La social-démocratie
face au national-socialisme allemand et à l’austrofascisme

LA VOIX DES COMMUNISTES, no 33, 2e semestre 2024 – p. 40‑46

Au stade actuel, un problème auquel nous sommes confrontés en permanence et à tous les égards est le faible niveau de conscience de classe parmi les travailleurs. Une tâche essentielle consiste donc à oeuvrer à améliorer la situation sous cet aspect. Mais l’objectif à atteindre ‑ la révolution prolétarienne ‑ nécessite que la classe ouvrière soit à la fois consciente et organisée en un parti, son parti. En cherchant à avancer vers la réalisation de ces deux facteurs il faut, en fait, les traiter comme indissolublement liés.

La bourgeoisie a toujours su, et sait encore, se servir de la diffusion d’idées erronées au sujet de la société capitaliste et son propre rôle. Ce qu’on appelle le réformisme en est l’une des principales manifestations.

L’épisode "Nouveau Front populaire" qui s’est déroulé autour des élections de juin dernier s’est placé très concrètement dans la perspective formulée par Otto Bauer, dirigeant du SDAPDÖ (Parti ouvrier social-démocrate d’Autriche allemande) à l’époque entre les deux Guerres mondiales : "gagner l’âme de la majorité du peuple" pour "conquérir le pouvoir d’État par la décision du suffrage universel". (Voir dans le présent numéro, p. 19, la section "La République démocratique parlementaire" de l’article "Les travailleurs face à l’État et face à la société".) Les espoirs de ce genre se sont fait jour à maintes reprises depuis la formation des États de "république démocratique", et n’ont jamais dépassé le stade de l’imagination optimiste.

La sempiternelle invocation du programme du Conseil national de la résistance ne peut nullement confirmer l’interprétation de la réalité présentée par les réformistes. L’existence d’un système d’assurance maladie et chômage est certes essentielle pour les travailleurs, et ses caractéristiques définies par le CNR doivent être défendues par l’action du mouvement ouvrier. Mais ni les élections au Parlement ni les combats autour de la "sécurité sociale" ne peuvent éradiquer fondamentalement les maux engendrés par le système capitaliste. En effet, incontestablement, le fonctionnement du système de sécurité sociale est en permanence déstabilisé, dégradé, sous l’effet de mesures gouvernementales. Et dès le départ il était évident que ‑ malgré les conditions favorables à l’époque du CNR ‑ rien n’était écrit dans le marbre.

Au-delà des enjeux ponctuels, concernant les élections parlementaires le passé montre que même si le "meilleur" ‑ du point de vue réputé "progressiste" ‑ gagne, le Capital continue à exercer le pouvoir : même quand dans un tel cas de figure une première étape de faux-semblants peut donner l’impression d’affrontement entre d’un côté les forces politiques portées ainsi au gouvernement et de l’autre les forces bourgeoises, cela finit toujours par "s’arranger" ‑ le Capital impose sa loi.

Dans la période actuelle de la lutte de classe, les forces réformistes ‑ tel que le PCF ‑ constituent un obstacle à l’avancée vers le renversement du pouvoir de la bourgeoisie. Cependant les péripéties passées de la lutte de classe ont montré que, lorsque l’affrontement atteint un degré élevé, les réformistes ne constituent pas simplement un obstacle, mais se retournent ouvertement contre les travailleurs en lutte.

Exemple : Allemagne, années 1930

En Allemagne Adolf Hitler et son parti, le NSDAP (Nationalsozialistische deutsche Arbeiterpartei), installent un pouvoir dictatorial en mars 1933. C’est l’aboutissement d’un processus. Les 8 et 9 novembre 1923 Hitler avait organisée une tentative de coup de force, mise en scène dans une brasserie de Munich, le Bürgerbräukeller. Il a échoué. Le 14 septembre 1930, le Parlement allemand a été dissous suite à des dissensions sur l’assurance-chômage. Aux législatives qui suivent, le NSDAP avait atteint à 18,3 % des voix.

Le 11 octobre 1931 l’"opposition nationale" s’est réunie à Bad Harzburg à l’initiative d’Alfred Hugenberg, président du parti conservateur de droite DNVP (Deutschnationale Volkspartei) depuis 1928. Outre le NSDAP, participaient également à ce mouvement de rassemblement de droite le "Stahlhelm" ("Casque d’acier", une organisation d’anciens combattants), l’Alldeutscher Verband (Union pan-allemande), le Reichslandbund (Ligue rurale nationale) et des personnalités de la droite conservatrice. L’ancien président de la Reichsbank (Banque nationale) Hjalmar Schacht et le général Hans von Seeckt en faisaient partie. Les dirigeants de l’extrême droite soulignaient leur volonté commune de renverser le cabinet présidentiel du chancelier Heinrich Brüning.

Le 26 février 1932 une motion de censure contre la politique économique du gouvernement Brüning, déposée par le NSDAP, le DNVP et le DVP, échoue.

Ce même jour, le SPD publie un appel en vue des élections présidentielles qui auront lieu les 13 mars/10 avril 1932 [1] :

Battez Hitler!

Au Parti! Camarades!

La tentative de la droite de conquérir le pouvoir gouvernemental au Reichstag, a échoué. Repousser leur assaut sur la présidence du Reich est la tâche suivante.

Le 13 mars, le choix porte sur quatre candidats: Hitler, Duesterberg, Hindenburg et Thälmann (Ernst Thälmann, secrétaire général du KPD – Parti communiste d’Allemagne). Parmi ces candidatures, seules deux sont sérieuses : Hitler et Hindenburg.

Le 13 mars le peuple Allemand est placé devant la question si Hindenburg doit rester ou s’il doit être remplacé par Hitler. […]

Contre Hitler! Voilà la consigne du 13 mars. Il n’y a pas de faux-fuyant!

Le Parti social-démocrate ne veut pas obscurcir la clarté de cette décision. C’est pourquoi il a renoncé à présenter une candidature pour le premier tour, qui aurait eu pour but de compter les voix. […]

Chaque voix qui est donnée contre Hindenburg, est une voix pour Hitler.

Chaque voix qui est arrachée à Thälmann et dirigée vers Hindenburg, est un coup contre Hitler!

Les communistes, qui font la propagande pour Thälmann, […] luttent pour la partie la plus réactionnaire de la bourgeoisie, contre les parties plus progressistes de la bourgeoisie et contre la classe ouvrière. [Souligné par nous – ROCML] […]

Lors de l’élection présidentielle, Hindenburg obtient 53 % des voix au second tour et est ainsi réélu président du Reich. Hitler obtient 36,8 %, Thälmann 10,2 %.

Le 31 juillet 1932 ont lieu des élections législatives. Le NSDAP obtient 37,3 % des voix, loin devant le SPD (21,6 %).

Le 30 janvier 1933 le président Hindenburg nomme Hitler chancelier.

Ce même jour, le SPD publie un appel du comité directeur et du groupe à l’assemblée nationale[2] :

Peuple travailleur! Républicains!

Avec le cabinet Hitler-Papen-Hugenberg, c’est la résurrection du Harzburger Front.

[…]

L’heure exige l’unité du peuple travailleur tout entier pour la lutte contre les ennemis réunis. Elle exige d’être prêts à l’engagement des forces ultimes et extrêmes.

Nous menons notre lutte sur le terrain de la constitution. Nous défendrons les droits politiques et sociaux du peuple, qui sont ancrés dans la constitution et la loi, contre toute attaque, par tous les moyens. Toute tentative du gouvernement, d’utiliser ou de maintenir son pouvoir en allant contre la constitution, se heurtera à la résistance extrême de la classe ouvrière et de tous les cercles de tendance libérale. [Souligné par nous – ROCML] Toutes les forces doivent être tenues prêtes pour cette lutte décisive.

[…]

Et dans l’organe du SPD Vorwärts parait un article le même jour, 30 janvier 1933 (extraits)[3] :

Face à ce gouvernement de menace de coup d’État la social-démocratie et tout le Eiserne Front (Front de fer)[4] se tiennent les deux pieds sur le terrain de la constitution et de la légalité. Elle ne fera pas le premier pas pour s’éloigner de ce terrain. La lutte la plus sévère contre ce gouvernement, elle la mènera plutôt en mettant à profit tous les moyens constitutionnels et légaux. Elle laisse exclusivement à ses adversaires la responsabilité pour l’éclatement d’une lutte qui des deux côtés ne serait plus menée avec les armes normales de la lutte politique. [Souligné par nous – ROCML] […]

Le jour suivant, le 31 janvier, se tient une session commune entre le bureau et des membres du groupe à l’assemblée nationale, du SPD, ainsi que des représentants du Eiserne Front (extraits) :

Rudolf Breitscheid, du SPD[5] :

[…]

Tout en reconnaissant pleinement l’inéluctabilité des évènements, nous ne devons pas passer à côté de la responsabilité de ceux qui ont contribué à accélérer ce développement. D’une part, les national-socialistes l’ont fait en combattant la démocratie et en proclamant la dictature. […] Cependant il était criminel que les communistes faisaient pareil. Au même titre que les national-socialistes, ils ont fait front envers la démocratie et ses supports, notamment contre la social-démocratie qu’ils dénigraient constamment comme le pire des ennemis [Souligné par nous – ROCML] […].

[…]

Si Hitler dans un premier temps se tient sur le terrain de la constitution, même si cela puisse être cent fois de l’hypocrisie, il serait erroné si nous lui fournissions l’occasion de violer la constitution, si nous l’éloignions du terrain du droit […]. Si Hitler emprunte la voie de la constitution, il se trouve à la tête d’un gouvernement de droit, que nous pouvons et devons combattre, plus encore que les précédents, mais le fait est que c’est alors un gouvernement constitutionnel, de droit. [Souligné par nous – ROCML]

[…]

Le KPD obtient 12,3 % des voix lors des élections au Reichstag (Parlement) du 5 mars 1933, le SPD 18,3 %, le Zentrumspartei (Parti du Centre) et le BVP (Parti populaire bavarois), deux formations modérément conservatrices, 13,9 %, tandis que le NSDAP et le DNVP sont respectivement crédités de 43,9 % et de 8 % des suffrages et forment donc un gouvernement de droite.

Le 6 mars 1933, le service de presse social-démocrate publie un article de Friedrich Stampfer, du SPD[6] :

Un jour de gloire dans l’histoire de la social-démocratie allemande ‑ voilà ce qui est et restera pour tous les temps le 5 mars 1933. […]

Pour les vainqueurs officiels du jour, les messieurs du Harzburger Front, pour eux aussi il ne peut être indifférent, quelle attitude adopte la social-démocratie comme parti d’opposition le plus fort. […]

Les messieurs ont maintenant la majorité dans le Reich et en Prusse. Ils sont nommés par le président du Reich et confirmés par le peuple. Ils n’ont qu’à être un gouvernement légal, alors il va tout à fait de soi que nous sommes une opposition légale. Qu’ils fassent adopter par leur majorité quoi que ce soit qui peut être adopté dans le cadre de la constitution, nous nous confinerons au rôle de critique objective jusqu’à ce qu’un jour le peuple fasse appel à nous pour un autre rôle. [Souligné par nous – ROCML]

Par la victoire des partis du gouvernement la possibilité a été établie de gouverner en s’en tenant strictement à la constitution. Des écarts par rapport à elle ne pourraient maintenant plus être motivés par l’incapacité de travailler du parlement ou la situation critique de l’État. Une application étendue de l’article 48 [7] n’est peut pas être justifiée, alors que la machine de la législation normale obéit au gouvernail du gouvernement.

[…] L’élection a montré que le peuple allemand, aujourd’hui, est partagé en deux parties approximativement égales, dont l’une veut maintenant gouverner, tandis que l’autre doit tolérer d’être gouvernée. […]

Le mouvement ouvrier restera toujours en Allemagne un facteur politique. Nous ne songeons pas à dissimuler nos objectifs. Nous voulons arriver à la socialisation en passant par la démocratie. Notre opposition contre les maitres d’aujourd’hui, nous voulons ni l’affaiblir ni la camoufler, nous déclarons la guerre la plus catégorique à toute politique hostile aux travailleurs. Nous disons seulement que notre manière, depuis des décennies, est de lutter par des moyens légaux et avec objectivité. [Souligné par nous – ROCML] […]

Le même jour, 6 mars, dans la publication du SPD Freies Wort parait un article[8] :

[…] et qui contre le gouvernement Hitler-Papen, conseillerait le recours à des moyens non conformes à la constitution, se mettrait dans son tort moralement. [Souligné par nous – ROCML] […]

Le 23 mars, après l’arrestation de 4.000 opposants, le nouveau parlement vote la loi des pleins pouvoirs pour Hitler.

Albert Grzesinski (SPD) écrit dans ses Mémoires, rédigés en 1933/1934 [9] :

De par l’attitude outrancière dans tous les domaines, de par l’incapacité de ses dirigeants qui avec le temps se manifeste toujours plus ouvertement, le fascisme en Allemagne s’enlisera fatalement dans un temps prévisible. Viendra alors comme relève la dictature militaire ayant pour objectif la monarchie? Ou le bolchévisme? Voilà la question. Je pense que chaque jour qui passe avec Hitler continuant à gouverner, prépare le bolchévisme en Allemagne. Plus tôt Hitler et son régime tombent, plus faible sera le danger bolchévique pour l’Allemagne et pour le monde. [Souligné par nous – ROCML]

Exemple : Autriche, années 1930

Les faits

En avril 1923 a été fondé le "Republikanischer Schutzbund" ("Ligue républicaine de protection") autrichien, une organisation militaire prolétarienne issue des groupements d’ordre du conseil ouvrier, et des défenses d’ouvriers et d’usines, des années 1918 et 1919. Par les circonstances de sa création et par la composition de ses membres il était lié au SDAPDÖ (Sozialdemokratische Arbeiterpartei Deutsch-Österreichs); à son apogée, en 1928, il comptait 80.000 membres. Les membres étaient formés à l’utilisation des armes et un grand nombre d’armes étaient disponibles dans des dépôts secrets.

En mars 1933, les cheminots autrichiens se mettaient en grève. Le 4 mars, le Parlement devait voter sur les mesures à prendre contre les grévistes. Le chancelier Engelbert Dollfuß utilisait des prétextes liés au règlement intérieur et déclarait l’"autodissolution" du Parlement. Le gouvernement chrétien-social s’appuya alors sur le droit d’ordonnance d’urgence, établi par la loi d’habilitation de l’économie de guerre de 1917 et jamais formellement aboli, donc sans législation parlementaire. Il faisait supprimer la Cour constitutionnelle, restreindre la liberté de presse et d’opinion et décrétait l’interdiction de la grève. Le Schutzbund a été interdit.

Le 21 janvier 1934, la vente du journal social-démocrate Arbeiter-Zeitung a été interdite, trois jours plus tard, les social-démocrates ont été définitivement dépossédés de leur pouvoir, et l’ordre a été donné de perquisitionner les locaux du parti et les appartements à la recherche d’armes du Schutzbund. Les membres du Schutzbund résistent par la force des armes.

Le 12 février la police appuyée par l’armée effectue une opération de recherche d’armes au siège régional du parti et du Schutzbund dans la province de Haute-Autriche. Ainsi éclate un soulèvement qui s’étend sur une large partie du pays, notamment la capitale Vienne. Il sera vaincu au bout de quatre jours de combats sanglants.

Jusqu’aux derniers jours précédant les évènements de février, Karl Renner, Otto Bauer et d’autres responsables du SPÖ avaient fait des offres d’apaisement au gouvernement Dollfuß. La lutte s’est déroulée dans des conditions extrêmement défavorables dès le début, par la faute et les négligences des dirigeants social-démocrates : la plupart des commandants supérieurs du Schutzbund avaient déjà été arrêtés auparavant, ce qui a rendu inaccessibles de nombreux dépôts d’armes secrets; la grève générale absolument nécessaire de la masse des travailleurs n’a pas eu lieu ou seulement de manière incomplète; les membres du Schutzbund ont rejoint les points de rassemblement préétablis pour s’armer, mais la consigne des dirigeants était de rester sur la défensive et d’agir uniquement au cas où ils seraient attaqués directement.

Le KPÖ (Parti communiste d’Autriche) n’a pu prendre qu’une part limitée aux combats, les communistes n’ont pas eu accès aux stocks d’armes du Schutzbund.

Le soulèvement a été suivi de l’interdiction du SPÖ, des syndicats, de toutes les organisations ouvrières social-démocrates ainsi que des représentations communales et régionales dirigées par les sociaux-démocrates.

Avec une nouvelle constitution du 1er mai 1934, l’Autriche est devenue un État gouverné de manière autoritaire : il n’y avait plus qu’une seule organisation politique, le "Vaterländische Front" (Front patriotique), tous les autres partis étant interdits. Le chef national du Vaterländische Front était Dollfuß. Il n’y avait pas d’élections, le gouvernement devait être conseillé par des représentants des corporations ("Stände"), mais cela n’a pas été mis en oeuvre. De fait, Dollfuß a continué à gouverner de manière dictatoriale à l’aide de décrets.

Les errements du SDAPDÖ, exposés par Otto Bauer

"Révolution et contrerévolution en Autriche", 1934
(Extraits)[10]

Depuis le 7 mars 1933, date du coup d’État du gouvernement Dollfuß-Fey, la social-démocratie autrichienne a fait les plus grands efforts pour permettre une solution constitutionnelle pacifique à la crise politique.

Pendant onze mois, la social-démocratie a fait preuve de la plus grande retenue. Elle n’a pas répondu par une résistance violente à l’élimination du Parlement et à l’établissement d’un régime absolutiste d’ordonnances d’urgence, à la dissolution du Republikanischer Schutzbund, à toute une série d’ordonnances d’urgence qui, de manière anticonstitutionnelle, supprimaient le droit de réunion des ouvriers, la liberté de la presse, réduisaient les acquis sociopolitiques des ouvriers, privaient l’administration communale social-démocrate de Vienne de ses revenus et la rendaient ainsi inefficace. Au contraire, elle a toujours fait tous les efforts, jusqu’à ces derniers temps, pour parvenir à des négociations avec le gouvernement Dollfuß et avec l’aile non fasciste du parti chrétien-social en vue d’une entente pacifique pour la formation d’un front uni contre les nationaux-socialistes.

[…]

L’exaspération des ouvriers se retournait de plus en plus contre la politique attentiste et compréhensive de la direction du parti. Des parties vigilantes des membres du parti réclamaient de plus en plus violemment le coup d’envoi. Malgré cela, le comité directeur du parti s’en tenait à la ligne déjà définie en automne par le congrès : le parti ne devrait donner le mot d’ordre de grève générale qu’en cas d’extrême urgence, si le gouvernement imposait une constitution fasciste, s’il destituait le gouvernement régional et l’administration communale de Vienne, s’il dissolvait le parti ou mettait les syndicats au pas. Tant que l’un de ces quatre cas ne se présenterait pas, les tentatives de solution pacifique devraient être poursuivies patiemment. Mais depuis des mois, le comité directeur du parti a eu de plus en plus de mal à faire comprendre aux ouvriers acharnés la nécessité de cette politique d’attente.

Durant l’ultime semaine, les signes indiquant que le gouvernement s’apprêtait à porter un coup décisif à la démocratie et aux travailleurs se sont multipliés. […] Un coup d’État fasciste semblait imminent.

Les jours mêmes où les Heimwehren formulaient ces exigences ultimes, le ministre de l’Intérieur Fey faisait arrêter à Vienne et dans les Länder les dirigeants du Republikanischer Schutzbund des différentes localités et districts et faisait démanteler, tant à Vienne que dans les environs immédiats de Vienne, les dépôts d’armes du Republikanischer Schutzbund qui avaient été portés à la connaissance de la police. Cela devait naturellement donner l’impression aux ouvriers que les Heimwehren, au moment même où ils se lançaient dans leur putsch contre la démocratie, cherchaient à rendre les ouvriers sans défense et à désorganiser le Schutzbund en arrêtant les dirigeants locaux. […] Ces évènements ont suscité dans le monde ouvrier l’opinion suivante : l’adversaire veut, dans les prochains jours, sous la pression de la Heimwehr, "mettre au pas" les gouvernements régionaux et les administrations communales. Il prépare un coup contre le parti. Il prépare une constitution fasciste qui veut abolir le droit de vote universel et égal et supprimer le droit d’organisation libre et le droit de grève des travailleurs. Dans cette situation, nous ne pouvons plus nous laisser désorganiser par l’arrestation des dirigeants du Schutzbund et désarmer par la confiscation de dépôts d’armes, si nous ne voulons pas nous retrouver en quelques jours sans défense, incapables de lutter, face à un coup d’État fasciste.

Malgré cela, le comité directeur du parti s’en tenait encore à sa ligne. Il estimait nécessaire que les ouvriers attendent les résultats des négociations annoncées pour le lundi 12 février 1934 entre le chancelier fédéral et les gouverneurs des Länder au sujet des revendications de la Heimwehr, et qu’ils ne se mettent pas en mouvement tant que l’un des quatre cas dans lesquels, selon la décision du congrès, une lutte défensive est inévitable pour protéger l’ordre constitutionnel, ne se présente pas. Dimanche encore, des fonctionnaires de la direction du parti ont donné des instructions en ce sens à des camarades qui rendaient compte de l’état d’esprit agité des ouvriers et les ont vivement mis en garde contre toute attaque déclenchée de leur propre initiative. Mais l’excitation des masses avait atteint un tel degré que ces mises en garde de la direction du parti ne pouvaient plus être suivies d’effet. Lundi matin, lorsque la police de Linz voulut à nouveau saisir des armes et arrêter des dirigeants du Schutzbund, deux jours après que les Heimwehren de Linz eurent remis au gouverneur du Land, en le menaçant de leurs armes, la revendication ultime de la mise au pas du gouvernement du Land et de la dissolution des administrations communales sociales-démocrates, les ouvriers de Linz se mirent en action.

Mais à Vienne aussi, dès le lundi matin, l’agitation était grande parmi les ouvriers.

Dimanche, à Floridsdorf, le quartier le plus industriel de Vienne, le camarade Stockhammer, un président de comité d’entreprise particulièrement respecté par les ouvriers de Floridsdorf, a été arrêté. Lundi matin, les ouvriers des entreprises de Floridsdorf ont exigé une grève de protestation contre cette arrestation. Alors qu’on en discutait encore dans les entreprises, on a appris que des combats de rue avaient déjà lieu à Linz. Il n’y avait plus rien à faire. Les ouvriers viennois avaient le sentiment qu’ils ne pouvaient pas abandonner les habitants de Linz et de Haute-Autriche, qu’ils ne pouvaient pas les laisser seuls dans la lutte, si l’ensemble des ouvriers ne devait pas être mis sans défense d’un endroit à l’autre et être ensuite incapable de se battre face au coup d’État qui devait avoir lieu le lendemain. C’est ainsi que les évènements ont suivi leur cours.

Si le comité directeur du parti avait réussi à imposer sa ligne jusqu’à la dernière heure, la lutte n’aurait probablement pas été évitée. Car l’adversaire s’acharnait à poser des actes qui auraient de toute façon obligé les ouvriers à se battre, s’ils ne voulaient pas se soumettre sans combat à une dictature fasciste. Mais la lutte aurait probablement été mieux comprise par de larges masses populaires.

"Le soulèvement des travailleurs autrichiens", 1934
(Extraits)[11]

[…]

Les ouvriers demandaient à leur Parti aide et protection. Ils ne pouvaient pas comprendre que le Parti, hier encore si puissant, fût devenu d’un seul coup hors d’état de se défendre. Ils réclamaient la lutte contre la dictature.

Mais par quels moyens, de quelle manière cette lutte devait-elle être menée, puisqu’il n’y avait plus de moyens de défense légaux ?

Les ouvriers autrichiens, de même que les ouvriers du monde entier, avaient appris avec un sentiment d’humiliation le fait qu’en Allemagne la puissante social-démocratie et le Parti communiste avaient succombé sans combat devant le fascisme. Ils avaient appris par leur propre expérience combien cette défaite sans combat de la classe ouvrière allemande avait encouragé la réaction dans les autres pays.

Ils se jurèrent de ne pas se laisser abattre comme en Allemagne. Ils eurent le sentiment que la liberté était perdue s’il n’y avait pas d’hommes prêts à la défendre en mettant leur vie en jeu. Ils se dirent : "Une bande de factieux, qui n’a derrière elle qu’une faible minorité du peuple, mène la lutte à la fois contre la social-démocratie et contre les nationaux-socialistes, c’est-à-dire : contre les 70 % au moins de l’ensemble de la population. Parjure à son serment, elle a aboli la Constitution, elle foule quotidiennement aux pieds les droits que la Constitution garantit au peuple et à chacun des citoyens. En notre qualité de citoyens, nous avons le droit de chasser cette bande de transgresseurs du droit et d’obtenir par la lutte le rétablissement de la Constitution démocratique." Des couches toujours plus profondes de la classe ouvrière réclamaient la révolution contre la dictature.

Le Parti était pleinement conscient des dangers d’un soulèvement révolutionnaire. Nous savions combien il est difficile d’assurer le succès d’une grève à une époque où plus d’un tiers de toute la classe ouvrière est sans travail, où un grand nombre de chômeurs, sans travail depuis trois, quatre, cinq années, ont été démoralisés et brisés à la suite de la formidable détresse dont ils souffrent, où tout ouvrier qui a encore du travail tremble de perdre son emploi. Nous savions que la dictature tenterait de briser par la violence toute grève, et que, par conséquent, toute grève générale devrait se transformer en peu d’heures en une lutte armée. Nous savions que dans une telle lutte armée, l’adversaire disposerait de la supériorité formidable de la technique moderne de la guerre. Nous avons, pour ces raisons, fait tout ce qui était en notre pouvoir pour éviter une solution violente.

[…]

Nous avons constamment saisi toute occasion qui se présentait pour mettre en garde les hommes politiques bourgeois, et, par leur intermédiaire, le Gouvernement, contre la poussée de l’état d’esprit révolutionnaire dans la classe ouvrière, contre le danger croissant de voir survenir un incident qui pourrait, même contre la volonté du Parti, conduire à une explosion violente de la colère qui s’amassait contre la dictature. […]

Nous offrîmes des concessions toujours plus étendues afin de rendre possible une solution pacifique. Nous fîmes savoir à Dollfuss que nous étions prêts à accorder au Gouvernement par la voie constitutionnelle des pouvoirs extraordinaires pour la durée de deux ans, à la condition que ces pouvoirs ne fussent exercés qu’avec la collaboration d’une commission restreinte du Parlement et sous le contrôle de la Cour constitutionnelle, et nous ne réclamions en compensation pour notre Parti que la liberté d’action, que le rétablissement du droit légal de réunion et de la liberté de la presse dans les limites de la loi. Nous nous déclarâmes prêts à faire même des concessions à l’idée de l’organisation « professionnelle » de la société et de l’État, à seule fin de rendre possible une entente. Ce fut en vain; Dollfuss repoussa toute négociation.

[…]

Nous avons poursuivi jusqu’à la toute dernière heure nos efforts en vue d’obtenir un dénouement pacifique. Le lundi 12 février au matin, des socialistes de la Basse- Autriche s’entretinrent encore avec des hommes politiques chrétiens-sociaux de la possibilité d’éviter, à la dernière minute, la catastrophe. Quelques heures plus tard, ces socialistes étaient arrêtés.

[…]



[1]https://www.rocml.org/References-ML/allemagne-1932-01-04/#_edn20

[2]https://www.rocml.org/References-ML/allemagne-1933-01-02/#_edn16

[3]https://www.rocml.org/References-ML/allemagne-1933-01-02/#_edn18

[4]. Le Eiserne Front a été fondé en décembre 1931 en tant que regroupement d’organisations antifascistes. Le SPD, les syndicats libres, les associations sportives et gymniques ouvrières et le Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold (Bannière impérial noir-rouge-or) se sont réunis sous cette bannière afin de mener une lutte commune contre la montée en puissance du national-socialisme.

Le Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold, association non partisane de vétérans et de militaires, a été fondé le 22 février 1924 à Magdeburg. L’initiative est venue d’un groupe de social-démocrates locaux autour d’Otto Hörsing l et Karl Höltermann, qui ont rapidement réussi à convaincre d’autres représentants du SPD, du DDP et du Parti du centre de collaborer.

[5]https://www.rocml.org/References-ML/allemagne-1933-01-02/#_edn25

[6]https://www.rocml.org/References-ML/allemagne-1933-03-04/#_edn3

[7]. Constitution du Reich allemand :

Article 48. Si un Land ne remplit pas les obligations qui lui incombent en vertu de la Constitution ou des lois du Reich, le président du Reich peut l’y contraindre avec l’aide des forces armées.

Si la sécurité et l’ordre publics sont gravement perturbés ou menacés dans l’Empire allemand, le président du Reich peut prendre les mesures nécessaires pour rétablir la sécurité et l’ordre publics, en recourant si nécessaire à la force armée. À cette fin, il peut suspendre temporairement tout ou partie des droits fondamentaux énoncés aux articles 114, 115, 117, 118, 123, 124 et 153. […]

[8]https://www.rocml.org/References-ML/allemagne-1933-03-04/#_edn4

[9]https://www.rocml.org/References-ML/allemagne-1932-01-04/#_edn15

[10]. Script, avec la mention manuscrite "Écrit à Bratislava O. B. pour service de presse". Le sous-titre est : "D’un dirigeant de la social-démocratie autrichienne".

Source : Internationale Information 5/1934, Zürich, 18 février 1934.

[11]Otto Bauer, Der Aufstand der österreichischen Arbeiter – Seine Ursachen und seine Wirkungen; Prag, Verlag der Deutschen sozialdemokratischen Arbeiterpartei in der Tschechoslowakischen Republik, 19 février 1934.