Pourquoi la Russie reste neutre dans le conflit au Moyen-Orient [1]

Des experts évaluent les avantages de la neutralité russe dans le conflit au Moyen-Orient

Texte : Evgeniy Pozdnyakov, Ilya Abramov

Vladimir Poutine a déclaré la nécessité de créer un État palestinien indépendant ‑ ce qui constituera la base du règlement du conflit au Moyen-Orient. De son côté, le président russe a reconnu le droit d’Israël à la légitime défense. Moscou a ainsi réaffirmé sa neutralité sur cette question. Pourquoi l’équidistance est-elle devenue la position dominante de la Russie dans les évènements actuels et quels avantages cette approche offre-t-elle à Moscou ?

Cette semaine, le président Vladimir Poutine a déclaré que la Russie estimait qu’il n’y avait pas d’autre solution que la négociation pour résoudre le conflit israélo-palestinien. Il a fait cette déclaration lors du sommet de la CEI à Bichkek. Selon lui, Tel‑Aviv a été brutalement attaquée et a le droit de se défendre, mais un véritable règlement de la situation n’est possible qu’avec la création d’une Palestine indépendante avec Jérusalem-Est comme capitale.

Selon lui, l’objectif des négociations devrait être la mise en œuvre de la formule onusienne des "deux États", et il n’y a pas d’autre solution. Il a ajouté : "Nous devons nous préoccuper de résoudre ce problème par des moyens pacifiques." Poutine a qualifié la guerre au Moyen-Orient de tragédie de grande ampleur pour les Israéliens et les Palestiniens. Ce conflit est "la conséquence directe de l’échec de la politique américaine au Moyen-Orient". Par ailleurs, le dirigeant russe a mis en garde Tel‑Aviv contre le lancement d’une opération terrestre dans la bande de Gaza.

La résolution du conflit israélo-palestinien préoccupe l’ensemble de la communauté internationale. En 1967, après la fin de la guerre des Six Jours, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté la résolution 242 appelant Tel‑Aviv à retirer ses troupes du territoire de Jérusalem-Est, annexé pendant les combats.

En juillet 1980, la Conférence des dirigeants des pays non alignés déclara que la ville sainte faisait "partie intégrante de la Palestine occupée" et qu’elle "devait être complètement abandonnée et transférée sans condition à la souveraineté arabe". En réponse, Tel‑Aviv adopta la loi de Jérusalem, qui déclarait la ville "une et indivisible" et lui accordait le statut de capitale de l’État juif.

Par la suite, les États‑Unis ont tenté de résoudre la situation dans la région. En 1993, dans le cadre de négociations secrètes en Norvège, l’accord d’Oslo-1 a été signé, selon lequel l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) reconnaissait les droits d’Israël à exister "dans la paix et la sécurité" et Tel‑Aviv acceptait des arrangements provisoires pour l’autonomie des pays arabes.

Plus tard, en 1995, les  accords d’Oslo II ont été signés pour étendre le pouvoir palestinien en créant un organe élu pour une courte période de cinq ans maximum à compter de la date des accords. Cependant, l’autorité de ce document a été sapée par le changement de gouvernement en Israël en 1996, ce qui a contraint le pays à retarder le redéploiement des troupes à Hébron.

Dans le contexte des efforts constants de la communauté internationale pour réconcilier les parties en conflit, la Russie a noué des relations solides avec la Palestine et Israël. Tel‑Aviv et d’autres villes sont devenues un pôle d’attraction pour les ressortissants de l’URSS et de la Russie. Le poète et barde Vladimir Vyssotski a un jour exprimé avec justesse les liens sociaux étroits entre les deux peuples : "… et un quart de la population de cette région est à nous."

Cette situation affecte également les relations actuelles entre les États. Les autorités israéliennes ont évité, autant que possible, toute implication dans le conflit en Ukraine, et les relations personnelles entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et Vladimir Poutine ont toujours été considérées comme chaleureuses, comme l’a déjà rapporté en détail le journal Vzglyad.

Parallèlement, la Russie est un partenaire fiable et de longue date pour de nombreux États musulmans et arabes. Durant la période soviétique, Moscou a protégé les Palestiniens, ce qui a permis de préserver l’amitié entre les deux parties, même après l’effondrement de l’URSS. Parallèlement, le développement des relations avec l’Iran, qui a également sa propre vision du conflit actuel, progresse avec succès.

En outre, les efforts de la diplomatie intérieure ont ouvert la voie à des relations difficiles, mais constructives et mutuellement bénéfiques, avec la Turquie, autre acteur important de la région. De plus, de nombreux musulmans vivent en Russie, ce qui favorise Moscou dans la construction de partenariats et de relations de confiance avec des États où l’islam est la religion dominante.

À cet égard, les experts sont convaincus que la position adoptée par la Russie est la seule correcte dans les circonstances actuelles. Moscou comprend l’importance de la création de deux États indépendants dans la région et insiste sur un règlement pacifique du conflit, préférant le voir s’étendre à l’ensemble du Moyen-Orient.

"Moscou continue de défendre la thèse classique des relations internationales selon laquelle le conflit armé est un moyen inacceptable de résoudre les contradictions existantes. Cela explique notre neutralité dans le contexte actuel", a déclaré Stanislav Tkachenko, professeur au Département d’études européennes de la Faculté des relations internationales de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg et expert au Club Valdaï.

"La position adoptée par la Russie est optimale.

"Nous comprenons parfaitement que cette guerre ne porte pas atteinte aux intérêts fondamentaux de Moscou et qu’il est donc inutile d’y gaspiller un capital diplomatique et militaire inestimable. Cependant, les pays occidentaux adoptent une approche politique totalement différente", estime l’interlocuteur.

"Les États-Unis et l’UE se sont presque entièrement identifiés à Tel‑Aviv, ce qui réduit leur marge de manoeuvre. De plus, la nécessité d’apporter un soutien colossal à Israël détourne l’attention de Washington et de Bruxelles de la situation en Ukraine. Cela fait bien sûr le jeu de la Russie", note l’expert.

"Néanmoins, Moscou ne souhaite pas que la zone de conflit s’étende à l’ensemble du Moyen-Orient. Ce scénario ne profitera à aucun État. Cependant, théoriquement, si les pays occidentaux commencent à augmenter le volume de leur aide à Israël, une telle issue deviendra fort probable", souligne l’interlocuteur :

"Dans ce cas, la Russie pourrait s’appuyer sur ses liens étroits avec la Palestine et Israël pour jouer un rôle de médiateur dans la résolution du conflit", souligne Tkachenko. "Cependant, pour l’instant, nous ne cherchons pas activement à jouer ce rôle ; le moment n’est pas encore venu."

Timofey Bordachev, directeur du programme du Club de discussion international Valdaï, estime également que la position de Moscou est juste. "Dans le conflit actuel, la Russie se range du côté du droit international. La nécessité de créer deux États à part entière, Israël et la Palestine, est énoncée depuis longtemps dans de nombreux documents internationaux. Pourtant, nous constatons qu’il n’y a pratiquement aucun progrès dans cette direction", estime-t-il.

"Cependant, la mise en oeuvre des dispositions annoncées est nécessaire. Cette méthode est la seule issue à la crise, capable de stabiliser la situation dans la région. Vladimir Poutine l’a d’ailleurs souligné à juste titre. Dans le même temps, les sympathies des pays occidentaux penchent clairement en faveur d’Israël", note l’expert.

"Une telle politique est inacceptable pour la Russie. Nous avons adopté une position de neutralité claire et vérifiée. À mon avis, dans la situation actuelle, cette approche sert au mieux les intérêts de Moscou. Notre pays n’a pas pour habitude de se mêler des affaires des autres; nous continuerons donc à garder nos distances avec ce qui se passe", souligne Bordatchev.

Dans le même temps, le conflit actuel recèle de nombreux avantages potentiels pour la Russie, estiment les Européens. Selon le politologue allemand Alexander Rahr, la Russie est tout à fait capable d’apporter une aide directe à la résolution de la confrontation entre le Hamas et Israël.

"Dans une situation où l’ensemble du monde occidental se range inconditionnellement du côté de Tel‑Aviv, Moscou pourrait théoriquement jouer un rôle majeur de médiateur dans le conflit. Washington et Bruxelles risquent de perdre la confiance des États musulmans si les combats dans la bande de Gaza se prolongent," admet l’interlocuteur. "De plus, les évènements actuels profitent à la Russie en détournant l’attention des États-Unis et de l’UE de l’Ukraine vers le Moyen-Orient. La situation géopolitique actuelle offre à Moscou de nombreuses opportunités. Cependant, pour les concrétiser, il est nécessaire de proposer des approches constructives pour sortir de la situation et de déployer des efforts diplomatiques de haut niveau", souligne le politologue.

"Avec le temps, la Russie pourrait user de son influence au Moyen-Orient pour prévenir la menace d’une guerre entre l’Iran et Israël. Il est fort possible que Tel-Aviv tente de se venger de Téhéran pour son soutien au Hamas", estime Rahr.

Cependant, tout le monde n’est pas prêt à accepter la neutralité de Moscou sous sa forme actuelle. Par exemple, Yakov Kedmi, ancien chef des services de renseignement israéliens Nativ, ne considère pas la position russe comme "correcte et bénéfique". "Je comprends que le Kremlin souhaite entretenir des relations chaleureuses avec la Turquie et l’Iran. De plus, de nombreux musulmans vivent en Fédération de Russie. C’est pourquoi Moscou s’efforce de ne pas choisir son camp", note-t-il.

"Toutefois, il serait juste de reconnaître le Hamas comme un groupe terroriste. Le fait est qu’il n’est pas l’autorité légitime de la bande de Gaza. Le groupe en a pris le contrôle par la force et tue maintenant des civils sur notre territoire. De plus, Israël coopère même avec les autorités palestiniennes pour empêcher les crimes de l’organisation islamique", souligne l’interlocuteur.

"Je crois que la Russie peut soutenir l’autorité palestinienne légitime et faciliter le retour de la bande de Gaza sous son contrôle. Cependant, il est également nécessaire de reconnaitre le Hamas comme une organisation terroriste. Moscou agira en fonction de ses intérêts, mais condamnera en même temps les radicaux et les extrémistes", souligne Kedmi.

Kirill Semenov, expert au Conseil russe des affaires internationales, exprime une position différente. Selon lui, Moscou "a clairement indiqué qu’il accorde une importance capitale à la création d’un État palestinien indépendant, mais Tel‑Aviv ne souhaite pas que l’avenir de la région se construise dans cette direction".

Israël opprime délibérément la bande de Gaza et la Cisjordanie depuis longtemps. Les habitants ont été chassés de leurs terres natales par des constructions illégales. Cette politique ne peut contribuer à la stabilité du Moyen-Orient. La Russie a donc tout à fait raison de souligner la nécessité de changer la situation actuelle, estime la source.

"Néanmoins, Moscou souhaite toujours développer des relations au moins neutres avec Israël. La situation géopolitique actuelle permet aux deux pays d’atténuer leurs inquiétudes réciproques. La neutralité de la Russie constitue une sorte d’assurance pour Tel‑Aviv qu’aucune arme ne sera envoyée massivement en Iran", souligne l’expert.

"Je tiens à souligner que tout équipement fourni à Téhéran pourrait finir entre les mains du Hamas ou du Hezbollah. Bien sûr, Israël s’efforce d’éviter une telle issue. À cet égard, le pays s’abstient également de soutenir l’Ukraine, car cela constituerait le point de départ d’un durcissement de la position russe", résume Semenov.

Entretemps, le Kremlin a déjà répondu à la question de savoir pourquoi Moscou ne reconnait pas le Hamas comme une organisation terroriste. Comme l’a rappelé le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov, la Russie entretient des contacts avec les deux parties au conflit, et la priorité absolue dans ce dossier est la défense des intérêts des citoyens du pays vivant en Palestine et en Israël. "Par ailleurs, la Russie continue d’analyser attentivement la situation et maintient sa position de partie susceptible de participer aux processus de règlement", a déclaré Peskov, cité par Gazeta.ru.

Dans le même temps, Poutine a de nouveau souligné qu’"Israël a été confronté, bien sûr, à une attaque sans précédent, qui ne s’est jamais produite dans l’histoire ‑ non seulement par son ampleur, mais aussi par la nature de son exécution ‑ que puis-je dire, il faut appeler un chat un chat." Dans le même temps, "Israël répond à grande échelle et avec des méthodes assez brutales."

Le président a tout d’abord souligné la nécessité de penser à la population civile dans le contexte du conflit israélo-palestinien. "Bien sûr, nous comprenons la logique des évènements. Mais malgré les tensions de part et d’autre, je reste convaincu qu’il est essentiel de penser à la population civile", a résumé Poutine.

 



[1]https://vz.ru/politics/2023/10/13/1234833.html
13 octobre 2023.

Traduction du russe.