Lucien Constant

Les réformistes et la crise [1]

III. L’«économie dirigée» et la CGT [2]

Sous l’effet de la crise dévastatrice et des bouleversements sociaux qu’elle entraîne se sont écroulées, comme des châteaux de cartes, les théories réformistes sur le passage pacifique au socialisme, dans le cadre de la démocratie bourgeoise, sur l’amélioration graduelle de la situation des ouvriers par la collaboration de classes, sur les vertus du capitalisme « organisé par les monopoles et les trusts », sur la construction de la paix par les accords des brigands impérialistes et de leurs syndicats internationaux. Toutes ces soi‑disant théories scientifiques se sont avérées, à la lumière de l’expérience historique, des balivernes, des inepties, en contradiction la plus flagrante avec les lois du développement du capitalisme moderne dont la voie passe par les guerres de classes et les guerres impérialistes.

Les ouvriers, de plus en plus nombreux, s’aperçoivent de la fausseté de la voie réformiste qui les mène vers l’esclavage renforcé, vers le fascisme, vers la guerre. Les illusions réformistes et pacifistes se dissipent. La foi dans le réformisme s’évanouit.

Il faut « du nerf »

Jouhaux [3] et consorts sentent qu’ils ne peuvent plus longtemps maintenir les ouvriers sous leur emprise avec les vieilles formules. La politique réformiste traditionnelle consistait à utiliser la pression des masses pour arracher au capital de petites concessions, plus ou moins illusoires, permettant aux dirigeants réformistes de donner le change aux ouvriers et de briser ainsi leur volonté de lutte. Aujourd’hui, cette politique ne peut plus continuer. La bourgeoisie, non seulement ne peut plus accorder aucune concession nouvelle, mais elle tend à supprimer tout ce que la classe ouvrière lui a arraché, à abaisser le niveau déjà misérable de la vie des travailleurs, à renforcer leur esclavage. Dans ces conditions, pour arrêter la radicalisation des masses, l’évolution de celles‑ci vers le communisme, les réformistes se voient obligés à « faire du neuf », à se proclamer partisans d’une « transformation radicale du régime », à élaborer des plans soi‑disant révolutionnaires visant la suppression du chaos capitaliste et le passage immédiat vers le socialisme.

« Rien ne servira de rechercher un replâtrage dangereux parce qu’illusoire. Il faut bâtir du neuf … Il faut construire un monde nouveau » – écrit le vieux réformiste Francis Million [4] (Peuple du 13 mars 1934). Million ne fait que développer les idées exprimées par Jouhaux que « de toutes parts et pas seulement dans ce pays, sous des formes diverses, se manifeste un désir de changement … La masse veut du nouveau, mais elle ne peut définir ce nouveau. Elle ne sait pas où elle veut aller ». (Peuple du 21 février 1931.)

Il faut changer la stratégie socialiste ‑ déclarent ces « nouveaux » stratèges du réformisme. La lutte pour les réformes de répartition, c’est‑à‑dire pour l’augmentation des salaires, pour le relèvement de la part du prolétariat dans le revenu social, doit être abandonnée. La période de luttes pour des réformes est révolue ‑ proclament simultanément le « gauche » Paul Faure [5] et le représentant de l’aile la plus droite de la social-démocratie, le révisionniste en chef, Henri de Man [6], qui a réussi à réaliser en Belgique l’union de tous les groupes socialistes autour de son « Plan du Travail ».

Quand le gâteau à partager était plus grand, il était possible pour tout le monde de s’y tailler des parts plus grandes; quand le gâteau devient plus petit, cela est manifestement impossible. Il n y a plus d’autre ressource, alors, que de faire un autre gâteau ‑ écrit de Man. (Henri de Man, Pour un plan d’action, p. 15.)

Ainsi, le premier chapitre de l’évangile néo-réformiste consiste dans l’abandon de la lutte pour des revendications partielles, sous le prétexte absurde que la bourgeoisie ne peut plus céder. Les révolutionnaires prolétariens tirent de ce fait la conclusion opposée à celle des réformistes:

Les partis communistes doivent prendre en considération non pas les capacités d’existence et de concurrence de l’industrie capitaliste, non pas la force de résistance des finances capitalistes, mais l’étendue de la misère que le prolétariat ne peut pas et ne doit pas supporter. Si ces revendications répondent aux besoins vitaux de larges masses prolétariennes, si ces masses sont pénétrées du sentiment que sans la réalisation de ces revendications leur existence est impossible, alors la lutte pour ces revendications deviendra le point de départ de la lutte pour le pouvoir. (Thèses du IIIe Congres de l’I.C., p. 32. [7])

Or, les réformistes craignent le plus au monde la révolution prolétarienne; ce qui les préoccupe surtout, c’est la défense du régime de l’exploitation capitaliste. Pour détourner les ouvriers aussi bien de la lutte vitale pour leurs besoins les plus immédiats que de la lutte pour le pouvoir qu’ils font miroiter devant leurs yeux le plan de la mainmise progressive sur les diverses industries, les unes après les autres, après quoi commencera la « construction systématique » du socialisme. C’est le but du plan « d’économie dirigée » qui fera l’objet des délibérations des « États généraux du Travail » convoqués par la C.G.T. pour le 7 avril à Paris.

« Le plan d’économie dirigée »

Ce plan n’est que l’application du principe proclamé par le Congrès international de Bruxelles (30 juillet-3 août 1933) de la Fédération syndicale réformiste [8].

Il ne sera possible de remédier à la crise actuelle et de prévenir de nouvelles crises que si le régime économique est soumis à une transformation radicale mettant les moyens de production à la disposition de la collectivité et établissant une harmonie systématique entre les différentes branches de l’économie générale.

En novembre 1932, le Bureau de l’Internationale syndicale réformiste a élaboré un programme détaillé « des revendications immédiates en fonction d’un plan d’économie dirigée ».

En premier lieu, ce programme définit les rapports entre l’économie capitaliste et « l’économie dirigée ».

La classe ouvrière estime possible d’instaurer déjà dans les circonstances actuelles une économie fondée sur la couverture des besoins. Elle en a d’autant plus profondément la conviction que les défaillances de fonctionnement de l’économie capitaliste contraignent, par leur déterminisme même et dans une mesure grandissante, à faire substitution de l’État et de ses moyens financiers ou autres à l’initiative privée et à la gestion économique privée. Toutefois, la crise économique actuelle ne pourra être surmontée et le retour de catastrophes analogues prévenu que si les mesures d’économie dirigée, déjà instaurées dans certains pays par des interventions de l’État, ne sont plus prises au hasard et souvent contradictoirement, mais poursuivies selon un plan méthodique.

Cet objectif peut être réalisé dans le cadre de l’économie capitaliste actuelle, en choisissant pour point de départ la base de l’économie existante, on entend éviter de nouvelles et graves perturbations (Voix du Peuple, juin 1933, p. 449).

Il ne s’agit pas du renversement du régime capitaliste, il ne s’agit pas de la révolution. Les auteurs du programme soulignent expressément que leur but peut être atteint dans les cadres du régime capitaliste, qu’il ne s’agit que de la généralisation et systématisation des interventions de l’État dans la vie économique qui se produisent déjà dans tous les pays capitalistes.

Quelle voie est préconisée pour atteindre les objectifs du plan d’économie dirigée? La clef qui doit ouvrir l’Eldorado de l’économie dirigée est la nationalisation du crédit et le contrôle des banques.

Pour assurer la réalisation des revendications formulées par rapport aux différentes branches de l’économie, il est absolument indispensable de créer dans tous les pays des offices des banques qui seront graduellement transformés en offices nationaux du crédit, en coopération avec les banques centrales d’émission. (Voix du Peuple, juin 1933, p. 468.)

À côté de cela on prévoit une série d’offices étatiques ayant pour tâche de contrôler et réglementer toute la vie économique: office du commerce extérieur, office de la production dirigée, celui de l’agriculture dirigée, de la répartition, office des cartels et des monopoles, etc. On peut multiplier à volonté ces offices, comme le montre la pratique de la S.F.I.O. qui a proposé des offices du blé, du vin, de la résine, etc.

Enfin, en régime économique de couverture des besoins, le contrôle supérieur de la gestion économique et la responsabilité de toutes les mesures économiques incombent à un office central d’économie dirigée ayant le caractère d’un conseil national économique. Cet office détermine le volume des besoins et adopte les mesures nécessaires à leur couverture de plus en plus parfaite.

… À leur tour, les organes assurant le fonctionnement de l’économie de couverture des besoins dans chaque pays entretiennent un contact permanent entre eux, ensuite les conseils nationaux font place au conseil économique supérieur des grandes unités économiques. La politique de ce conseil supérieur est déterminée par un conseil économique mondial. (Voix du Peuple, juin 1933, p. 469.)

Ainsi, par l’application de ces principes, on arrive, selon les néo-réformistes, à

une évolution qui conduira par la transformation de l’économie capitaliste à l’avènement d’une économie socialiste de couverture méthodique des besoins … Le socialisme n’est plus un objectif lointain, il entre maintenant dans le domaine des réalisations. (Ibidem, p. 470.)

Ce tableau utopique de l’économie dirigée mondiale n’est que la reconstitution, dans de nouvelles conditions, de l’ancienne théorie mensongère de Kautsky sur l’ultra-impérialisme comme conclusion de l’évolution pacifique du capitalisme, théorie dont Lénine montre toute l’inanité dans son livre sur « l’Impérialisme, dernière étape du capitalisme ».

Les réformistes présentent leur plan comme une étape vers le socialisme, dans les cadres de l’économie capitaliste. Or, cette nouvelle falsification du socialisme ne constitue, en réalité, qu’une nouvelle édition des vieux mensonges répandus dans la période révolutionnaire d’après-guerre par les réformistes de tous les pays. À ce moment, les gouvernements socialistes allemands et autrichiens créaient des commissions de socialisation dont le but était de faire des études techniques détaillées sur la socialisation progressive des branches mûres d’industrie. Georg Bernhard rappelle cette période dans son livre récent:

La socialisation est en marche, avait‑on pu lire sur les nombreuses affiches par lesquelles le gouvernement annonçait au peuple l’avènement d’une ère nouvelle et essayait en même temps de faire comprendre que la nouvelle République allemande serait non seulement démocratique, mais aussi sociale. Mais que fallait‑il entendre par ce mot de socialisation? Là‑dessus, les socialistes eux‑mêmes étaient d’avis très différents.

… Pour classer et examiner l’ensemble du ces conceptions, et aussi pour aboutir à un résultat pratique, une commission de socialisation fut créée. Elle comprenait, à côté de théoriciens socialistes, des savants d’origine bourgeoise; à côté de représentants des organisations ouvrières, des directeurs de banques et des industriels. (G. Bernhard, Le suicide de la République allemande, p. 72 et 73.)

De même, la C.G.T. rappelle, dans son appel du 16 janvier

qu’elle n’a point attendu les expériences développées dans divers pays pour saisir l’opinion d’un programme de réorganisation de l’économie.

Au lendemain même de la guerre, elle montrait la nécessité de poursuivre avec méthode, pour des buts de paix, l’effort que tous les pays, même non belligérants, avaient été contraints de faire au cours de la période la plus tragique de l’histoire.

Comme actuellement, les chefs réformistes faisaient régner la confusion la plus profonde sur le sens de leurs revendications que les délégués des réformistes devaient préciser, en accord fraternel avec les capitalistes.

Nous savons ce qui est sorti de tous ces jeux avec la socialisation devant imiter et continuer les mesures du capitalisme d’État adoptées par la bourgeoisie pendant la guerre. Quand la bourgeoisie a réussi, avec l’aide et le soutien de ses valets réformistes, à vaincre la première vague révolutionnaire d’après-guerre et à stabiliser temporairement son régime, on a mis aux archives tous les gros rapports et livres sur la « socialisation pacifique et graduelle » en laissant comme vestiges de cette période les Conseils nationaux économiques en tant qu’organismes d’étude.

Maintenant, avec la nouvelle crise et le nouvel essor révolutionnaire, on tire des archives ces vieilles théories qui ont fait faillite, on spécule sur l’oubli des masses et les rebouteux réformistes les remettent en circulation, un peu rafraîchies, en tant que « moyen unique et le plus sûr » de sortir de la crise, en tant que médicament mirifique conciliant tous les intérêts et assurant le meilleur avenir avec le minimum de heurts.

Le capitalisme d’État

Or, que signifie en réalité la nationalisation du crédit que la C.G.T. présente comme la voie royale au socialisme?

Aussi bien la C.G.T., dans son appel du 21 février, que le Parti ouvrier belge dans le plan de Man, soulignent qu’il ne s’agit ici d’aucune façon de l’expropriation des banques. C’est pourquoi la C.G.T. met, dans son programme de revendications, le contrôle des banques à côté de la nationalisation du crédit.

Dans ses commentaires, de Man est encore plus net.

L’établissement de l’institut de crédit ne signifie point qu’il faille supprimer les organismes bancaires qui se chargent actuellement de la distribution du crédit au profit du capital financier privé. (Brochure citée, p. 18.)

En discutant avec les adversaires il développe son idée:

La nationalisation du crédit selon le plan du travail vise essentiellement un transfert d’autorité. Par rapport à celui‑ci, le transfert de propriété joue un rôle absolument accessoire. J’aurai même à démontrer que pour la bonne réussite du plan, il y a intérêt à réduire les transferts de propriété qui pourraient être nécessaires au minimum indispensable à l’exercice de l’autorité requise pour une économie dirigée … Je sais qu’il y a des adversaires du plan qui lui prêtent l’intention de faire entrer dans les caisses de l’État les profits des banques nationalisées. C’est une erreur profonde. (Le Peuple de Bruxelles du 21 mars.)

Ainsi, dans la nationalisation du crédit, il ne s’agit même pas de l’expropriation des banquiers au profit de l’État capitaliste, ce qui ne serait pas une mesure socialiste, la propriété capitaliste étant simplement transférée des capitalistes individuels au capitaliste collectif, à l’État bourgeois. La nationalisation préconisée par les néo-réformistes ne porte pas la moindre atteinte « aux notions universellement admises de la propriété et de la liberté individuelles ». (De Man, article cité). Il s’agit simplement d’organiser, dans une mesure plus ou moins grande, le contrôle de l’État sur la vie économique, au fond mettre l’appareil de l’État plus complétement que cela n’a été fait jusqu’à présent au service des puissances économiques dominantes.

Cette politique repose sur une théorie fausse que, dans le régime économique actuel, la direction de la vie économique est exercée par le capital bancaire qui opprime le capital industriel, pendant qu’en réalité, comme Lénine l’a démontré d’une façon péremptoire dans son livre sur l’impérialisme, la période actuelle est caractérisée par la fusion du capital bancaire avec le capital industriel, ce qui aboutit à la domination du capital financier, capital de monopoles. Il est faux, comme le prétend Henri de Man, de chercher la cause de la crise dans « les méthodes actuelles de la distribution du crédit », les causes de la crise actuelle [9] sont beaucoup plus profondes et résident dans la contradiction fondamentale du régime capitaliste, celle du caractère social de la production et du caractère privé de l’appropriation. Or, se limiter à réorganiser exclusivement le système de crédit, dans l’esprit du proudhonisme petit-bourgeois, sans toucher au régime de la production et de la propriété capitaliste, cela signifie se refuser à toucher aux causes de la crise et leurrer les ouvriers sur l’efficacité des mesures superficielles et illusoires.

D’ailleurs, l’expérience montre que la tentative de diriger l’économie capitaliste par des mesures bancaires, par la distribution du crédit, tout ce système de la « monnaie dirigée » glorifié tant par les réformistes de tout acabit avant la crise actuelle, n’a abouti à rien. Non seulement ces mesures n’ont pas réussi à éviter la crise, mais elles ont contribué à lui rendre son caractère de gravité exceptionnelle. L’économie capitaliste basée sur la propriété privée des moyens de production et la recherche du profit, par sa nature même, ne peut être dirigée en tant qu’un tout, selon un plan établi d’avance. Les monopoles capitalistes, s’ils suppriment, pour un certain temps, la concurrence et l’anarchie dans une branche déterminée de la production, n’éliminent pas l’anarchie du marché et ne font qu’aggraver la lutte de concurrence, substituent les unités économiques plus puissantes aux capitalistes individuels et instituent la lutte entre les monopoles et les branches industrielles non-monopolisées. La faillite des tentatives de « diriger » l’économie par l’intermédiaire des monopoles capitalistes privés, des trusts et des syndicats, est complète. Il n’y a aucune raison de supposer que les mêmes monopoles contrôlés par l’État soient plus efficaces.

Il ne s’ensuit pas que des mesures particulières adoptées par l’État ne peuvent exercer une influence parfois assez considérable sur la vie économique. L’exemple du « capitalisme d’État » pendant la guerre le montre. Dans ce sens, presque tous les groupes capitalistes sont partisans de « l’économie dirigée », mais dirigée à leur profit exclusif. Quand il s’agit de la politique commerciale, des subventions, des impôts, etc., chaque groupe capitaliste essaie de diriger l’économie à son profit, par l’intermédiaire de l’État. Dans ce sens, l’inflation est également une mesure d’« économie dirigée », car elle aboutit à une nouvelle répartition du revenu national, favorise les débiteurs au détriment des créditeurs, les industries exportatrices au détriment des industries importatrices, l’oligarchie financière au détriment de l’ensemble de travailleurs, etc. Mais loin d’organiser l’économie capitaliste, toutes ces mesures à la longue contribuent à sa désorganisation croissante.

L’expérience Roosevelt, avec l’intervention très grande de l’État dans tout le mécanisme de la vie économique, montre bien le sens et les limites de l’« économie dirigée » dans ces cadres du régime capitaliste. Roosevelt a réussi à alléger la situation de certains groupes capitalistes, à faire réduire la production dans quelques branches d’industrie, à organiser les travaux publics pour une certaine période, surtout en liaison avec les préparatifs militaires, mais sa politique, loin de régulariser et d’ordonner la vie économique, donne naissance à de nouvelles perturbations, et tout comme le capitalisme d’État de la période de guerre aboutit à la reproduction sur une échelle plus grande des contradictions capitalistes, mène vers de nouvelles crises.

L’intervention de l’État dans la vie économique ne peut d’aucune façon supprimer les causes de la crise actuelle, car cette cause réside dans les contradictions fondamentales du régime capitaliste.

Qui contrôle ?

Dans ces limites étroites, l’essentiel, pour apprécier « l’économie dirigée » ou le « capitalisme d’État », est le point de vue de classe. Lénine formule ainsi ce problème:

En réalité, tout le problème de contrôle réside dans le fait qui est contrôlé par qui, c’est‑à‑dire quelle est la classe qui contrôle et laquelle est contrôlée [10].

Pour savoir à qui profite l’économie dirigée, les mesures du capitalisme d’État, il faut, dès le début, déterminer nettement qui détient le pouvoir, quelle classe dispose de l’État.

Qu’est-ce qu’est l’État? C’est une organisation de la classe dominante, en Allemagne, par exemple, des junkers et des capitalistes. C’est pourquoi ce que les Plékhanov allemands (Scheidemann, Lentch et autres) appellent du « socialisme de guerre », ce n’est qu’un capitalisme étatique monopoliste de guerre, ou, en s’exprimant plus simplement et plus clairement, bagnes de guerre pour les ouvriers, profits assurés militairement pour les capitalistes.

… Les États-Unis, l’Allemagne, « régularisent la vie économique » de façon à créer des bagnes militaires aux ouvriers (et en partie aux paysans), un paradis aux capitalistes. Leur régularisation consiste dans l’abaissement du niveau de vie des ouvriers jusqu’à la famine, et dans l’assurance aux capitalistes (en cachette, d’une façon réactionnaire et bureaucratique) des profits au-dessus du niveau d’avant-guerre (Lénine) [11].

Dans la réponse à cette question apparaît la falsification la plus grossière du marxisme et du socialisme par les néo-réformistes. Toute leur phraséologie sur le plan et sur l’économie dirigée a pour but, en premier lieu, d’escamoter ce problème fondamental du pouvoir, de détourner les ouvriers de la révolution, de présenter l’État bourgeois actuel comme un État au-dessus des classes, serviteur de l’intérêt collectif.

« Les pouvoirs publics ont un devoir: administrer la chose publique pour satisfaire à l’intérêt collectif » – déclare l’appel de la C.G.T. du 21 février. Les classes n’existent plus pour les chefs de la C.G.T., ces derniers veulent faire croire aux ouvriers que l’État bourgeois, ce comité d’administration de la bourgeoisie, inféodé aux monopoles capitalistes, peut devenir le serviteur de l’ « intérêt collectif ». Or, « l’intérêt collectif » est, dans ce contexte, encore une monstruosité réformiste, car, dans la société capitaliste, il y a des intérêts opposés de la bourgeoisie et du prolétariat, aucune conciliation n’est possible entre eux. Le prolétariat ne peut faire valoir ses intérêts de classe qui correspondent seuls aux intérêts généraux de la société que par la lutte révolutionnaire intransigeante contre la bourgeoisie et son État.

Les propositions politiques de la C.G.T. ne dépassent pas le cadre des réformes assez anodines acceptables pour tous les défenseurs du régime capitaliste: rénovation des méthodes et des mœurs, introduction dans les rouages constitutionnels d’un organisme économique…, réforme administrative et fiscale. (Appel du 21 février.) Il ne s’agit de rien d’autre que « d’adapter les cadres de l’État à ses nouvelles fonctions ». (Peuple du 13 mars).

Dans le plan de Man, les réformistes belges sont même prêts à réaliser leur plan « socialiste », dans le cadre de « l’État émancipé de la tutelle des banques », avec les banquiers et le personnel actuel de l’État:

La composition du personnel des organismes visés par ces mesures ne subira aucune modification pour autant que les intéressés se montrent disposés à apporter, à l’œuvre de redressement poursuivie par le plan dans son ensemble, leur collaboration loyale et dévouée. (H. de Man, «Pour un plan d’action », p. 29.)

L’enseignement essentiel du marxisme, en ce qui concerne le rôle du prolétariat révolutionnaire à l’égard de l’État, est résumé par Marx lui‑même comme suit:

Il ne suffit pas que la classe ouvrière s’empare de la machine d’État pour la faire servir à ses propres fins … La révolution doit briser la machine bureaucratique et militaire. (Voir Lénine: L’État et la Révolution, Petite Bibliothèque Lénine, p. 43‑15.)

Toute l’expérience historique depuis la mort de Marx a confirmé brillamment cette vérité. Là où le prolétariat, à cause de la trahison de la social-démocratie, n’a pas brisé l’ancienne machine bureaucratique et militaire de l’État, ‑ comme ce fut le cas après la guerre en Allemagne, en Autriche, ‑ le chemin fut frayé à la victoire ultérieure du fascisme. Là seulement où cette machine fut brisée en morceaux, où ses racines furent extirpées, ‑ en Russie, ‑ le prolétariat, sous la direction des bolcheviks, a consolidé sa domination et peut réaliser actuellement l’économie socialiste dirigée par lui, au profit des travailleurs.

Les réformistes, par leur attitude envers l’État capitaliste, trahissent de la façon la plus éhontée les intérêts du prolétariat et montrent que leur politique vise, par des réformes de détail, à la consolidation de cet État, ce qui ne peut signifier autre chose que le renforcement de l’esclavage capitaliste.

Le social-fascisme et le fascisme

En se plaçant résolument sur le terrain de l’État capitaliste, en se refusant à toucher à aucune base du régime actuel, en se posant comme but le sauvetage de la démocratie bourgeoise menacée, la C.G.T. se présente comme force contre-révolutionnaire, force de la conservation sociale dont le but est d’empêcher à tout prix l’action révolutionnaire des ouvriers.

Les divergences entre la C.G.T. et autres formations bourgeoises ne concernent pas le fonds de la question. Elles veulent toutes sauver le régime, elles diffèrent seulement quant aux méthodes.

Le Peuple (socialiste) de Bruxelles souligne la communauté de vues entre de Man et Max-Léo Gérard [12], du Comité central industriel [13], porte-parole de l’oligarchie financière belge qui déclara, à une conférence chez les agents de change de Bruxelles:

« La réforme à faire n’est pas un rapprochement plus étroit (entre l’industrie et la banque), mais dans une application plus raisonnable des fonctions de banque et du crédit industriel. »

Fort bien. M. Max‑Léo Gérard est donc partisan d’une répartition plus raisonnable du crédit industriel.

Or, que veut le plan? Libérer la production de ses entraves. Comment? Dans le secteur monopolisé par la nationalisation des monopoles, mais aussi, dans le secteur non monopolisé, par la libre concurrence, dirigée, à l’aide du crédit réorganisé, vers un marché élargi et progressivement croissant.

Dès lors, de deux choses l’une: ou bien, « cette application plus raisonnable des fonctions de banque et du crédit industriel » n’est qu’une formule et un artifice oratoire; ou bien M. Max‑Léo Gérard est d’accord, du moins quant au fond, avec l’un des principaux objectifs du plan. (Peuple du 24 mars 1934.)

Dans le même sens, le Peuple de Paris considère les décisions du Conseil national de la Confédération nationale des anciens combattants groupant des fascistes notoires, des réactionnaires de tout acabit, comme « une nouvelle adhésion au Plan ». Nous sommes en pleine Union sacrée, le langage même du Peuple rappelle des « souvenirs glorieux »:

C’est vers le même point de l’horizon que s’orientent tous les regards: on veut organiser l’économie, on entend reconnaître à tous les hommes le droit à la vie et, partant, le droit au travail, on exige que rentre ses griffes le capitalisme, élément de désordre et de misère.

Ainsi, un nouvel esprit se crée qui déborde les cadres traditionnels dans lesquels il s’enfantait. C’est par masses compactes que les hommes donnent leur adhésion et leur foi aux formules nouvelles. (Peuple du 26 mars.)

Le programme de l’« économie dirigée » est commun à la C.G.T. et aux Jeunesses patriotes (voir leur récente affiche placardée à Paris), à Jouhaux et à Mussolini, à Otto Bauer et à Dollfuss [14]. Le fascisme ne préconise‑t‑il pas, lui aussi, l’intervention plus grande de l’État dans la voie économique, la nationalisation du crédit (voir l’article de Kronos dans le numéro précédent des Cahiers du Bolchévisme [15]), la Chambre corporative (égale au « Conseil national économique », rouage constitutionnel de la C.G.T. [16]), la rénovation des méthodes et des mœurs par « l’État au-dessus des classes »?

La C.G.T. ne se pose pas d’autres objectifs avec son plan d’ « économie dirigée » dans le cadre du capitalisme. Sa démagogie et sa phraséologie socialistes n’ont d’autre but que de tromper les ouvriers sur le sens réel de son programme qui constitue, tout comme le programme fasciste ouvert, le programme de solution capitaliste de la crise au détriment des travailleurs.

Le XIIIe Exécutif a défini d’une façon précise le fonds des divergences entre ces deux ailes de la bourgeoisie:

Certains groupes bourgeois, en particulier les social-fascistes qui, en pratique, ne s’arrêtent devant aucun acte de violence policière à l’égard du prolétariat, sont pour le maintien des formes parlementaires dans la réalisation de la fascisation de la dictature bourgeoise. Les fascistes, eux, exigent l’abolition complète ou partielle de ces anciennes formes ébranlées de la démocratie bourgeoise; ils exigent que la fascisation s’opère par l’instauration de la dictature fasciste ouverte et par un large emploi de la violence policière, ainsi que de la terreur des bandes fascistes. (Les thèses du XIIIe Exécutif, p. 7 [17].)

Les communistes doivent montrer aux ouvriers qui suivent encore les réformistes cette identité du programme fondamental et démasquer les théories néo-réformistes comme la couverture trompeuse destinée à cacher aux masses le caractère antiouvrier et capitaliste de la politique réformiste actuelle.

 



[1]. Les Cahiers du Bolchévisme ont publié une série d’articles sur le thème « Les réformistes et la crise ». Le premier, intitulé « Leurs “théories” », figure dans le n° 13‑14, juillet 1933, p. 894‑890. Le deuxième, intitulé « La semaine de 40 heures », figure dans le n° 23, 1er décembre 1933; p. 1575‑1586.

[2]. Source:
Cahiers du Bolchévisme, 11e année, n° 7, 1er avril 1934, p. 412‑422.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k127597/

[3]. [Note ROCML:] Léon Jouhaux. Secrétaire, puis secrétaire général de la CGT (1909-1947); président de la CGT-FO (1948-1954). L’un des vice-présidents de la Fédération syndicale internationale (cf. note 8 ), de 1919 à 1945. Il assume diverses fonctions à l’Organisation internationale du travail (OIT): membre du conseil d’administration de 1919 à sa mort en 1954; membre de la délégation ouvrière française de 1919 à 1952; président du Groupe ouvrier de l’OIT de 1946 à 1954.

[4]. [Note ROCML:] Secrétaire de l’UD-CGT du Rhône (1913-1920); directeur du journal Le Peuple; secrétaire de la CGT (1923-1936).

[5]. [Note ROCML:] Membre du Parti ouvrier français (POF) puis de la SFIO; secrétaire général du Parti socialiste SFIO du congrès de scission de Tours à la 2e Guerre mondiale; député (1924-1932, 1938-1940).

[7]. [Note ROCML:] 3e Congrès de l’Internationale communiste (22 juin‑12 juillet 1921) – Thèses sur la tactique .

[8][Note ROCML:] Fédération syndicale internationale (dite « Internationale syndicale d’Amsterdam »).

En 1901 se tient à Copenhague une réunion entre représentants des centrales syndicales de Norvège, Suède, Finlande, Danemark, Allemagne, France et Belgique. Une autre rencontre suit en 1903, et se constitue un secrétariat international. En 1913 est adoptée la désignation « Fédération syndicale internationale » (FSI). La 1re guerre mondiale induit le clivage correspondant aux alliances belligérantes. En 1919 la FSI est reconstituée. Une première réunion se tient en février 1919 à Bern, en juillet-aout le siège est établi à Amsterdam. La FSI est reconnue par la nouvelle Organisation internationale du travail. L’admission à la FSI des syndicats de l’Union soviétique est refusée. La Fédération américaine du travail (AFL) adhère finalement à la FSI en 1937.

[9]. Voir notre article dans les Cahiers du Bolchévisme, n° 13‑14, de juillet 1933.

[Note ROCML:] L. Constant: « Les réformistes et la crise – I. Leurs “théories” », Cahiers du Bolchévisme, n° 13‑14, juillet 1933, p. 894‑890.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k12751g/

[10]. Cité d’après Fogarachy « Sur le capitalisme d’État », Cahiers du Bolchévisme, n° 12 du 16 juin 1932.

[Note ROCML:] Lénine: « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer »; Oeuvres, tome 25, Paris, Éditions Sociales, 1971; p. 347‑397, ici p. 372.

[11]Idem.

[Note ROCML:] Lénine: « La catastrophe imminente … »; op. cit.; p. 363 et p. 388.

[12]. [Note ROCML:] Max-Léo Gérard. Secrétaire du roi Albert Ier, de 1919 à 1924. Ministre des Finances 1935-1936 (aux côtés de Hendrik de Man qui est ministre des Travaux publics et de la Résorption du Chômage) et 1938-1939.

[13]. [Note ROCML:] Il y a confusion de personnes. C’est Gustave-Léo Gérard, frère de Max-Léo, qui représente le Comité Central Industriel. En 1895 est constitué le « Comité central du travail industriel » comme organisation interprofessionnelle d’employeurs; en 1913 il change de dénomination en « Comité Central Industriel ». L’organisation est dominée par les industries lourdes et exportatrices, principalement wallonnes. En 1946 elle devient « Fédération des Industries belges » et enfin « Fédération des Entreprises de Belgique » (FEB) en 1973.

[14]. [Note ROCML:] Engelbert Dollfuss. Chancelier autrichien en 1932. En février 1934, il fait anéantir par les armes les milices ouvrières liées au Parti social-démocrate. Une nouvelle Constitution, promulguée le 1er mai 1934, définit l’Autriche comme un « État corporatif chrétien ». Dollfuss est assassiné le 25 juillet 1934 lors d’une tentative avortée de coup d’État national-socialiste.

[15]. [Note ROCML:] Kronos: « Sur le plan de Man », Cahiers du Bolchévisme, 11e année, n° 6, 15 mars 1934, p. 348‑354.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k12758w/

[16]. [Note ROCML:] selon une vision similaire à celle de De Man, la CGT élabore un Plan qui prévoit entre autre la création d’un « Conseil Supérieur de l’Économie investi de tous les pouvoirs nécessaires à l’accomplissement de sa fonction et devenant rouage essentiel et constitutionnel du pays »

Cf. Maurice Romier: Sur le plan de la C.G.T.

[17]. [Note ROCML:] 13e Plenum du Comité exécutif de l’Internationale communiste (Décembre 1933) – Thèses sur le fascisme, le danger de guerre et les tâches des partis communistes .