Toutefois déjà cela suscite des débats politiques au sein des organisations de classe parmi les ouvriers. Or, ne serait-ce qu’en matière de syndicalisme, sans com-prendre le capitalisme on ne peut pas agir comme il le faut – et effectivement des interrogations se manifestent au sujet du rôle de l’État.
(Voir dans le présent numéro, p. 12, l’article "Les travail-leurs face à l’État et face à la société".)
Il est urgent aujourd’hui d’approfondir la théorie marxiste-léniniste. L’insistance sur la nécessité de l’approfondissement va de pair avec deux aspects étroitement liés. D’une part il faut en premier lieu assimiler les bases de cette théorie telle qu’elle a été fondée par Marx, Engels, Lénine, Staline. D’autre part, il faut constamment l’opposer aux déformations et falsifications, afin de réaliser la rupture avec toutes formes de courants nocifs : révisionniste, anarchiste, trotskiste, et autres courants petits bourgeois.
En ce sens, Lénine invoquait concrètement ‑ dans le contexte de l’époque ‑ "les paroles du socialisme authentique" face aux "chauvins"[3] :
Des éléments social-démocrates révolutionnaires existent, en dépit de tout, dans maints pays. […] Cimenter ces éléments marxistes, si peu nombreux qu’ils soient au début, rappeler en leur nom les paroles aujourd’hui oubliées du socialisme authentique, convier les ouvriers de tous les pays à rompre avec les chauvins et à se ranger sous le vieux drapeau du marxisme : telle est la tâche de l’heure.
Sans théorie révolutionnaire, il n’y aura pas de pratique révolutionnaire. Une théorie qui ne répond pas aux nécessités du déploiement de la lutte de classe à l’échelle nationale et internationale n’est pas complète, voire fausse. Comprendre le rôle de la théorie marxiste-léniniste est crucial, surtout compte tenu de l’état actuel du mouvement communiste marxiste-léniniste. On ne pourrait pas garder la continuité d’une organisation marxiste-léniniste indépendante de la bourgeoisie sans théorie marxiste-léniniste. L’indépendance de l’organisation du prolétariat est d’abord idéologique. Évidemment elle doit être politique et organisationnelle. C’est pourquoi on ne peut pas séparer les trois aspects ‑ travail idéologique, politique et organisationnel. Dans cette démarche il faut avoir en vue la constitution et le développement du parti communiste.
Sans former et construire une organisation communiste, tout travail au sein de la classe ouvrière serait en échec. Avec cette approche, le principe léniniste, la conscience scientifique seraient importés de l’extérieur, puisqu’ils ne peuvent pas être le fruit d’une pratique quotidienne spontanéiste de la lutte de la classe des ouvriers. Le mouvement marxiste-léniniste ne nie pas le rôle des mouvements spontanés, mais si les communistes ne développent pas la capacité d’analyser eux-mêmes les mouvements, ils ne peuvent pas mettre en évidence et maitriser les dynamismes du mouvement ouvrier.
Or la tâche de fonder et enrichir la théorie révolutionnaire ne peut pas être poursuivie au moyen d’une activité de formation dans le cadre de cellules dispersées considérées en elles-mêmes comme unités de base. Des camarades promeuvent ce procédé par la publication intitulée "L’Émancipation ouvrière", dont le numéro 2 est paru en juillet 2024. Ils ne comprennent pas la nature du travail théorique. Ce n’est pas simplement de lire des livres où d’écrire des articles. Élaborer une position, une orientation, doit être basé sur une analyse théorique susceptible de nous amener jusqu’à un programme.
Il est proposé d’initier un processus basé sur la formation de cercles ouvriers et de cellules en tant que cadre pour le militantisme :
Nous disons aujourd’hui, étant donné l’état de faiblesse du mouvement communiste en France, qu’il faut commencer par regrouper tous les prolétaires d’une localité donnée (ville, région…) dans des cercles ouvriers. Que les divergences théoriques soient discutées et résolues dans le cadre des cercles ouvriers. Établissement des cercles ouvriers et des cellules d’usines comme moyens de reconstituer le mouvement communiste sur de bonnes bases dans un pays où l’influence du communisme s’est effondrée à la suite de la trahison du PCF d’après-guerre. Nous commençons par la formation des cercles ouvriers et des cellules, où chaque militant à une place déterminée, où nous savons d’emblée qui est qui, milite où, à de l’influence parmi quels groupes d’ouvriers etc.
Vouloir fonder le parti communiste marxiste-léniniste à travers une activité déroulée comme "un débat libre" au sein de "cellules" formées de façon dispersée dans les usines par des ouvriers, c’est une grande illusion. Une telle entreprise (qui dans la pratique va avorter avant sa naissance) se met en contradiction avec toute la pratique historique du mouvement marxiste-léniniste international.
Les idées présentées ainsi sont des phrases lancées en l’air. Aujourd’hui même le niveau général de connaissance, de savoir, est largement insuffisant, il y a un manque de lecture poursuivie dans le temps, pas simplement occasionnelle. Avec la façon de procéder qui est proposée, le résultat en matière de théorie sera forcément confus et flou. Ce n’est pas à partir de sa propre expérience de lutte que la classe ouvrière pourrait intégrer la nécessité de la théorie ‑ apportée de l’extérieur ‑ dans la lutte quotidienne. Sans parti (organisation communiste), sans un mouvement communiste, les travailleurs ne seront pas les acteurs du développement de la théorie. Il ne faut pas mélanger la formation des travailleurs avec le développement de la théorie.
En particulier, l’approche proposée par "L’Émancipation" est marquée par une distinction dogmatique entre les "ouvriers" et les "intellectuels". D’une part elle prétend exclure les "intellectuels" des structures organisationnelles, d’autre part elle néglige l’importance de l’élaboration et du développement de la théorie marxiste-léniniste. Au cours de la période initiale du POSDR, les cercles ouvriers incluaient de nombreux militants non ouvriers. Quant à la question de la théorie, elle serait évidemment mal posée si on considère qu’elle est l’affaire des "intellectuels" et non des ouvriers. Mais inversement il est erroné de rejeter toute participation d’"intellectuels" à l’activité militante. En réalité la théorie relève du "travail intellectuel", "travail" qui peut être réalisé par un militant révolutionnaire indépendamment de son statut social. L’exemple de Joseph Dietzgen montre cette distinction : étant ouvrier et militant communiste, il a écrit un texte paru en Russie en 1869 ‑ "Das Wesen der menschlichen Kopfarbeit. Von einem Handarbeiter" (L’essence du travail cérébral humain. Écrit par un travailleur manuel); Lénine a consacré plusieurs commentaires aux écrits de Dietzgen en caractérisant les positions de celui-ci comme matérialistes.
Aujourd’hui concrètement il manque une méthode, une structure de débat entre militants marxistes-léninistes ‑ ce qui nécessite en pratique des lieux de rencontre. La divergence entre les groupes dits marxistes-léninistes ou communistes est fondamentalement théorique et idéologique. Affirmer au contraire que c’est la domination de "chefs de chapelles" qui empêche d’avancer, c’est une fausse piste. C’est une fuite devant ses responsabilités. Le lien entre théorie et pratique est très important. Le mouvement communiste s’est construit dès le départ sur cette base.
Certains problèmes de syndicalisme en France, qu’il faut analyser
Le lien entre le mouvement ouvrier et la société dans son ensemble
Avec quels moyens l’activité politique au sein de la classe ouvrière peut-elle être mise en oeuvre?
Sur cet aspect, certains syndicalistes disent "on doit faire de la politique, mais pas de politique politicienne". Cette phrase montre la timidité d’engagement des syndicalistes qui n’adoptent pas la position de classe, en face de la politique du gouvernement ou des patrons. Un syndicat peut être souple concernant les critères d’adhésion (doit l’être), mais politiquement on ne doit pas être souple. Est-ce que le gouvernement et les patrons sont souples dans l’application de leur politique et l’élaboration de leurs lois? ‑ non… Partant d’une vision apolitique on ne pourrait pas faire comprendre le fond des problèmes concernant la loi de la retraite, la suppression de la carence-maladie, des jours fériés, etc. Sans avoir une compréhension du capitalisme, de la politique de la bourgeoisie et du rôle de leur pouvoir, on ne peut pas militer comme il le faut. À cet égard il n’y a pas de "politique politicienne", il y a des politiques qui appartiennent à des classes sociales différentes. Il y a des politiques correspondant à la grande bourgeoisie, à la petite bourgeoisie, et il y a des politiques propres au prolétariat.
La bourgeoisie, en complicité avec le gouvernement et les institutions politiques, maintient l’apparence de séparation entre les deux sphères. Dans les entreprises, les directions parlent économie : budget, contexte des marchés, impôts… Les syndicats sont censés intervenir sur ces questions économiques par des revendications économiques. Pour la politique, il y a les partis avec leurs programmes. Les travailleurs, comme l’ensemble de la population, sont censés intervenir en matière de politique par l’intermédiaire des élections, parlementaires et autres. En réalité, évidemment, le gouvernement met en oeuvre les désidératas du capital, et les résultats des élections n’y changent rien.
Ainsi lutter contre les visions apolitiques est très important. Car elles constituent une barrière pour empêcher que les mouvements ouvriers prennent ‑ comme il est indispensable ‑ un caractère politique. Les militants communistes doivent montrer le lien entre chaque loi, ‑ qu’elle porte sur des questions économiques ou des mesures politiques proprement dites ‑ et la situation de la classe ouvrière. Les travailleurs doivent défendre leurs intérêts ‑ économiques et politiques ‑, y compris par l’agitation et les instances dans les entreprises. À cet égard le problème de l’abstentionnisme lors des élections politiques (parlement, etc.) se pose de manière similaire en ce qui concerne l’abstentionnisme à l’égard des élections professionnelles. Le motivations peuvent être variées, en un sens positif, ou négatif.
Ces considérations conduisent au constat que la classe ouvrière doit intervenir sur tous les sujets de la société. La classe ouvrière ne doit pas seulement lutter contre le capitalisme sous l’angle des problèmes économiques, elle doit se préparer pour prendre le pouvoir. La véritable conscience de classe implique qu’elle ne doit pas seulement s’occuper de ses propres problèmes directs, elle doit s’occuper de tous les problèmes posés dans la société en général. Autrement la classe ouvrière ne pourrait pas se présenter comme porteuse d’une alternative au pouvoir existant, celui de la classe capitaliste. (Sur ce sujet le texte "Que faire?" de Lénine constitue toujours la référence principale.)
Sur le plan politique, la Charte d’Amiens et sa déformation par la direction confédérale de la CGT est un exemple significatif de dépolitisation de classe ouvrière. Dans le contexte actuel, la teneur de la Charte est utilisée par la direction confédérale de la CGT pour rassurer les employeurs au sujet de son rapport avec la politique. Abstraction faite de la signification et des motivations concernant l’adoption de la Charte à l’origine, il faut dire qu’aujourd’hui dans chaque instance de la CGT, jusqu’au sommet, il y a des représentants de partis politiques, et que leur influence ne reste pas "neutre" en matière de politique.
Il faut montrer ‑ en général et dans tous les détails ‑ en quoi les travailleurs, et l’humanité entière, sont victimes du système capitaliste. Toutefois il y a une seule classe sociale qui représente l’avenir ‑ le prolétariat. Or sans avoir réalisé l’unité idéologique et politique, on ne peut pas lutter en tant que classe ouvrière et mobiliser d’autres couches opprimées. Dans ce sens, les communistes doivent diffuser au sein du mouvement syndical les connaissances concernant le fonctionnement du capitalisme. Sans cette pratique il n’est pas possible d’organiser le syndicalisme dans la perspective "classe contre classe".
La spontanéité et le degré insuffisant de conscience politique : voilà le vrai obstacle. Certes, malgré les difficultés, la classe ouvrière résiste en face de l’agression politique de la part de la bourgeoisie. Depuis 2010 : la lutte contre la modification du régime de retraite; ces dernières années, de multiples luttes contre les suppressions d’emplois, la détérioration des salaires et des conditions de travail… Mais ce qui manque, c’est la capacité de fédérer la lutte à plusieurs niveaux.
"Fédérer" n’a pas la même signification que "faire converger". On peut faire converger des luttes qui ont éclaté de façon éparpillée indépendamment les unes des autres : des militants des différentes entreprises prendront contact entre eux, discuteront des situations et des méthodes de lutte respectives ‑ les travailleurs en lutte des entreprises concernées se sentiront moins seuls, mais cela n’avancera pas fondamentalement la situation. "Fédérer" des luttes signifie planifier de façon méthodique et coordonnée un ensemble d’actions cohérentes, et obtenir une cohésion qui favorise le succès.
La structure concrète de l’économie
Parallèlement au manque d’unité idéologique et politique, d’autres facteurs génèrent des difficultés pour le mouvement prolétarien. La réorganisation de l’économie capitaliste qui développe de plus en plus la précarité et tend à atomiser les centres de production fragmente la classe ouvrière. Mais pour la conduite du mouvement cela ne doit pas être fatale. On doit adapter nos organisations selon les formes d’organisation de l’économie et les structures régionales.
Les aspects liés à la division du travail (grands groupes, sous-traitants, prestataires de service…) sont complexes et se répercutent sur la composition des équipes sur le lieu de travail. En particulier, le syndicalisme dans les grands groupes subit des transformations plus ou moins complexes. Des glissements dans la composition du personnel se produisent. Les embauches concernent plutôt la catégorie des ETAM-Cadres [ETAM : Employés, Techniciens, Agents de Maitrise] que les compagnons (ouvriers), tandis qu’une bonne partie de la force de travail provient de sous-traitants et d’intérimaires, ou, parfois, se conçoit comme un prêt de personnel. Ce problème ne concerne pas uniquement le secteur privé. Les restructurions dans le service public suivent la même tendance. Toutes les grandes entreprises ont été coupées en plusieurs divisions ou entreprises séparées : SNCF, RATP, EDF-GDF, etc.
La prise en compte de ces questions s’impose. Effectivement dans la CGT il y a un débat sur la façon de renforcer les organisations syndicales dans l’entreprise. Étant donné que numériquement le collège des ETAM-Cadres dépasse le collège ouvrier dans les grands entreprises, il faut se préoccuper de syndiquer ces catégories. Toutefois la majorité de travailleurs/salariés se trouve dans les petites/moyennes entreprises. Pour ces dernières, selon le DARES en 2023, 54% des établissements ne sont pas couverts par une IRP [IRP : Institution représentative du personnel] élue, et dans seulement 32% des établissements il y a un délégué syndical. Ces chiffres nous donnent un aperçu de la réalité sur le terrain. Si on prend en compte le manque de formation syndicale, le fait que certains élus fréquentent rarement ou jamais leurs syndicats, ainsi que la position et les orientations de certains syndicats (surtout sous l’angle politique), on peut mieux comprendre les difficultés de la lutte syndicale.
La division du travail, les restructurations incessantes organisées par les employeurs (pas seulement dans le secteur privé), créent une instabilité permanente pour les syndicats. Certes, à juste titre on constate globalement une insuffisance des moyens dont disposent les syndicats. Néanmoins il ne faut pas se laisser aller à une attitude pessimiste. Nous pouvons et devons aller à la rencontre des salariés sous-traitants et des intérimaires. D’ailleurs, il faut prendre en compte d’autres aspects que celui des moyens matériels. Notamment l’esprit corporatiste constitue un obstacle sérieux.
Fondamentalement la division entre les travailleurs provient de la division du travail sur le plan économique. Mais aussi, pour toutes sortes d’autres raisons, la classe ouvrière n’a jamais été homogène. Les divisions ethniques, de religion, de conscience, ne dérivent pas directement de la situation économique des individus et ne peuvent donc pas être dépassées dans le cadre de la lutte économique. Cette tâche fait partie de la lutte idéologique, de l’activité visant à l’organisation politique de la classe ouvrière. La bourgeoisie, préoccupée à maintenir son pouvoir, n’est pas dérangée par la persistance des idées rétrogrades héritées du passé. (Voir la lettre de K. Marx à Abraham Lincoln[4].) Il faut lutter contre toutes les influences qui divisent la classe ouvrière. Actuellement le premier danger provient du racisme, dont la persistance est manipulée par les milieux de l’extrême droite. Vu qu’il n’y a pas une organisation forte de la classe ouvrière, certaines catégories de travailleurs cherchent la défense de leurs intérêts auprès de courants hors des positions de classe. Ou s’organisent selon l’esprit communautaire ou religieux. Pour s’opposer efficacement à toutes ces formes de division, il faut développer la lutte de classe à tous les niveaux, idéologique, politique et organisationnel.
En ce qui concerne la question des cadres, si l’on prend comme critère simplement le nombre des élus, il semble logique de chercher le salut de ce côté-là. Mais ainsi on peut sauver "la boutique", pas le syndicalisme sérieux. La réorganisation du travail et la restructuration de la division de travail implique notamment dans les entreprises donneuses d’ordre (nombreuses parmi les grands groupes), une forte présence de cadres. Ces catégories aussi ne sont pas homogènes. Il y a des ETAM-Cadres de type technicien, administratif et bureau d’étude… et aussi les cadres qui constituent les équipes de gestion, y compris des cadres qui assument de fait un rôle de patron. On n’est pas opposé à la syndicalisation de cadres, mais ce n’est pas cela qui va sauver le syndicalisme des travailleurs (rappelons en ce sens le constat du DARES, que la majorité des ouvriers se trouvent dans les petites et moyennes entreprises, où la question des cadres n’a pas le même poids).
Le travail de syndicalisme doit se faire sur les lieux de travail, et cela aussi avec les travailleurs sous-traitants, intérimaires et vacataires. Il faut donner les moyens aux instances au plus près du lieu de travail. Il faut donc être attentif au rôle des Unions locales et clarifier le fonctionnement des syndicats d’entreprise. (Voir dans le numéro 31 de la Voix des Communistes, p. 11, une note à ce sujet.) En effet les découpages successifs des grands groupes allant dans les sens de la division en sous-entités multiplient fortement le nombre d’entreprises et les lieux de travail où se trouvent les travailleurs ‑ et aussi la différentiation des statuts. Ce morcèlement accentue les phénomènes de corporatisme et favorisent la conception personnalisée du rôle de élus au détriment du travail syndical comme activité collective.
Le rôle des Unions locales est essentiel à cet égard, ne serait-ce que pour établir et maintenir le contact avec les salariés au niveau local. Or elles n’ont pas les moyens d’assumer cette activité.
Un véritable travail syndical ne s’occupe pas que des affaires sociales par l’intermédiaire du Comité social et économique (CSE). Son rôle fondamental consiste à organiser les travailleurs avec une perspective à long terme, à guider le mouvement sur le lieu de travail afin d’aider les travailleurs à réaliser leur unité de classe.
En résumé, la question toujours d’actualité : Que faire?
Pour réaliser ces objectifs il faut construire une organisation politique, laquelle, à la fois, donne des perspectives claires et forme les militants en vue de leur tâche sur le terrain. La mise en oeuvre de la formation des militants communistes se distingue de la formation des élus syndicaux. La formation politique incombe à une organisation politique. Sans disposer de cadres politiques d’avant-garde bien formés, on n’avancerait pas. Inversement, l’activité tout au long du processus de création du parti contribue à la formation des cadres. Ce n’est pas un hasard si la bourgeoisie et aussi tous les révisionnistes rejettent le modèle de parti bolchévique. Le parti communiste doit se constituer et se développer selon son idéologie, sa politique et ses structures organisationnelles propres, indépendamment de toutes formes d’organisation et d’action de la bourgeoisie. Sans avoir une avant-garde organisée de cette façon, le prolétariat ne pourra pas diriger toutes les organisations des travailleurs (les syndicats, associations, comités de quartier…).
Pour conclure nos argumentations, référons-nous à la publication citée plus haut, "L’Émancipation ouvrière", numéro 2 :
Les membres reconnaissent le Parti communiste comme l’organisation politique supérieure des ouvriers. Le mouvement ouvrier organisé sera la base fondamentale du Parti Communiste, c’est pour cela que nous considérons la création des cercles ouvriers et des cellules d’usines comme la tâche prioritaire.
Dans cette phrase, il y a la juste caractérisation du "parti communiste comme organisation politique supérieure des ouvriers". Sans rentrer dans des polémiques, disons qu’un parti communiste peut aussi accepter des paysans pauvres (semi-prolétaires) en tant que communistes. Toutefois, sur le fond, ces camarades oublient l’histoire du mouvement communiste international. Le raisonnement qui mène à commencer la construction du parti communiste par la création de cellules est erroné. Les cellules s’organisent du haut vers le bas, pas de bas vers le haut. Évidemment par principe la cellule est la structure organisationnelle principale du parti communiste. Dans l’usine, les syndicats, le quartier, l’armée… Mais le problème d’urgence immédiate et concrète pour la classe ouvrière n’est pas de se fixer des préceptes et un plan de travail et d’entamer dès maintenant le processus de construction du parti. Dans le contexte actuel, le problème auquel il faut s’affronter, c’est le fait que l’idéologie de la bourgeoisie domine ‑ sous différentes formes ‑ au sein du mouvement ouvrier. Cela passe par un travail théorique et idéologique. La priorité pour la classe ouvrière, c’est de rejeter idéologiquement toutes les attaques contre les conceptions du socialisme, du communisme, opposées au système capitaliste.
Il est intéressant de consulter, dans le texte "Que faire?" de Lénine, la section "Engels et l’importance de la lutte théorique"[5] :
Ainsi donc, l’on voit que les grandes phrases contre l’ossification de la pensée, etc., dissimulent l’insouciance et l’impuissance à faire progresser la pensée théorique. L’exemple des social-démocrates russes illustre d’une façon particulièrement frappante ce phénomène commun à l’Europe (et signalé depuis longtemps par les marxistes allemands) que la fameuse liberté de critique ne signifie pas le remplacement d’une théorie par une autre, mais la liberté à l’égard de tout système cohérent et réfléchi; elle signifie éclectisme et absence de principes. Quiconque connaît tant soit peu la situation de fait de notre mouvement ne peut pas ne pas voir que la large diffusion du marxisme a été accompagnée d’un certain abaissement du niveau théorique. Bien des gens, dont la préparation théorique était infime ou nulle ont adhéré au mouvement pour ses succès pratiques et sa portée effective. […]
Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. On ne saurait trop insister sur cette idée à une époque où l’engouement pour les formes les plus étroites de l’action pratique va de pair avec la propagande à la mode de l’opportunisme. Pour la social-démocratie russe en particulier, la théorie acquiert une importance encore plus grande pour trois raisons trop souvent oubliées, savoir : tout d’abord, notre parti ne fait encore que se constituer, qu’élaborer sa physionomie et il est loin d’en avoir fini avec les autres tendances de la pensée révolutionnaire, qui menacent de détourner le mouvement du droit chemin. […]
Pour nous, la conclusion est claire. L’objectif est de créer un parti d’avant-garde de la classe ouvrière. Mais le processus suivra par nature plusieurs étapes; à l’étape actuelle, dans le contexte présent, la tâche à réaliser consiste à organiser ‑ du haut vers le bas ‑ l’avant-garde en vue de la construction ultérieure du parti. C’est ce qui diffère la construction du parti prolétarien de la formation d’un mouvement de masse spontané.
[1]. V. I. Lénine, "Que faire?" (février 1902); Oeuvres, tome 5, Paris, Éditions sociales, 1973; p. 355.
[2]. Karl Marx, Le 18 Brumaire de L. Bonaparte (1851).
[3]. V. I. Lénine, "Le socialisme et la guerre" (automne 1915); Oeuvres, tome 21, Paris, Éditions sociales, 1973; p. 340.
[4]. Association Internationale des Travailleurs : À Abraham Lincoln, président des États-Unis d’Amérique (Der Social-Demokrat, 30 décembre 1864).
"Tant que les travailleurs, le véritable pouvoir politique du Nord permirent à l’esclavage de souiller leur propre République; tant qu’ils se glorifièrent de jouir ‑ par rapport aux Noirs qui, avaient un maître et étaient vendus sans être consultés ‑ du privilège d’être libres de se vendre eux-mêmes et de choisir leur patron, ils furent incapables de combattre pour la véritable émancipation du travail ou d’appuyer la lutte émancipatrice de leurs frères européens."
[5]. V. I. Lénine, op. cit.; p. 375-376.