Quand le mouvement marxiste-léniniste est dans les limbes
les aberrations fleurissent
LA VOIX DES COMMUNISTES, no 27, 1er semestre 2020 – p. 25-26
Le renversement du gouvernement d’Evo Morales en Bolivie inspire des commentaires divers autour de la question de savoir comment il aurait fallu réagir pour faire échouer le coup d’état ou – plus fondamentalement -, comment il aurait été possible de bloquer d’avance les préparations d’actes hostiles au régime. En particulier, certains prétendent apporter des réflexions qui, à leur avis, seraient conformes aux positions incarnées par Lénine. Le contexte des idées auxquelles nous allons nous référer est marqué par la volonté en cours depuis un certain temps, de la part de militants gravitant autour du PCF, de "ramener" celui-ci sur la voie "révolutionnaire", "marxiste". Ces efforts se manifestent entre autre par la mise en avant de la notion de "dictature du prolétariat"[1] :
Pour Marx les caractéristiques de cette dictature de la bourgeoisie ne sont pas liées à des formes de gouvernement mais bien à la bureaucratie et la militarisation demeurées aux mains de la bourgeoisie nous explique Lénine [2] et il ajoute:
"La dictature est un pouvoir qui s’appuie directement sur la violence et n’est lié par aucune loi. La dictature révolutionnaire du prolétariat est un pouvoir conquis et maintenu par la violence, que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie, pouvoir qui n’est lié par aucune loi."
Et de ce fait Lénine tire la conséquence en dénonçant la manière dont Kautsky explique qu’il est possible désormais de construire le socialisme "pacifiquement, donc par la voie démocratique…[3]" !!
L’auteur qui cite ainsi Lénine et qui, par ailleurs, s’accroche imperturbablement au mythe de Cuba comme avant-garde du socialisme révolutionnaire, est amené à affirmer de façon peu réaliste[4] :
Là-bas en Amérique latine, ils redécouvrent la nécessité de la dictature du prolétariat après avoir pratiqué la transition pacifique et la "démocratie".
Et plus explicitement à propos de la Bolivie[5] :
Evo Moralès laisse entendre que face à cela, les gouvernements progressistes doivent recourir à la "dictature du prolétariat" et ne laisser aucun espace à ces factieux. C’est de cela qu’il est de plus en plus question, les voix démocratiques dans le contexte de la dictature du prolétariat face à la terreur de la dictature du capital qui est totalement débridée.
C’est manifestement une falsification de la conception marxiste-léniniste. Le terme "dictature du prolétariat" pourrait prétendument s’appliquer aux cas de gouvernements "progressistes", qui n’auraient nullement renversé le pouvoir de la bourgeoisie par une révolution ayant comme objectif l’abolition des rapports de production capitalistes. En Bolivie, toutes choses égales par ailleurs, Morales aurait dû prendre d’avance les mesures organisationnelles et matérielles appropriées pour neutraliser les ennemis du régime et pouvoir éviter ainsi le coup d’état. Du point de vue de Morales, c’est un constat de bon sens. Mais le présenter comme s’il s’agissait de la mise en pratique de la dictature du prolétariat, c’est un non-sens.
Le cas qui exemplifie à l’extrême l’incompréhension sous-jacente à cette vision, est celui de la Chine. Lorsque certains militants, toujours en affichant une perspective marxiste-léniniste, se montrent persuadés que la Chine serait un pays socialiste, ils doivent logiquement avoir à l’esprit l’affirmation suivante formulée par Marx[6] :
Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de la première en la seconde. À quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat.
Autrement dit – à moins de penser que la Chine serait déjà passé au stade de la société communiste -, ce pays se trouverait en train de traverser la période de transformation désignée comme socialiste, et serait donc caractérisé par un État de dictature du prolétariat, c’est-à-dire – comme cité plus haut – "un pouvoir conquis et maintenu par la violence, que le prolétariat exerce sur la bourgeoisie". Or la réalité ne montre aucun signe de cette nature. En dehors du domaine des fraudes et de la corruption, ainsi que des litiges qui peuvent opposer les capitalistes en concurrence entre eux (dont – il faut bien le dire – les capitalistes intégrés dans la sphère de l’économie d’état), la bourgeoisie en Chine ne subit aucune violence répressive particulière. Bien au contraire, bon nombre de grands capitalistes sont membres du dénommé Parti communiste chinois et exercent des fonctions dans les organes dirigeants de l’État, notamment l’Assemblée nationale.
Sous l’angle des références à Lénine et Marx, le type de raisonnement critiqué ici met en avant une série de citations qui insistent sur la relation entre la violence exercée par la bourgeoisie et, symétriquement, la nécessité pour le prolétariat d’exercer sa propre violence contre la bourgeoisie. Pour éviter des conclusions entachées de confusions, il faut souligner que cette question de la violence concerne deux contextes distincts : d’une part la période de la société capitaliste où la classe ouvrière subit la domination par la bourgeoisie, d’autre part celle où la classe ouvrière impose sa domination à cette dernière. Or, disons le franchement, plutôt que d’apporter plus de clarté, les explications mentionnées sont nuisibles dans la mesure où, au bout du compte, elles conduisent à retenir uniquement le premier aspect du problème : pour résister au mieux à la bourgeoisie dominante, puis pour mettre en exécution l’acte de renversement du pouvoir de celle-ci, le prolétariat doit aller jusqu’au bout dans le recours à la violence qui seule permet la victoire.
En effet, le deuxième aspect – celui du pouvoir instauré par la classe ouvrière après le renversement du pouvoir de la bourgeoisie – se trouve totalement obscurci, par deux biais complémentaires. D’un côté, plutôt que la révolution prolétarienne au sens authentique, est envisagé le cas de régimes réformistes auxquels il est conseillé de rendre possible, au moyen du recours approprié à la violence, un degré de radicalité relativement élevé. D’un autre côté, là où il devrait être question de dictature du prolétariat proprement dite, on est invité à s’égarer vers une démocratie/dictature bourgeoise travestie en régime "révolutionnaire".
Que le PCF a renié depuis longtemps le marxisme-léninisme, notamment en rapport avec la question de la dictature du prolétariat, c’est un fait. Mais ce n’est pas le résultat d’une série de "fautes" partielles qu’on pourrait "corriger" en réintroduisant de façon toute aussi partielle certaines idées abandonnées précédemment. L’exemple évoqué ici met en évidence que ce type de tentative reste fatalement lui-même prisonnier d’une vision globalement étrangère au marxisme-léninisme.
Notes:
1. https://histoireetsociete.wordpress.com/2019/11/29/est-ce-que-la-situation-en-bolivie-exige-une-relecture-de-la-dictature-du-proletariat-selon-lenine/
2. V. I. Lénine, La révolution prolétarienne et le renégat Kautsky, 1918.
3. Kautsky cité par Lénine.
4. https://histoireetsociete.wordpress.com/2019/11/29/est-ce-que-la-situation-en-bolivie-exige-une-relecture-de-la-dictature-du-proletariat-selon-lenine/
5. https://histoireetsociete.wordpress.com/2019/11/24/avec-ou-sans-evo-la-bolivie-va-reprendre-sa-revolution-democratique-dit-evo-morales/
6. Karl Marx, Critique du programme de Gotha, 1875.