I. V. Staline
La question de l’union des Républiques nationales indépendantes [1]

(Entretien avec un correspondant de la Pravda)

"Pravda" [La Vérité] n° 261,
18 novembre 1922

 

Interrogée par notre correspondant sur les problèmes que soulève la formation de l’union des Républiques socialistes soviétiques, le camarade Staline a donné les explications suivantes[2].

‑ À qui revient l’initiative du mouvement pour l’union des Républiques indépendantes?

‑ L’initiative du mouvement revient aux républiques elles‑mêmes. Il y a déjà trois mois, les milieux dirigeants des Républiques de Transcaucasie ont soulevé la question d’un front uni économique des Républiques socialistes soviétiques et de leur réunion en un État fédératif. La question fut alors posée devant de larges assemblées du Parti dans certaines régions d’Azerbaïdjan, de Géorgie et d’Arménie où, ainsi qu’en témoignent les résolutions adoptées, elle suscita un enthousiasme sans précédent. Presque en même temps, la question de l’union était soulevée en Ukraine et en Biélorussie où, comme en Transcaucasie, elle fut accueillie avec des transports de joie dans les larges milieux du Parti.

Ces faits sont la preuve indubitable de la vitalité du mouvement et montrent que la question de l’union des Républiques est absolument mure pour être tranchée.

‑ Qu’est-ce qui a provoqué ce mouvement, quels en sont les motifs principaux?

‑ Ces motifs sont essentiellement d’ordre économique. L’aide à l’économie paysanne, le relèvement de l’industrie, l’amélioration des communications et des PTT, les questions financières, les problèmes relatifs aux concessions et aux autres traités économiques, l’action conjointe sur les marchés étrangers, soit pour vendre, soit pour acheter : telles sont les questions qui sont à l’origine du mouvement pour la formation d’une Union des Républiques. L’épuisement des ressources économiques intérieures de nos Républiques par suite de la guerre civile, d’une part, et l’arrêt de tout afflux tant soit peu important de capital étranger, d’autre part, ont créé une situation telle qu’aucune de nos républiques soviétiques n’est en état de relever son économie par ses propres moyens. Cela est particulièrement sensible maintenant que les Républiques soviétiques, pour la première fois depuis la fin de la guerre civile, se sont attaquées pour de bon aux problèmes économiques et qu’elles ont senti, au cours même du travail, toute l’insuffisance des efforts isolés que chacune d’elles accomplit, toute la nécessité de coordonner ces efforts de réaliser l’union économique des républiques, seul moyen de relever l’industrie et l’agriculture.

Mais pour coordonner efficacement les efforts économiques des différentes Républiques, jusques et y compris l’association de ces dernières au sein d’une même union économique, il faut créer des organes fédéraux appropriés de caractère permanent, qui soient capables d’orienter la vie économique des Républiques dans une seule direction déterminée. C’est pourquoi les accords économiques et commerciaux antérieurement conclus entre elles sont désormais insuffisants. C’est pourquoi le mouvement en faveur de l’Union des Républiques a débordé ces accords et posé la question de l’unification.

‑ Considérez-vous cette tendance à l’unification comme un fait entièrement nouveau ou a-t-elle son histoire?

‑ Le mouvement qui pousse les républiques indépendantes à s’unir, n’a rien d’inattendu ni d’"absolument" nouveau. Il a son histoire. Au cours de son développement, il a déjà passé par deux phases et il vient d’entrer dans la troisième.

La première phase, de 1918 à 1921, est la période de l’intervention et de la guerre civile ; un danger mortel menaçait l’existence même des Républiques, et elles ont dû s’unir sur le plan militaire pour sauvegarder leur existence. Cette phase se termina par une unification militaire, une union militaire des Républiques soviétiques.

La seconde phase, fin de 1921 et début de 1922, est la période de Gênes et de La Haye : les puissances capitalistes d’Occident, qui avaient perdu leurs illusions sur l’efficacité de l’intervention, ont alors essayé d’obtenir le rétablissement de la propriété capitaliste dans les républiques soviétiques par une voie non plus militaire, mais diplomatique; le front uni diplomatique des Républiques soviétiques est apparu comme l’unique moyen de résister à la pression des puissances occidentales. C’est sur cette base que s’est conclu l’accord bien connu des huit Républiques indépendantes avec la RSFSR[3] à la veille de la conférence de Gênes, accord qu’on ne peut qualifier que d’union diplomatique des Républiques soviétiques. Ainsi s’est terminée la seconde phase : celle de l’union de nos Républiques sur le plan diplomatique.

À l’heure actuelle, le mouvement pour l’union des Républiques nationales est entré dans une troisième phase, celle de l’union économique. On comprend sans peine que cette troisième phase est le complément des deux précédentes.

‑ Ne s’ensuit-il pas que l’union des Républiques se terminera par leur rattachement à la Russie, leur fusion avec elle, comme cela s’est produit pour la République d’Extrême-Orient?

‑ Non, aucunement. Il existe une différence fondamentale entre la République d’Extrême-Orient[4] et les Républiques nationales dont il vient d’être question :

a) alors que la première avait été formée artificiellement (comme État-tampon) pour des considérations d’ordre tactique (on pensait que la forme de la démocratie bourgeoise serait une garantie sure contre les visées impérialistes du Japon et des autres puissances), et nullement sur une base nationale, les secondes, au contraire, sont nées tout naturellement du développement des nationalités en cause et elles reposent sur une base essentiellement nationale;

b) alors que l’on peut supprimer la République d’Extrême- Orient sans porter aucune atteinte aux intérêts nationaux de la majorité de la population (qui est russe, comme la majorité de la population de la Russie), la suppression des Républiques nationales serait une absurdité réactionnaire, impliquant la suppression des nationalités non-russes, leur russification; autrement dit, ce serait un donquichottisme réactionnaire, qui soulèverait des objections même de la part de chauvins obscurantistes russes comme le Cent‑noir Choulguine.

On s’explique ainsi que la République d’Extrême-Orient ait pu décider sa propre suppression dès qu’elle se fut convaincue que la forme de la démocratie bourgeoise ne lui offrait aucune garantie contre les impérialistes, et devenir une partie constitutive de la Russie, une région comme l’Omal ou la Sibérie, sans Conseil des commissaires du peuple ni Comité exécutif central, alors que les républiques nationales, qui reposent sur une base toute différente, ne peuvent être supprimées, ne peuvent être privées de leur Comité central exécutif, de leur Conseil des commissaires du peuple, de leur base nationale, tant que subsisteront les nationalités dont elles sont issues, leur langue et leur culture nationales, leurs mœurs, leurs us et coutumes. Aussi l’union des Républiques nationales soviétiques en un État fédératif ne peut‑elle aboutir à un rattachement de ces Républiques à la Russie, à une fusion avec elle.

‑ Quels sont, selon vous, le caractère et la forme de l’association des Républiques au sein de l’Union?

‑ Cette association doit être volontaire et seulement volontaire, chaque République nationale devant garder le droit de quitter l’Union. Il faut donc mettre le principe du libre consentement à la base du traité instituant l’Union des Républiques socialistes soviétiques.

Le traité est conclu entre la RSFSR (entité fédérative), la Fédération de Transcaucasie[5] (elle aussi entité fédérative), l’Ukraine et la Biélorussie, Boukhara et le Khorezm[6], Républiques soviétiques populaires, et non socialistes, resteront peut- être en dehors de cette union jusqu’au moment où leur évolution naturelle en fera des Républiques socialistes.

Les organes supérieurs de l’Union des Républiques socialistes soviétiques seront le Comité central exécutif de l’Union, élu par les républiques de l’Union proportionnellement au chiffre de leur population, et le Conseil des commissaires du peuple de l’Union, désigné par le Comité exécutif central de l’Union, dont il sera l’organe exécutif.

Le Comité exécutif central de l’Union aura pour fonction de déterminer les principes directeurs fondamentaux de la vie politique et économique des Républiques et des fédérations faisant partie de l’Union.

Le Conseil des commissaires du peuple de l’Union aura pour fonction :

a) d’administrer directement et sans partage, les affaires militaires, les affaires étrangères, le commerce extérieur, les chemins de fer et les PTT de l’Union;

b) de diriger l’activité des commissariats des Finances, du Ravitaillement, de l’Économie nationale, du Travail et de l’Inspection des Républiques et fédérations faisant partie de l’Union, tandis que les commissariats de l’Intérieur, de l’Agriculture, de l’Instruction publique, de la Justice, de la Sécurité sociale et de la Santé publique de ces Républiques et fédérations resteront directement et sans partage du ressort de ces derniers.

Telle est, selon moi, la forme générale de l’association en une Union des Républiques, dans la mesure où on peut la dégager du mouvement en faveur de l’union des Républiques nationales.

À côté des deux organes fédéraux (Comité exécutif central et Conseil des commissaires du peuple), certains estiment nécessaire de créer un troisième rouage intermédiaire entre les deux premiers, une sorte de Chambre haute où toutes les nationalités seraient également représentées; mais cette opinion ne sera certainement pas accueillie avec faveur dans les républiques nationales, ne serait-ce que parce que le système des deux Chambres, dont une Chambre haute, est incompatible avec la structure soviétique, du moins au stade actuel de son développement.

‑ Quand pourra, selon vous, se réaliser l’Union des Républiques, et quelle sera sa portée internationale?

‑ Je crois que le jour où sera formée l’Union des Républiques n’est plus très éloignée. Il est parfaitement possible que cette formation coïncide avec la réunion prochaine du 10e Congrès des Soviets de la RSFSR.

Quant à la portée internationale de cette Union, elle n’a guère besoin d’explications. Si l’union militaire des républiques soviétiques au cours de la guerre civile nous a permis de repousser l’intervention armée de nos ennemis, et si leur union diplomatique à l’époque de Gênes et de la Haye a facilité notre lutte contre la pression diplomatique de l’Entente, leur union en un État fédératif permettra sans aucun doute de mettre sur pied une forme de collaboration totale, militaire et économique, qui facilitera radicalement le progrès économique des Républiques soviétiques et en fera une vraie citadelle face aux tentatives du capitalisme international.

 

Notes



[1]. Source : I. V. Staline, Oeuvres, tome 5 (1921‑1923); Paris, Nouveau Bureau d’Édition, 1980; p. 123‑128.

[2]. Staline se trouvait à la tête de la commission créée le 6 octobre 1922 par la session plénière du Comité central du PC(b)R pour élaborer le projet de loi relatif à l’association de la RSFSR, de la RSS d’Ukraine, de la Fédération de Transcaucasie et de la RSS de Biélorussie en une Union des Républiques socialistes soviétiques. C’est cette commission qui a dirigé tous les travaux préparatoires au 1er Congrès des Soviets de l’URSS (IMEL).

[3]. Il s’agit de l’accord qui fut conclu à Moscou le 22 février 1922 par les représentants plénipotentiaires des Républiques indépendantes d’Azerbaïdjan, d’Arménie, de Géorgie, de Biélorussie, d’Ukraine, du Khorezm, de Boukhara, d’Extrême-Orient et de la RSFSR, et qui chargeait la RSFSR de représenter ces républiques à la conférence économique européenne de Gênes (IMEL).

[4]. La République d’Extrême-Orient a existé d’avril 1920 à novembre 1922. Elle comprenait : la Cisbaïkalie, la Transbaïkalie, la région de l’Amour, la Région maritime, le Kamtchatka et la partie nord de Sakhaline (IMEL).

[5]. La Fédération de Transcaucasie, ou Union fédérative des Républiques socialistes soviétiques de Transcaucasie, a été fondée le 12 mars 1922 à la conférence plénipotentiaire des représentants des Comités exécutifs centraux de Géorgie, d’Azerbaidjan et d’Arménie. En décembre 1922, l’Union fédérative s’est transformée en une République socialiste fédérative soviétique de Transcaucasie (RSFST), qui a subsiste jusqu’en 1936. En vertu de la Constitution soviétique de 1936, les Républiques socialistes d’Arménie, d’Azerbaidjan et de Géorgie font partie de l’URSS en qualité de républiques fédérées.

Sur la Fédération de Transcaucasie, voir :

10e Congrès des Soviets de la RSFSR / 1er Congrès des Soviets de l’URSS (26/30 décembre 1922) 

12e congrès du Parti communiste (bolchevik) russe (17‑25 avril 1923) 

[6]. Les Républiques soviétiques populaires de Boukhara et du Khorezm ont été constituées en 1920, après la victoire des soulèvements populaires qui avaient éclaté sur le territoire des anciens khanats de Boukhara et de Khiva. À la fin de 1924 et au début de 1925, l’établissement de la carte politique de l’Asie centrale d’après le critère national a entrainé l’incorporation des territoires des Républiques de Boukhara et du Khorezm dans les Républiques socialistes soviétiques fédérées de Turkménie et d’Ouzbékie, la République socialiste soviétique autonome de Tadjikie et la région autonome de Kara-Kalpakie, qui venaient d’être constituées (IMEL).