La situation actuelle du système mondial capitaliste impérialiste Puissances impérialistes dominantes, "Sud global"
et lutte pour le socialisme
LA VOIX DES COMMUNISTES, no 33, 2e semestre 2025 – p. 22‑27
Il est clair aujourd’hui que nous approchons d’un moment de bascule dans la géopolitique internationale compte tenu du développement de l’impérialisme à notre époque. L’hégémonie de ce que l’on appelle "l’Occident" est représentée en premier lieu par les USA comme seule "superpuissance" qui, depuis la dislocation de l’URSS en 1991, impose avec arrogance son "modèle" de développement et ses soi-disant "valeurs" par l’économie et par la guerre impérialiste. Or cette prédominance se voit remise en question par le développement d’autres puissances. Ces puissances qui se revendiquent volontiers du "Sud global" ou encore d’un monde "multipolaire" n’en sont pas moins elles aussi des puissances impérialistes/capitalistes qui aspirent à l’hégémonie. Leurs positions se sont suffisamment renforcées pour en faire des rivales potentielles des USA mais elles restent – pour le moment – isolement bien plus faible qu’eux. Dans cette position elles cherchent des alliées pour remettre en cause le fonctionnement du monde et les rapports de forces, pour en tirer avantage dans la lutte pour l’hégémonie.
Là encore les lois du développement du capitalisme et ses contradictions internes sont à l’oeuvre : pour continuer d’engranger des profits élevés (maintenir les taux de profits du capital) face à un marché intérieur trop étroit pour lui, l’impérialisme exporte des capitaux dans les pays arriérés du point de vue du développement économique, et exploite au maximum les peuples et les ressources naturelles des pays où il agit. Mais en même temps cet export de capitaux développe de manière accélérée les pays concernés dans la voie du capitalisme. Et si l’impérialisme est conscient de cela et tente par tous les moyens de limiter la création d’un tissu économique cohérent et solide dans les pays sous sa domination, il n’en reste pas moins qu’une évolution de ces pays se produit. Ils acquièrent une connaissance technique et scientifique, une culture intellectuelle, un développement économique et politique qui s’uniformise au niveau de la nation et que consolide la création d’un marché intérieur de type capitaliste. Le développement actuel des pays dits du Sud ‑ qui ne s’engage pas sur la voie du socialisme révolutionnaire ‑ reste malgré tout un prolongement et même à certains égards un approfondissement de la lutte de libération et de décolonisation commencée après 1945. Contrairement à ce que les communistes ont parfois pensé après la 2e guerre mondiale, le capitalisme en crise face au socialisme ascendant à ce moment avait historiquement les moyens de continuer à se développer, bien que de manière parasitaire, grâce au développement générale de cette humanité "du Sud" désormais libre qui devenait un marché gigantesque pour les quelques puissances impérialistes occidentales. Celles-ci en ont tiré et tirent toujours d’énormes surprofits qui leur ont permis de museler et de corrompre les travailleurs et le mouvement ouvrier et communiste en métropole, mais aussi de manière plus violente dans les pays sous domination.
L’impérialisme, celui US en premier lieu, a su tirer profit de cette situation et aussi de la division du camp socialiste miné par le révisionnisme, pour assoir son hégémonie au niveau mondial alors que l’URSS perdait son caractère socialiste. Celle-ci, s’étant transformée en puissance social-impérialiste, devenait ainsi un concurrent direct dans le cadre de l’économie capitaliste.
Le "Sud global" et les "BRICS" actuels sont la preuve que cette situation est en train de changer en lien direct avec les mécanismes décrits plus haut. Mais l’on aurait tort de voir là, comme malheureusement beaucoup de militants, un monde multipolaire de nations libres et égales en droit, comme une nouvelle étape de l’humanité qui se débarrasserait par-là de l’impérialisme, voire même – selon les plus illuminés – du capitalisme.
Le tort de notre époque comme de celle immédiatement après 1945, c’est d’avoir cru et de continuer à croire que le capitalisme soit arrivé au bout de son développement ‑ de penser que l’instabilité aujourd’hui chronique et toujours plus accentuée que traverse le capitalisme depuis des décennies (qui se matérialise par les crises économiques, politiques, les guerres, le banditisme, etc.) conduirait à ce qu’il s’écroule ou se transforme de lui-même. Cette conception est entièrement fausse et non marxiste. L’Histoire le démontre chaque jour un peu plus et pourtant on continue sous une forme ou une autre de lui prêter crédit. On continue de reléguer Lénine et son analyse de l’impérialisme à la marge comme un fait tout au mieux "historique", dépassé, alors même que la situation objective actuelle, loin de la contredire, lui donne au contraire raison. Ceux-là, tout en pouvant se réclamer du communisme ou seulement de l’anticapitalisme aujourd’hui confondent leur désir et la réalité, mélangent le subjectif et l’objectif et sont incapables, voire refusent simplement, de voir et comprendre la réalité de l’impérialisme aujourd’hui.
La réalité, c’est que le capitalisme, après la 2e guerre mondiale, est parvenu à surmonter la crise profonde dans laquelle il se trouvait. La lutte de libération des peuples colonisés aux quatre coins du monde ‑ par l’impérialisme anglais et français principalement, mais aussi belge, espagnol et portugais etc. ‑ a été un grand coup porté au système de l’impérialisme tel qu’il était organisé alors. Cela a rebattu les cartes, mais n’a cependant aucunement remis en cause le système capitaliste en lui-même. Au contraire, en se libérant de l’oppression coloniale les nouveaux États créés ont pu enfin librement (quoique sous influence néocoloniale) développer leur économie, c’est-à-dire leur marché intérieur quasiment inexistant avant l’indépendance. Dans leur position d’États faibles et arriérés sur les plans politique, économique et militaire ils sont restés, dans leur grande majorité, sous la tutelle de leur ancienne puissance coloniale ou se sont placés sous la domination d’une autre. Ce faisant ils sont devenus pour les grandes puissances impérialistes non plus seulement un réservoir de ressources naturelles à accaparer, mais aussi un nouveau marché pour écouler les productions et surtout investir les capitaux, ainsi qu’un réservoir de main-d’oeuvre à bon marché. Le mérite historique du mouvement communiste international, et notamment de l’URSS, de par l’influence énorme qu’il avait durant l’époque de son existence comme tel, c’est d’avoir hâté et soutenu la lutte émancipatrice des peuples opprimés par l’impérialisme. Mais il faut comprendre qu’à de rares exceptions près comme le Vietnam, ces luttes de libération ont été dirigées par la bourgeoisie nationale de ces États sur des bases nationalistes. Ces États se sont donc orientés soit volontairement soit de manière dirigée, vers un développement capitaliste bourgeois de leur économie et de leurs gouvernements.
À cela s’est ajouté la trahison révisionniste par la direction du PCUS en 1956, qui allait non seulement faire dégénérer l’URSS mais aussi diviser le mouvement communiste international, et entrainera l’écroulement de l’URSS et du même coup l’ouverture totale de son marché intérieur et l’accès à ses ressources. Puis les révisionnistes chinois ont entamé un processus similaire qui avait pour conséquence l’engagement complet de ce pays immense et peuplé dans la voie du développement capitaliste en courant après les capitaux occidentaux en échange de l’exploitation totale de ses travailleurs. C’est sur la base de ces évènements que le Capital international a pu établir et maintenir sa position dominante.
L’élargissement du marché mondial a permis au capitalisme de continuer à se développer sur la planète malgré son pourrissement, mais il n’a nullement supprimé ses contradictions internes et sa destinée historique, à savoir son renversement pour l’instauration du socialisme.
Les politiques de type néocolonialiste mises en place par les grandes puissances leur ont assuré les approvisionnements en matières premières bon marché, et l’exploitation d’une main d’oeuvre elle aussi bon marché, que ce soit dans les pays d’origine ou comme travailleurs immigrés dans les ex-métropoles. Cet état des choses est caractéristique de l’inégalité de développement entre les différents pays du globe qui est inhérente au développement capitaliste/impérialiste de l’économie. Il a permis aux grandes puissances, notamment aux puissances occidentales européennes, de maintenir des taux de profits élevés, en drainant à bas cout les matières premières et la main d’oeuvre immigré. Les surprofits engrangés n’ont pas servi seulement à l’enrichissement des dits capitalistes, mais aussi à financer les efforts pour le maintien du système capitaliste impérialiste tout entier. Ils ont été employés à corrompre les masses travailleuses en créant une aristocratie ouvrière entravée par des chaines dorées dont Marx déjà en son temps disait qu’elles étaient plus dures à casser. Ils ont mis des milliards de francs, de dollars, de livres etc. pour lutter contre l’URSS et les pays socialistes, pour corrompre les syndicats et les partis ouvriers, pour la publication et l’élaboration de journaux, de livres et de théories alambiquées qui avaient toutes pour point commun de combattre le marxisme-léninisme. On a concédé aux travailleurs des principaux pays impérialistes des miettes des surprofits tirés de l’exploitation du reste du monde, pour les neutraliser, les enfermer dans leur petit confort, tout cela dans le but précis d’émousser la lutte de classe au moment même où le mouvement communiste était devenu un danger mortel pour l’impérialisme. On a cherché à diviser la classe ouvrière sur des questions de nationalités et d’origines. Cette stratégie agressive mais pragmatique de l’impérialisme lui a permis de se maintenir en tant que système économique et politique dominant dans le monde jusqu’à aujourd’hui et de battre momentanément le socialisme. En premier lieu ce sont les puissances impérialistes historiques : USA, France, Royaume-Unis, Allemagne, Japon etc. qui ont retiré les fruits les plus juteux de cette politique de spoliation et d’oppression du reste du monde.
Cependant de nombreux pays capitalistes considérés comme des puissances secondaires voire carrément négligeables ont eux aussi profité de cette situation, pour se développer plus avant sur le plan économique, et cela jusqu’à devenir de sérieux concurrents régionaux, voire mondiaux aux grandes puissances en Amérique et Europe. Aujourd’hui le stade de développement atteint par des pays comme la Chine, l’Inde, et ‑ dans une moindre mesure du point de vue de la croissance économique ‑ de la Russie, du Brésil, de l’Indonésie, de la Turquie, de l’Iran et d’autres pays encore, entraine un accroissement des contradictions entre ces puissances ascendantes et les puissances descendantes de "l’Occident". Quelles sont ces contradictions? Parmi elles figurent l’accès aux matières premières stratégiques comme les hydrocarbures et les minerais rares, le contrôle des voies commerciales internationales, l’accès et la mainmise sur les marchés des autres pays pour y écouler leurs marchandises et y investir leurs capitaux aux dépens de leurs concurrents. Le but premier de la lutte en cours entre tous ces États capitalistes/impérialistes et qui se développe chaque jour un peu plus, c’est la lutte pour l’hégémonie mondiale, pour le repartage du monde de la manière la plus favorable pour eux. Aussi la politique de ces États ne saurait être autre chose que l’expression de leurs aspirations impérialistes et hégémonistes réciproques. Un repartage lent mais certain des sphères d’influences des grandes puissances est à l’oeuvre, et comme par le passé il nous conduit vers les crises et les guerres. Les plus criants exemples de cette lutte aujourd’hui se trouvent en Ukraine dans le conflit ouvert avec la Russie qui se bat pour maintenir son influence et garantir sa sécurité face à l’OTAN en Europe, ou encore au Moyen-Orient dans la guerre menée pour le compte des USA contre l’Iran par Israël, bourreau du peuple palestinien.
C’est une énorme erreur, malheureusement faite trop souvent par un certain nombre de militants progressistes, voire se revendiquant communistes, de voir dans cette lutte d’États "nouveaux" contre l’impérialisme occidental et US un caractère progressiste, de considérer comme "positif" l’éventualité qu’ils pourraient renverser l’hégémonie de l’impérialisme le plus puissant et néfaste de notre époque : l’impérialisme US. Certains voient par exemple dans la politique de la Chine qu’ils caractérisent même parfois de "socialiste" un caractère antiimpérialiste qu’il faudrait soutenir. Ce faisant, ils se placent à la remorque d’un impérialisme contre un autre. Les notions purement "diplomatiques" ou "géopolitiques" guident leur jugement sur une situation qu’il faut au contraire analyser sous l’angle marxiste-léniniste, véritablement révolutionnaire et prolétarien. Il y a effectivement une quantité infinie de différences de surface qui séparent par exemple, les USA de la République Populaire de Chine, ou encore la Russie de la France et de la Turquie : régime politique, diplomatie internationale, histoire, culture, structure de l’économie, militaire, etc. Nous pourrions débattre de ces points pendant longtemps sans pour autant avancer d’un pas dans notre compréhension sur le fond. Et c’est malheureusement sur ces points particuliers que s’écharpent les partisans du "Sud global" ou des "BRICS". Pour avoir une position juste, il faut avoir une vision claire de la situation et des évènements, les comprendre dans leurs interactions réciproques, comme un tout complexe mais toujours cohérent. C’est à cela que nous sert la science du marxisme-léninisme qui sait distinguer l’essence des phénomènes et en même temps saisir leur unité; et c’est notre science à nous, communistes, qui fait que lorsque nous savons en appliquer les principes vivants à la réalité qui nous entoure, nous frappons toujours juste et fort. Nous ne nous perdons pas dans les détails qui masquent la vérité aux travailleurs et les désarment de fait dans la lutte contre la bourgeoisie et l’impérialisme.
S’il est un fait objectif sur lequel nous nous accorderons, c’est que l’impérialisme le plus puissant à notre époque et cela depuis 1945 est représenté par les USA. Les USA sont la première économie du monde en chiffres brut avec un "Produit intérieur brut" (PIB) qui dépasse les 28.000 milliard de dollars, la première puissance militaire avec un budget militaire atteignant plus de 900 milliards de dollars en 2023 (plus que l’ensemble des dépenses militaires des 10 pays qui les suivent dans le classement international). Les monopoles capitalistes et les bases militaires US sont présents dans quasiment tous les pays du monde et jouent chacun à leur place leur rôle dans le maintien et l’affermissement de l’impérialisme US en tant que superpuissance hégémonique dominant l’économie et la politique mondiale. Il est incontestable que les USA constituent la force qui dans la pratique exerce la politique et l’influence le plus réactionnaire et contre révolutionnaire dans le monde aujourd’hui, et qu’il est notre devoir de la combattre sur tous les terrains et par tous les moyens. Par ses actions en Ukraine, en Iran et son soutien inconditionnel au régime israélien, par sa menace ouverte contre ses concurrents impérialistes en recourant à la guerre par procuration et jusqu’à l’intervention militaire directe contre des État considérés souverains, la politique US actuelle revêt un caractère particulièrement agressif, qui résulte d’une aggravation des contradictions interimpérialistes et qui se manifeste aussi bien en matière de politique extérieure qu’à l’intérieur des USA.
Il est aussi vrai qu’aujourd’hui cette hégémonie vieille de 80 ans est remise en cause et combattue par un certain nombre de puissances, en particulier la Chine, deuxième économie capitaliste derrière les USA, ainsi que ses alliés réunis dans l’alliance économique des "BRICS". C’est sur ce fait particulier que nos opinions divergent avec la plupart des partis ou groupes se revendiquant antiimpérialistes. Nos analyses sont fondamentalement différentes en ce que la nôtre s’appuie sur le marxisme-léninisme et la leur sur des théories partielles et inexactes. Nous communistes, voyons dans cette opposition entre les USA et leurs alliés, principalement le Royaume-Uni, l’UE et le Japon d’une part et les "BRICS" d’autre part une lutte entre deux alliances de nations impérialistes, capitalistes pour le repartage du monde. Les autres y voient une vulgaire lutte entre un groupe de nations qu’ils reconnaissent impérialistes (USA, R-U, UE, Japon etc.) et un autre groupe de nations, qui pour des raisons différentes selon les théories développées par ces partis ou groupes serait "antiimpérialiste" pour la simple raison qu’il serait opposé à l’impérialisme actuellement dominant.
Sur cette base un grand nombre de militants et d’organisations progressistes, et même certains "marxistes", ont fait leur la théorie chinoise, partagée en principe par les "BRICS" et même l’ensemble du "Sud global", selon laquelle il est temps de rénover les relations internationales sur la base du multilatéralisme, vers la création d’un monde dit "multipolaire" en opposition au monde actuel qui serait lui "unipolaire". L’élargissement des "BRICS" vers d’autres pays dits du Sud et le renforcement des puissances qui composent cette alliance serait d’après eux le meilleur moyen de lutter contre l’impérialisme et d’assurer la souveraineté et l’égalité des États et des peuples au niveau international. En raisonnant de la sorte on se place purement et simplement à la remorque de la politique de l’impérialisme chinois et des autres puissances qui composent les "BRICS", on sombre dans un opportunisme mortifère du fait qu’on ne parle pas du système économique sur lequel évoluent et se développent l’ensemble des pays du monde et plus particulièrement encore les grandes puissances impérialistes. On nie le caractère capitaliste du développement des ces pays, ce faisant on exclut totalement le rôle de la lutte des classes et du mouvement révolutionnaire auxquels on substitue de manière simpliste une lutte pour le droit des nations.
On se rapproche des erreurs de la Deuxième Internationale et de Kautsky sur les alliances "ultraimpérialistes" censées surmonter les contradictions entre les grandes puissances et assurer la paix, ou bien de la théorie chinoise "des trois mondes", dans laquelle avait été introduite la notion de hiérarchie entre impérialistes, les uns étant mauvais et les autres bon. À la base de cette théorie non marxiste, Mao Tsé-Toung substituait à la lutte de classe des considérations purement bourgeoises de géopolitique.
Lénine disait déjà il y a plus d’un siècle dans son livre "L’impérialisme stade suprême du capitalisme" au sujet de ce genre d’alliances impérialistes quelque chose de tout à fait juste en son temps et encore applicable à notre époque à savoir[1] :
Est-il "concevable" de supposer, le régime capitaliste subsistant[…], que ces alliances soient pas de courte durée, qu’elles excluent les frictions, les conflits et la lutte sous toutes les formes possibles et imaginables?
Il suffit de poser clairement la question pour voir que la réponse ne peut être que négative. Car il est inconcevable en régime capitaliste que le partage des zones d’influence, des intérêts, des colonies, etc., repose sur autre chose que la force de ceux qui prennent part au partage, la force économique, financière, militaire etc. Or, les forces respectives de ces participants au partage varient d’une façon inégale, car il ne peut y avoir en régime capitaliste de développement uniforme des entreprises, des trusts, des industries, des pays. L’Allemagne était, il y a un demi-siècle, une quantité négligeable, par sa force capitaliste comparée à celle de l’Angleterre d’alors; il en était de même du Japon comparativement à la Russie. Est-il "concevable" de supposer que, d’ici une dizaine ou une vingtaine d’années, le rapport des forces entre les puissances impérialistes demeurera inchangé? C’est absolument inconcevable.
Remplacez l’Allemagne par la Chine et l’Angleterre par les USA et vous aurez l’impression que cet extrait a été écrit aujourd’hui. Évidemment les rapports de forces entre les différents pays de la planète, et plus encore entre les différents impérialismes, évoluent constamment, et comme l’Allemagne à la fin et au début du 20e siècle, la Chine est devenue au cours du premier quart du 21e siècle une puissance impérialiste avec laquelle, du point de vue des puissances concurrentes, il faut désormais jouer des coudes. Il en est de même pour tout un tas d’États grands et petits qui ont soit gagné, soit perdu en puissance et/ou en importance stratégique. On peut donc voir de manière assez claire un antagonisme marqué se développer de la même manière qu’au début du 20e siècle entre la puissance impérialiste dominante et ses alliés (Angleterre-France/USA-UE) et une puissance impérialiste montante associée à un groupe d’alliés (Allemagne-Autriche-Hongrie/Chine-Russie). Quelles que soient les évolutions politiques, idéologiques ou encore "civilisationnelles" survenues entre ces deux périodes historiques, il n’en reste pas moins un point commun entre tous ces États et ces deux époques : le capitalisme constitue la base économique et politique du développement de ces pays et que par conséquent ils sont sous l’influence des mêmes lois inhérentes à ce système économique. De la même manière qu’il y a près de 100 ans en arrière, il se profile actuellement le spectre d’une nouvelle guerre impérialiste mondiale; de la même manière, la victoire d’un impérialisme sur un autre ne pourra rien amener de bon à la cause du socialisme et aux peuples du monde; et enfin de la même manière la seule tâche des communistes dans ces condition ne pourra être autre chose que la lutte sans concession contre l’impérialisme au sens universel du terme, pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile révolutionnaire. Se placer du côté d’un impérialisme ou de l’autre, sous un quelconque prétexte bourgeois, c’est trahir la cause de la révolution et du socialisme, et cela aussi malheureusement s’est déjà vu.
Il est un dernier point que nous voudrions développer, et qui porte sur une des particularités trop sous-estimée à notre sens de l’impérialisme au 21e siècle, c’est la quantité d’États qui sont désormais partie prenante au partage du globe, soit en tant que grande puissance impérialiste (USA, Chine, Russie etc.) soit en tant que puissance plus faible que l’on qualifie parfois d’impérialisme "régional" (Turquie, Iran, Brésil etc.). Même si la deuxième catégorie reste souvent fortement sous la dépendance ne serait-ce que partielle de la première, elle est désormais en mesure au vu de son développement économique, politique et militaire de demander sa part du gâteau, et cela change beaucoup de choses. Notamment c’est un facteur de plus de l’aggravation de la situation économique du capitalisme au niveau mondial et de la montée des tensions internationales, parmi elles le risque de guerres et de la réaction à l’intérieur des États, notamment des États impérialistes[2] :
L’impérialisme est l’époque du capital financier et des monopoles, qui provoquent partout des tendances à la domination et non à la liberté. Réaction sur toute la ligne, quel que soit le régime politique, aggravation extrême des antagonismes dans ce domaine également : tel est le résultat de ces tendances. De même se renforcent particulièrement l’oppression nationale et la tendance aux annexions, c’est-à-dire à la violation de l’indépendance nationale (car l’annexion n’est rien d’autre qu’une violation du droit des nations à disposer d’elles-mêmes).
Le développement de ces tendances de l’impérialisme s’applique aussi à ces nouvelles puissances de moindre importance entrées en scène à notre époque, et cela par le fait même que le capitalisme et l’impérialisme étranger lui-même ont participé directement bien que sans le vouloir à cette évolution. Un peu plus loin Lénine cite Hilferding en disant[3] :
Hilferding note très justement la liaison entre l’impérialisme et le renforcement de l’oppression nationale. "Pour ce qui est des pays nouvellement découverts, écrit-il, le capital importé y intensifie les antagonismes et suscite contre les intrus la résistance croissante des peuples qui s’éveillent à la conscience nationale; cette résistance peut facilement aboutir à des mesures dangereuses dirigées contre le capital étranger. Les anciens rapports sociaux sont foncièrement révolutionnés; le particularisme agraire millénaire des "nations placées en marge de l’Histoire" est rompu; elles sont entraînées dans le tourbillon capitaliste. C’est le capitalisme lui-même qui procure peu à peu aux asservis les voies et moyens de s’émanciper. Et la création d’un État national unifié, en tant qu’instrument de la liberté économique et culturelle, autrefois but suprême des nations européennes, devient aussi le leur. Ce mouvement d’indépendance menace le capital européen dans ses domaines d’exploitation les plus précieux, ceux qui lui offrent les plus riches perspectives; et il ne peut maintenir sa domination qu’en multipliant sans cesse ces forces militaires."
Aujourd’hui ce processus est beaucoup plus avancé qu’à l’époque où ces lignes ont été écrites, et dans un monde fini ‑ autant du point de vue géographique qu’en ce qui concerne les ressources naturelles ‑ l’arrivée de ces nouveaux venus (nous avons cité des États comme la Turquie ou l’Iran, mais encore l’Indonésie, le Vietnam, l’Afrique du Sud, l’Arabie Saoudite, le Maroc etc. et bientôt un certain nombre d’États d’Afrique noire, très en retard car restés bien plus longtemps sous le joug néocolonial quasi exclusif de leurs anciennes métropoles) provoque déjà une profonde accentuation de la crise du système de l’impérialisme. Car pour assurer leur hégémonie et leurs énormes surprofits permettant l’accroissement constant de la force militaire et le maintien de la corruption d’une couche suffisante du prolétariat et des travailleurs en général, les grandes puissances impérialistes ne peuvent pas se permettre de faire de véritables concessions à ces nouveaux États capitalistes qui se renforcent et entendent bien prendre leur part. Il va donc de soi que le développement de ces pays ne pourra se faire qu’au détriment des grandes puissances impérialistes, qu’il s’agisse des USA, de l’UE ou même de la Chine. Ce développement entrainera toujours plus de tension sur les ressources stratégiques et sur tout un tas d’autres ressources qui gagneront vite en importance au cours de ce siècle; il aggravera aussi la crise des débouchés pour l’écoulement des marchandises venant des principales puissances impérialistes industrialisées, car en se développant ces États seront en mesure de fournir peu à peu une partie importante de leur marché intérieur. Cette situation en train de se créer actuellement devrait inévitablement conduire à de très graves tensions et des conflits militaires encore plus importants au sein de l’impérialisme dans les prochaines années, et en même temps aggraver la situation économique et matérielle des travailleurs des grandes puissances actuelles, qui vivent bien au-dessus de leur moyen grâce à l’exploitation perpétuée depuis 150 ans sur le reste des peuples de la planète[4] :
Si l’on n’a pas compris l’origine économique de ce phénomène, si l’on n’en a pas mesuré la portée politique et sociale, il est impossible d’avancer d’un pas dans l’accomplissement des tâches pratiques du mouvement communiste et de la révolution sociale à venir.
[1]. V. I. Lénine, "L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme" (avril 1917); Oeuvres, tome 22, Paris, Éditions sociales, 1960; p. 318.
[2]. Op. cit., p. 320
[3]. idem.
[4]. Op. cit. ‑ Préface aux éditions française et allemande (juillet 1920); p. 211.