Sionisme et national-socialisme [1]

Israël est l´"État des Juifs". La détermination des critères pour savoir qui est Juif est complexe, à cause des événements historiques qu’a traversés le développement de la civilisation judaïque. De fait, le point de vue adopté par le mouvement sioniste, et ensuite par les institutions de l’État sioniste, est basé sur des conceptions racistes auxquelles se mélangent des influences venant du judaïsme religieux.

Dans l’État sioniste, il existe certaines dispositions juridiques fondamentales qui s’appliquent spécialement aux personnes considérées comme Juifs, et pas aux autres. II s’agit en premier lieu de la loi dite du Retour, ainsi que de la législation en matière de nationalité. La loi du Retour, adoptée en 1950, stipule que[2]:

[…] tout Juif a le droit d’émigrer en Israël.

Et selon la loi sur la nationalité, adoptée en 1952 [3]:

[….] tout Oleh [c’est-à-dire émigrant en Israël] en vertu de la loi du Retour de 1950 a la nationalité israélienne.

D’autres personnes peuvent bien entendu résider en Israël et acquérir la nationalité israélienne, mais uniquement à la suite de décisions particulières des autorités. Ceci est le cas notamment pour les Palestiniens qui vivaient sur le territoire de l’État sioniste lors de sa création, et qui y sont restés. Ils n’avaient pas d’emblée droit à la nationalité israélienne; environ 60 000 parmi eux, sur 350 000, ne l’ont pas obtenue par la suite, et cette situation se perpétue en général en ce qui concerne leurs enfants nés après 1948 [4]. Par contre, pour autant qu’elle découle de l’émigration en vertu de la loi du Retour, l’attribution de la nationalité est automatique, et la loi du Retour elle-même, selon l’interprétation des créateurs de l’État d’Israël, ne tire pas sa source de l’autorité de cet État. Ainsi le Premier ministre David Ben Gourion explique dans sa présentation du projet de la loi du Retour[5]:

Cette loi stipule que ce n’est pas l’État qui accorde le droit de venir s’installer ici au Juif de l’étranger, mais que ce droit lui appartient du fait même qu’il est Juif, à la seule condition qu’il exprime le désir de se joindre aux habitants du pays. […] Ce droit a précédé l’existence de l’État et c’est lui qui en a permis l’édification. Ce droit a sa source dans le lien qui ne s’est jamais distendu entre le peuple et sa patrie.

Par patrie, il faut entendre ici “Eretz Israël”, l’Israël biblique.

En effet, selon la loi sur la nationalité, la nationalité par la voie du retour est acquise, entre autres[6]:

[…] à celui qui a immigré en Israël ou qui y est né avant la création de l’État, du jour de la création de l’État.

Et le texte en hébreu comporte ici pour “Israël” le terme désignant traditionnellement la “Terre Sainte”, et qui en droit signifie la Palestine du mandat britannique. Tous les Juifs vivant en 1948 en Palestine, se trouvent donc d’emblée pourvus de la qualité de citoyens israéliens, même si ce n’est que par anticipation des entreprises expansionnistes futures de l’État sioniste[7].

Ce qui justifie aux yeux des sionistes leur projet, c’est l’affirmation que les Juifs, tels qu’ils ont vécu tout au long de leur histoire, y compris dans les conditions de la fin du 19e siècle, constituent tous ensemble une seule et unique nation. Max Nordau, dirigeant du mouvement sioniste après Herzl, constate[8]:

Le point qui exclut, peut-être pour toujours, toute possibilité de compréhension entre les Juifs sionistes et non-sionistes, c’est la question de la nationalité juive. Quiconque soutient et croit que les Juifs ne forment pas une nation ne peut, de fait être un sioniste. […] Celui qui est convaincu du contraire ‑ que les Juifs forment un peuple ‑ doit nécessairement devenir sioniste.

Or, étant donnée la situation dans laquelle se trouvent les Juifs, l’affirmation qu’ils constituent une nation, nécessite des justifications particulières. Vladimir Jabotinsky, dirigeant du courant sioniste dit révisionniste, alla effectivement jusqu’au bout de sa besogne, et ce faisant arriva à une doctrine ouvertement raciste. En 1913 il écrivit[9]:

Le territoire, la religion, une langue commune ne forment pas la substance d’une nation, ils ne s’ont que ses attributs. […] La substance d’une nation, l’alpha et l’oméga de l’unicité de son caractère se trouvent incorporés dans sa qualité physique spécifique, dans les éléments de sa composition raciale.

Et en 1933 [10]:

Chaque race possédant une unicité définie cherche à devenir une nation, c’est-à-dire à créer pour elle-même un environnement économique, politique et intellectuel dans lequel chaque détail dérive de sa pensée spécifique et, en conséquence, s’accorde également à son goût. Une race spécifique peut établir un tel environnement seulement dans son propre pays, dont elle est le maître.

Pour cette raison, chaque race cherche à constituer un État.

Une fois entreprise la réalisation pratique du projet sioniste par la création de l’État d’Israël, se posa inéluctablement la question de savoir qui doit être considéré comme Juif. Or en pratique il était impossible de trancher la question cas par cas selon des critères raciaux au sens strict; c’est pour cela que la religion judaïque revêtit un rôle essentiel à cet égard. Aux débuts du mouvement sioniste, les milieux judaïques religieux s’étaient en général opposés à ses objectifs, bien qu’il y ait toujours eu certains représentants du rabbinat qui se soient associés aux sionistes. Mais progressivement un rapprochement des deux parties eut lieu. Le rabbin Abraham Isaac Kook (1865-1935) entreprit le premier de formuler une doctrine susceptible de concilier sionisme et judaïsme religieux. Il rejoignit la position des sionistes en ce qui concerne la signification qu’a pour les Juifs leur émigration en Palestine[11]:

[Le pays d’Israël] n’est pas séparé de l’âme du peuple juif. Il n’est pas seulement une possession nationale, servant de moyen […] de survie […]. Eretz Israël fait partie de l’essence même de notre nationalité.

Et encore[12]:

Une créativité juive originale, que ce soit dans le royaume des idées ou dans l’arène de la vie et de l’activité quotidiennes, est possible seulement en Eretz-Israël.

L’aboutissement de ces réflexions est l’apologie de l’État sioniste, formulée par la suite par certaines fractions du judaïsme religieux. Dans un recueil de prières par exemple on trouve évoqué[13]:

[…] le plus grand miracle de l’histoire juive contemporaine: la résurrection de l’État d’Israël et de Jérusalem qui a bouleversé la conscience juive des temps modernes en réactualisant les promesses bibliques.

En fonction de ce développement, l’État sioniste a accordé aux instances judaïques religieuses une place importante dans le domaine politique et juridique. En ce qui concerne la définition qui est Juif notamment, des concessions vis-à-vis de la conception religieuse ont abouti à la législation telle qu’elle a été formulée en 1970 dans le cadre d’ajouts faits à la loi du Retour. La disposition principale à cet égard est la suivante[14]:

Pour les besoins de la présente loi [la loi du Retour] est considéré comme Juif, celui qui est né de mère juive ou qui s’est converti au judaïsme, et qui n’appartient pas à une autre religion.

L’identité entre les définitions selon le critère religieux d’une part, et le critère ethnique d’autre part, est donc en principe assurée, encore qu’une différence peut résulter du point de vue religieux, dans la mesure où au sens de la tradition religieuse une personne juive convertie à une autre religion reste juive.

Outre l’importance donnée à la religion en ce qu’elle sert de référence pour la définition de l’appartenance au peuple juif, il faut souligner que la compétence en matière de mariage est entièrement attribuée aux instances religieuses. Une loi adoptée en 1953 stipule[15]:

Tout ce qui concerne le mariage ou le divorce de Juifs en Israël, nationaux ou résidents, est exclusivement de la compétence des tribunaux rabbiniques. Les mariages et divorces de Juifs s’effectueront en Israël en vertu de la loi établie par la Thora.

Là encore, pour l’acquisition de la nationalité, il y a une discrimination entre les Juifs et les autres habitants d’Israël, basée sur des concepts raciaux et religieux. Puisqu’il n’y a pas de mariage civil, les mariages entre personnes de confession différente ne sont pas légalement admis, ce qui exclut les mariages entre Juifs et Arabes, pour autant que ceux-ci ne sont pas de confession judaïque. Pour les personnes qui ne sont pas considérées comme juives et qui veulent se marier avec une personne juive, la seule façon d’échapper à la ségrégation ethnique est de se faire convertir à la confession judaïque par un rabbin. Cette possibilité est d’ailleurs largement théorique, parce que le rabbinat n’accepte pas la conversion faite intentionnellement en vue du mariage. Comme le dit un rabbin “libéral”: "On sait que le seul exemple de la sincérité d’une conversion est celui de Ruth [celle dont parle la bible][16]".

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Des aspects exposés ci-dessus, il ressort qu’il existe certains fondements racistes communs aux idéologies sioniste et national-socialiste.

En premier lieu, il y a des similitudes sur le plan des caractères constitutifs de l’État dans les deux cas.

La constitution de l’État national-socialiste allemand intégrait la notion de race. Elle établissait une distinction entre les "ressortissants" du Reich[17] allemand et les "citoyens" du Reich définis de manière plus restrictive. Ces derniers devaient, en premier lieu, être de "sang" allemand[18]:

Est ressortissant de l’État celui qui fait partie de la Fédération protectrice du Reich allemand et pour cela lui doit une allégeance particulière. […]

N’est citoyen du Reich que le ressortissant qui est de sang allemand ou apparenté, et qui par son comportement prouve qu’il a la volonté et l’aptitude de servir avec fidélité le peuple et le Reich allemands. […]

Le citoyen du Reich est l’unique porteur des pleins droits politiques tels qu’ils sont établis par la juridiction.

Telle est la loi de la citoyenneté dans le cadre du Reich, du 15 septembre 1935.

Pour les national-socialistes, il ne s’agissait pas seulement d’intégrer au Reich allemand les communautés ethniques allemandes vivant à l’étranger, mais aussi de sauvegarder la "pureté raciale" du peuple allemand. C’est là une caractéristique du national-socialisme, bien plus essentielle que les mesures visant à l’expulsion des étrangers de l’État allemand, compte tenu surtout du fait que les entreprises expansionnistes des national-socialistes entraînaient inévitablement la présence, à l’intérieur du Reich, d’un grand nombre de populations non-allemandes. En 1942, le Dr. Wetzel, fonctionnaire du ministère du Reich pour les territoires occupés de l’Est, écrit[19]:

L’objectif de la politique allemande dans le domaine de la race et de la population est de préserver et d’accroitre les parties raciales constitutives du peuple allemand. […] En vue de l’objectif ainsi fixé des mesures doivent être prises pour empêcher l’afflux de sang non-apparenté, non-européen, dans notre corps ethnique.

À la différence du sionisme, le projet des national-socialistes s’appliquait à un État déjà existant. La référence à la notion de race avait néanmoins des fonctions semblables à celle du sionisme. Il s’agissait de "rassembler" les communautés ethniques allemandes vivant dans divers pays ‑ voisins, mais aussi éloignés, en tant que moyen parmi d’autres de renforcer l’Allemagne comme pays impérialiste. C’est là d’ailleurs un des points pour lesquels les national-socialistes s’inspiraient directement des courants politiques réactionnaires traditionnels. Voici un extrait d’un document adopté en 1928 par des représentants du “Deutscher Schutzbund”[20]:

Il faut tendre au renforcement aussi poussé que possible, en politique intérieure et extérieure, du Reich allemand en tant que mère patrie du peuple allemand. […]

Ce renforcement peut être atteint […] par le soutien à toute organisation ethnique, et leur extension au pangermanisme et enfin par l’intégration dans le Reich allemand, par la voie d’une évolution pacifique et basée sur le consentement mutuel, de tous les groupes ethniques allemands voisins, vivant sur le territoire de peuplement et formant un tout. […]

La protection juridique est en outre nécessaire, ainsi que le renforcement culturel et économique, de tous les groupes ethniques allemands à l’étranger, en particulier là où ceux-ci possèdent une personnalité étatique, et leur rattachement au Reich en matière de juridiction et d’économie.

Chez les sionistes comme chez les national-socialistes, la référence à la notion de race se prolonge dans un jugement de valeur opposant la "propre" race à d’autres, considérées comme inférieures. Voici ce qu’on peut lire dans un journal représentant le courant "pangermanique", en 1894 [21]:

C’est en direction de l’Est et du Sud-Est que nous devons gagner de l’espace pour avoir les coudées franches, afin d’assurer à la race germanique les conditions de vie dont elle a besoin pour développer pleinement ses forces, même si des petits peuples de peu de valeur, tels les Tchèques, Slovènes et Slovaques, et qui invoquent le principe de nationalité, devaient payer cela par la perte de leur existence, qui est sans utilité pour la civilisation.

À la même époque, Herzl aussi souhaitait voir les Juifs[22]:

[…] constituer un rempart de l’Europe contre l’Asie, de la civilisation contre la barbarie.

L’affirmation de la supériorité du peuple juif repose en grande partie sur la tradition judaïque religieuse. Celle-ci tire sa substance de l’idée que les Juifs constituent le "peuple élu". Le rituel des prières journalières fourmille de passages du genre que voici[23]:

C’est à nous de louer le Maître de toutes choses et de glorifier le Créateur du Commencement car il nous a assigné une vocation particulière parmi les peuples, et ne nous a pas donné un destin semblable à celui des familles de la terre. Il n’a pas établi notre héritage ni notre sort comme celui des multitudes.

Cette idée se concrétise dans le terme “goy”. “Goyim” (souvent traduit par “Gentils”) signifie “nations” et est employé dans la Bible aussi pour les Hébreux eux-mêmes. Progressivement, à partir du Moyen-Âge, ce terme devient synonyme de “non-juifs”. Or, fréquemment, il exprime non seulement une simple distinction entre les Juifs et les autres, mais une idée d’infériorité des “Goyim”. En témoigne la prière matinale prévue pour les croyants de sexe masculin[24]: "Béni sois-Tu, Seigneur, qui ne m’a fait ni Gentil, ni esclave, ni femme." (Les femmes sont censées réciter ceci: "Béni sois-Tu, Seigneur, qui m’a faite selon Ta volonté.")

L’affirmation d’une relation particulière entre Dieu et le "peuple d’Israël" est à la base d’une interpénétration marquée entre le domaine de la religion et la vie sociale en général. C’est une des raisons principales du fait que les communautés juives ont pu maintenir pendant des siècles une forte cohésion comme entité sociale, malgré la situation spécifique dans laquelle elles se trouvaient. Concrètement, cette tradition a pour centre de gravité la référence à l’époque de la domination des Juifs en Palestine, après leur libération de l’esclavage en Égypte. La plupart des fêtes religieuses sont liées à un événement historique concret se situant à cette époque-là. Ce qui est particulièrement mis en avant, ce sont les prophéties bibliques au sujet de l’achèvement du retour des Juifs en Palestine, tel qu’il fut entrepris jadis par Moïse. Là aussi, l’idée de la supériorité des Juifs par rapport aux autres peuples est mise en avant[25]:

Nos prophéties ont prédit que le temps arriverait où toutes les nations de la terre reconnaîtront qu’Israël est le dépositaire de la vérité. […] Nous demandons à Dieu de nous ramener dans la Terre sainte et d’y édifier son saint temple d’où les lumières divines se répandront sur toute la terre.

Il ne s’agit pas là de simples divagations de quelques fanatiques religieux, mais d’une conviction que l’on rencontre fréquemment chez les Juifs, comme par exemple dans un article au sujet des massacres des Palestiniens à Beyrouth[26]:

Israël n’est pas encore un pays comme les autres, même si un Sharon qui se voudrait Bismarck l’a fait descendre de plusieurs degrés dans cette direction.

Il faut souligner que, arrivé à un certain stade de fantasmes mégalomanes, l’aspect biologique du racisme judaïque se dissout dans un racisme spirituel qui tente de se cacher derrière une aspiration universaliste[27]:

Lors du jugement dernier, l’Éternel donnera à chacun selon ses oeuvres, bannira la mort et revendiquera les justes de toutes les nations qui ne formeront plus qu’un peuple, le peuple d’Israël.

Ici, on retrouve un point de rencontre avec l’idéologie national-socialiste. Certes, le nationalisme raciste de celle-ci est beaucoup moins tourné vers le passé que le racisme sioniste. Voici comment Hitler s’exprime dans Mein Kampf en parlant des "scoliastes ambulants allemands-populistes"[28]:

Le trait caractéristique de ces types est de rêver d’antique héroïsme germanique, des ombres de la préhistoire. […] Ces mêmes gens qui gesticulent dans les airs avec des glaives de l’antiquité germanique, soigneusement imités en plomb, avec, sur leur chef barbu, une peau d’ours surmontée de cornes de taureau, ceux-là mêmes prêchent pour le présent la lutte uniquement avec les armes de l’esprit et prennent précipitamment la fuite devant chaque matraque communiste en caoutchouc.

Mais c’est justement pour cela que le national-socialisme se fonde non pas simplement sur la tentative de définir d’un point de vue anthropologique et biologique une "race nordique", mais aussi sur une conception philosophique générale. Alfred Rosenberg développe une théorie dans ce sens, dans Le Mythe du 20e siècle, paru en 1930. Il écrit[29]:

Mais aujourd’hui s’éveille une nouvelle Foi, le Mythe du Sang, la Foi de défendre avec le Sang aussi l’essence divine de l’Homme en général. Foi faisant corps avec le Savoir le plus clair de ce que le Sang nordique représente le Mystère qui a remplacé et surmonté les anciens sacrements.

La cible de ce racisme ne sont pas par définition les Juifs. Ceux-ci en sont considérés comme l’incarnation la plus complète, mais Rosenberg parle de l´"antirace" juive, terme qu’il emploie dans un sens général, en y incluant aussi d’autres populations. Himmler par exemple présente de la manière suivante l’ensemble des internés dans les camps de concentration (en 1937)[30]:

Il n’existe pas de démonstration plus vivante des lois raciales et de l’hérédité. […] Il s’y trouve des hydrocéphales, des loucheurs, des malformés, des demi-Juifs, une profusion de choses raciales de basse qualité.

Il ne s’agit pas spécifiquement de Juifs. Himmler précise qu’il y a principalement des communistes, mais aussi des professionnels du crime: la lutte à mener vise le "rebut de l’humanité", la "sub-humanité"[31].

De même que la tradition judaïque religieuse se situe dans la perspective du jugement dernier séparant les justes, c’est-à-dire le peuple d’Israël des autres, les national-socialistes s’assignent une vocation universelle semblable. Himmler dit, en 1936 [32]:

L’Allemagne se trouve seulement au début d’une explication avec les forces de la sub-humanité organisée, explication qui sera, peut-être, séculaire et décisive à l’échelle de l’univers.

Une objection courante à un rapprochement fait entre le caractère du sionisme et celui du national-socialisme consiste à dire que l’extermination méthodique de six millions de Juifs par les national-socialistes n’a soi-disant aucune commune mesure avec les actions des sionistes contre le peuple palestinien. Or cet argument repose sur une caractérisation erronée, mais très répandue, du national-socialisme. L’extermination de six millions de Juifs est certes un des aspects qui montrent le plus la monstruosité du national-socialisme. Mais ce n’est pas cela qui le définit, et ce n’est pas en 1942 qu’il est né. Il a dominé l’Allemagne à partir de 1933. Or le premier camp de concentration, Dachau, a été ouvert en 1933, pour y interner des milliers d’Allemands non-juifs, communistes et autres. Et la mise en pratique de la politique antisémite a commencée par des mesures se situant d’abord sur le plan économique (ce qui rappelle la politique du "travail hébreu" et du "produit du Pays" dont nous avons parlé dans l’article précédent). [Note 321ignition: L’article en question n’est pas reproduit ici. Voir cependant: Le “Travail hébreu” contre la classe ouvrière en Palestine.] En mars 1933 la direction du NSDAP ordonna[33]:

Dans chaque groupe local et dans chaque section organisationnelle du NSDAP des comités d’action sont à former immédiatement, pour l’exécution pratique, méthodologique du boycottage des marchandises juives, médecins juifs et avocats juifs.

Pendant plusieurs années les national-socialistes ont suivi une politique de déplacement des Juifs hors d’Allemagne. Cette politique était pourtant basée sur les mêmes principes racistes que la "solution finale". En ce qui concerne les actions d’extermination vis-à-vis de la population de l’URSS, elles n’ont connu qu’un début d’application; pourtant les populations qu’elles visaient étaient considérées comme étant composées de races inférieures, de sous-hommes, au même titre que les Juifs. Mais les conditions pratiques obligeaient les national-socialistes à adopter une politique différente dans ce cas. Dans le rapport déjà cité du Dr. Wetzel, on trouve la constatation suivante[34]:

En ce qui concerne la voie que von Abel propose d’envisager, à savoir liquider l’ethnie russe, il ne faut pas la prendre en considération, et cela, parce qu’elle ne peut guère être mise en oeuvre, mais aussi pour des raisons politiques et économiques; […].

Ce n’est donc pas en comptant le nombre de ses victimes qu’on peut situer le national-socialisme par rapport à d’autres forces politiques, mais seulement en examinant ‑ outre sa base économique ‑ les fondements de son contenu politique et idéologique. Il est instructif de lire l’appréciation suivante, formulée dans une circulaire de la police national-socialiste datant de l’été 1938, au sujet du Bétar [mouvement de jeunesse du courant dit "révisionniste" du sionisme, affilié aujourd’hui au parti Hérouth, de Ménahem Begin)[35]:

En dépit de l’ordonnance de dissolution des organisations juives, les membres du Bétar doivent être autorisés à se réunir à huis clos et à porter les uniformes de leur mouvement.

[…] [le Bétar] diffuse l’esprit du national-socialisme au sein de la jeunesse juive d’Allemagne.

Loin de se limiter au domaine de l’idéologie, la communauté d’esprit entre sionisme et national-socialisme se traduit largement dans la pratique. Rappelons d’abord que des événements tels que le massacre de Deir Yassine, exécuté par l’Irgoun de Ménahem Begin, ne constituent pas des faits isolés. Les actions menées par les organisations armées sionistes contre la population arabe de la Palestine étaient basées sur un nationalisme d’extrême droite foncièrement raciste. Un certain Fred Goldstein, qui a été membre de l’Irgoun relate allégrement les divers attentats qui pendant les années 1930 ont été organisés par les sionistes, tuant des arabes par dizaines, parmi la population civile. Voici un exemple mettant en lumière l’esprit dans lequel ces assassinats ont été commis[36]:

Nehemia Bekman, pour venger Shalom Shmoulevitz, son ami assassiné, tue un Arabe. Capturé par les Anglais, il est condamné à dix-huit mois de prison et ayant purgé sa peine il s’en va tuer deux autres Arabes dans une ruelle de Jaffa; […].

Du fait de la tactique d’alliance avec les Anglais, menée par les sionistes de gauche, sous la direction de D. Ben Gourion, le principal protagoniste de ces actions armées était le courant "révisionniste". Les sionistes socialistes condamnaient en général les attentats organisés par les "révisionnistes". Mais ces divergences quant à la façon de procéder ne reposaient sur aucun désaccord fondamental. F. Goldstein le dit crûment[37]:

Au mois de mars 1937, lors de la flambée de violences arabes entre deux phases aigües de révolte, après une bombe arabe sur un groupe de Juifs dans la rue de Jérusalem, les hommes indignés de la Haganah reçoivent l’autorisation de réagir et jettent des bombes dans les cafés arabes des quartiers de Romema et Mamilla. Trois Arabes sont tués, dix autres blessés.

Le journal de la Histadrouth Davar et les autres journaux socialistes chantent les louanges de ces actions. En même temps toute action du même genre effectuée par l’Irgoun est considérée comme "indigne d’un peuple civilisé" et "mettant en péril l’avenir du yishouv [population juive de Palestine]". L’existence de deux poids et de deux mesures est évidente.

Ben Gourion qui, quant à lui, admet parfois des actions de "dissuasion", s’explique. Il déclare à [Avraham] Tehomi, le commandant de l’Irgoun, avec lequel il a un entretien à ce propos: "Il faudrait que ce soit moi qui ordonne toute action."

Cela dit, les rapports entre les sionistes et les réactionnaires anti-sémites ne se limitaient pas à de simples similitudes, mais se concrétisaient parfois dans des accords directs, y compris avec les national-socialistes.

Au début des années trente, sous le régime Pilsudski, David Karol, président du “Brith Hahayal” (organisation d’anciens combattants juifs d’inspiration révisionniste) conclut avec les autorités polonaises un accord en vue de la fourniture d’armes aux sionistes par la Pologne. La collaboration en faveur de l’émigration juive en Palestine s’accentua sous le régime de Rydz-Smigli. Suite à un règlement avec le ministre polonais de l’Intérieur, un membre du Bétar fut nommé fonctionnaire au service des passeports du ministère de l’Intérieur polonais. Le gouvernement polonais donna par ailleurs l’ordre à ses douaniers de ne pas trop fouiller les Juifs quittant la Pologne, ce qui leur permettait d’emporter leurs avoirs en dollars achetés au marché noir. Parallèlement les fournitures d’armes, suite à des négociations menées par Stern, prirent des dimensions considérables grâce notamment à des subventions financières accordées par le gouvernement polonais. En outre, de mars à mai 1939, des officiers polonais donnèrent une instruction militaire à des membres des organisations sionistes révisionnistes. Ceux-ci projetaient alors un débarquement en Palestine dont le succès aurait dû être couronné par la constitution d’un gouvernement sioniste. L’éclatement de la Guerre mondiale rendit l’exécution du projet impossible, mais une collaboration allant toujours dans le même sens se poursuivait, cette fois avec le gouvernement provisoire de Sikorski, et en Palestine avec les militaires polonais participant à la guerre[38].

Et voici un exemple de la collaboration entre les sionistes et les national-socialistes. Pendant la Guerre mondiale Rudolf Kastner, à l’époque responsable de l’organisation sioniste Agence juive à Budapest, conclut un accord avec Adolf Eichmann qui à l’époque était responsable de la "solution de la question juive" en Hongrie, accord selon lequel Kastner s’était engagé à tolérer l’extermination de 800 000 Juifs hongrois, en contrepartie de quoi Eichmann avait assuré qu’il permettrait le départ de 600 sionistes connus de la Hongrie en Palestine. À la suite de cet accord, fut créé par la SS, en complément de son bureau chargé de l’extermination, un "bureau de sauvetage" sous la direction de Kastner[39].

Il faut souligner que l’Agence juive était un organisme sioniste officiel qui ne se trouvait pas particulièrement dans le sillage du courant révisionniste. Certaines fractions de l’Irgoun, il est vrai, allèrent beaucoup plus loin, tel [Avraham (Yair)] Stern qui proposa aux national-socialistes une alliance militaire en Palestine en vue de l’instauration d’un État sioniste allié à l’Allemagne fasciste[40].

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Il n’est bien sûr pas surprenant de constater qu’un des objectifs de cette collaboration entre réactionnaires était la lutte contre la révolution prolétarienne et le communisme. Au 12e Congrès sioniste en 1921, V. Jabotinsky avait soumis un projet de collaboration avec le régime anticommuniste ukrainien de Semyon Petliouri, dont la terreur antisémite devait manifestement passer au second plan en vertu de sa "lutte de libération nationale" contre la Russie soviétique[41]. Peu avant la Deuxième Guerre mondiale, Feivel Polkes, représentant de la Haganah, établit des contacts avec Adolf Eichmann, à l’époque collaborateur de l’Office central pour la sécurité du Reich. En contrepartie d’une collaboration des national-socialistes aux objectifs des sionistes, Polkes offrit entre autres des services de renseignements. Voici deux exemples de cette collaboration qui se concrétisa effectivement par des renseignements fournis aux national-socialistes. Polkes informa les national-socialistes que le Congrès mondial panislamique, dont le siège était à Berlin, entretenait des contacts avec les dirigeants arabes Emir Chekib Arslan et Emir Adil Arslan, ayant des sympathies pour l’Union Soviétique. Et puis, Polkes transmit un renseignement selon lequel une station radiotélégraphique communiste dont les émissions pénétraient profondément en Allemagne, exerçait son activité à partir d’un camion, le long de la frontière entre l’Allemagne et le Luxembourg[42].

Les sionistes reproduisent ainsi à leur manière la symbiose entre la poursuite de leurs propres objectifs idéologiques et politiques, et une action générale profondément contre-révolutionnaire. Pour les national-socialistes aussi, derrière l’idéologie et la politique antisémites, l’objectif fondamental ‑ la lutte contre la révolution prolétarienne ‑ était toujours présent plus ou moins ouvertement. Les attaques contre le Juifs entretenaient constamment un certain double sens en ce qu’elles oscillaient entre l’antisémitisme et, à l’inverse, la dénonciation d’ennemis déterminés désignés comme Juifs pour le besoin de la cause. Par exemple, en 1934, Eicke, inspecteur SS des KL [camps de concentration] dit[43]:

On laisse à l’interné en détention préventive le soin de réfléchir pourquoi il est arrivé dans le KL. On lui offre l’occasion de changer son attitude envers le peuple et la patrie au profit de la communauté populaire sur la base national-socialiste, ou bien, si l’intéressé le considère comme préférable, de périr pour la 2e ou la 3e Internationale juives d’un Marx ou d’un Lénine.

Notes



[1]. Reproduit d’après : Bulletin international, n° 60 63, décembre 1982 – mars 1983; édité par le CEMOPI (Centre d’étude sur le mouvement ouvrier et paysan international), France.

[2]. Claude Klein: Le caractère juif de l’État d’Israël, Paris, Éditions Cujas, 1977, p. 30.

[3]Idem, p. 84.

[4]. Israël Shahak: Le racisme de l’État d’Israël, Paris, Guy Authier Éditeur, 1975, p. 84.

[5]. Cité dans C. Klein, op. cit., pp. 29‑30.

[6]Idem, p. 85.

[7]Ibidem.

[8]. Cité dans Fayez A. Sayegh: Le sionisme: une forme de racisme et de discrimination raciale, Genève, OLP, 1976, p. 45.

[9]. Cité dans Shlomo Avineri: Histoire de la pensée sioniste, Paris, JC Lattès, 1982, p. 227‑228.

[10]Idem, pp. 228‑229.

[11]Idem, p. 256.

[12]Idem, p. 257.

[13]. Rituel des prières journalières, Paris sd, Union Libérale Israélite, p. 1.

[14]. C. Klein, op. cit., p. 47.

[15]Idem, p. 122.

[16]. Rabbin Daniel Farhi: "Point de vue d’un rabbin libéral", dans Traces n° 2, Paris, automne 1981, p. 71.

[17]. En 1871 fut fondé un état national allemand rassemblant les provinces incluses, notamment le royaume de Prusse, sous le nom de "Deutsches Reich" ("Empire allemand"). Cette désignation fut maintenue après l’instauration de la république fédérale en 1919.

[18]Reinhard Kühnl: Der deutsche Faschismus in Quellen und Dokumenten, Köln, Pahl-Rugenstein Verlag, 1975, p. 272.

[19]Reinhard Opitz: Europastrategien des deutschen Kapitals 1900‑1945, Köln, Pahl-Rugenstein Verlag, 1977, pp. 892‑893.

[20]Idem, p. 549.

[21]Idem, p. 99.

[22]. Cité dans Ilan Halevi: Question juive, Paris, Les Éditions de Minuit, 1981, p. 207.

[23]. Rituel des prières journalières, op. cit., p. 42.

[24]. Ernest Gugenheim: Le judaïsme dans la vie quotidienne, Paris, Albin Michel, 1978, p. 47.

[25]. La Haggadah de Pessach, Tel Aviv, Sinaï Publishing, 1977, p. 32.

[26]. Michel Goldbery (auteur du livre Ecorché juif): "Écrit à Kippour", Le Monde, 1/10/1982.

[27]. La Haggadah de Pessach, op. cit., p. 64.

[28]. Cité dans Joseph Billig: L’hitlérisme et le système concentrationnaire, Paris, Presses Universitaires de France, 1967, p. 144.

[29]Idem, p. 48.

[30]Idem, p. 20.

[31]Idem, p. 21.

[32]Idem, p. 22.

[33]R. Kühnl, op. cit., p. 196.

[34]. R. Opitz, op. cit., p. 884.

[35]. I. Halevi, op. cit., p. 188.

[36]. Fred Goldstein: L’Irgoun, Paris, Éditions France-Empire, 1980, p. 149.

[37]Idem, p. 143.

[38]Idem, pp. 92, 115, 227‑233, 307‑309.

[39]Roter Morgen, Organe central du KPD, n° 32 du 13/8/1982, p. 13.

[40]Idem, n° 33 du 20/8/1982, p. 11.

[41]. Sh. Avineri, op. cit., p. 233.

[42]Roter Morgen, n° 32 du 13/8/1982, p. 13.

[43]. Cité dans J. Billig, op. cit., p. 15.