L’"art" des citations

Dans ce qui suit, il s’agit plus précisément de citations consistant en une phrase ‑ extraite d’un livre, d’un article, d’un poème, ou formulée telle quelle toute seule ‑ censée synthétiser une idée significative. Quand une phrase se lance ainsi dans une existence indépendante, on la désigne par toute sorte de termes plus ou moins synonymes : adage, dicton, proverbe, aphorisme, devise. Chacun peut évidemment mettre en circulation un adage dont il est lui-même l’auteur. Mais généralement l’inspiration vient de ce que quelqu’un d’autre a écrit ou dit.

À première vue peu importe l’origine de tel ou tel adage et son authenticité textuelle, mais il y a au moins un domaine pour lequel il vaut mieux regarder de plus près : la politique.

Le cas du texte de Bertold Brecht intitulé " Kolomann-Wallisch-Cantate" exemplifie cette problématique (voir ici : ). Brecht écrit : "Celui qui n’a pas combattu pour sa propre cause se battra pour la cause de l’ennemi". Pourtant, depuis longtemps circule une phrase selon laquelle "qui lutte peut perdre, qui ne lutte pas, a déjà perdu" et à laquelle est frauduleusement accolée la signature "Bertold Brecht". "Se battre pour la cause de l’ennemi" et "avoir déjà perdu" – ces deux expressions n’ont absolument pas la même signification.

Il y a aussi le cas de la phrase selon laquelle "ceux qui ne bougent pas ne sentent pas leurs chaines" et qui pullule sur Internet accompagnée de l’affirmation qu’elle provient de "Rosa Luxemburg". Dans les textes de R. Luxemburg on trouve ‑ fatalement, pourrait-on dire ‑ le terme "chaines". Mais nulle part elle n’évoque des personnages qui "ne sentent pas leurs chaines" parce qu’ils "ne bougent pas".

Voici un passage qui illustre ce qu’elle pensait réellement au sujet de la situation des travailleurs[1].

Les partisans de "batailles ordonnées et disciplinées" conçues selon un plan et un schéma, ceux qui en particulier veulent toujours exactement savoir de loin comment "il aurait fallu faire", ceux-là estiment que ce fut une "grave erreur" que de morceler la grande action de grève générale politique de janvier 1905 en une infinité de luttes économiques, car cela aboutit à leurs yeux à paralyser cette action et à en faire un "feu de paille". […] Le brusque soulèvement général du prolétariat en janvier, déclenché par les évènements de Saint-Pétersbourg, était dans son action extérieure, un acte politique révolutionnaire, une déclaration de guerre à l’absolutisme. Mais cette première lutte générale et directe des classes déclencha une réaction d’autant plus puissante à l’intérieur qu’elle éveillait pour la première fois, comme par une secousse électrique, le sentiment et la conscience de classe chez des millions et des millions d’hommes. Cet éveil de la conscience de classe se manifeste immédiatement de la manière suivante : une masse de millions de prolétaires découvre tout à coup, avec un sentiment d’acuité insupportable, le caractère intolérable de son existence sociale et économique, dont elle subissait l’esclavage depuis des décennies sous le joug du capitalisme. Aussitôt se déclenche un soulèvement général et spontané en vue de secouer ce joug, de briser ces chaînes.

La formulation utilisée ici par R. Luxembourg a une signification plus intéressante que la "citation" apocryphe. Elle parle de prolétaires qui subissaient l’esclavage et découvrent le caractère intolérable de leur existence sociale et économique ‑ ce qui déclenche un soulèvement général et spontané en vue de secouer ce joug, de briser ces chaines. Ces phrases n’insinuent pas qu’auparavant "ils ne sentaient pas leurs entraves", seulement qu’il les "subissaient" sans arriver à la volonté de les briser.

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À propos de ces deux exemples il est donc important de savoir qui n’est pas l’auteur des citations "apocryphes". Et il se trouve qu’en outre leur origine peut être retracée, certes pas en désignant un individu déterminé, mais en les resituant dans un certain contexte historique.

En Allemagne de l’Ouest existait durant les années 1970-1980 un mouvement "antiautoritaire de gauche" désigné par le terme "Sponti"/"Spontis" (dérivé de "spontané", similaire à "spontex" en France). Des "Sponti-Sprüche" ("dictons Sponti") ont été mis en circulation : des adages, souvent humoristiques et sarcastiques, parodiant divers slogans et devises politiques ou déformant des proverbes et dictons bien connus. Ils ont été diffusés par les médias, ainsi qu’au moyen de graffitis muraux. Parmi les participants à ce mouvement se trouvaient Joschka Fischer (ulterieurement ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier allemand entre 1998 et 2005, il adhérait en 1982 au parti "Die Grünen", puis en 2006 se retira de la politique) et Daniel Cohn-Bendit (député européen entre 1994 et 2014, en 1984, il adhérait au parti "Die Grünen").

Les deux "citations" imaginaires mentionnées plus haut faisaient partie de ces "Sponti-Sprüche".

 



[1]. R. Luxemburg, Grève de masse, parti et syndicat

https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve3.htm