10e congrès du Parti communiste (bolchevik) russe
(8‑16 mars 1921)
Documents
A.
Les tâches immédiates du Parti dans la question nationale [1]
Thèses pour le 10e congrès du PC(b)R
approuvées par le Comité central du Parti[2]
Pravda [La Vérité] n° 29,
10 février 1921
I. Le régime capitaliste et l’oppression nationale
1. Les nations modernes sont le produit d’une époque déterminée, celle du capitalisme ascendant. Le processus d’abolition du féodalisme et de développement du capitalisme est aussi celui du groupement des individus en nations. Anglais, Français, Allemands, Italiens se sont constitués en nations lors du développement victorieux du capitalisme, qui triomphait du morcèlement féodal.
2. Là où il y a eu une parfaite coïncidence chronologique entre la formation des nations et la formation des États centralisés, les nations ont revêtu tout naturellement la forme d’États, elles sont devenues des États nationaux bourgeois indépendants. C’est ce qui s’est passé en Angleterre (l’Irlande mise à part), en France, en Italie. En Europe orientale, au contraire, la formation des États centralisés, accélérée par les besoins défensifs (invasion des Turks, des Mongols, etc.), a précédé l’abolition du féodalisme et, par suite, la formation des nations. C’est pourquoi les nations n’y sont pas devenues, et ne pouvaient pas y devenir, des États nationaux, mais ont constitué plusieurs États bourgeois mixtes comportant des nations multiples; d’ordinaire, ces États sont composés d’une nation forte, dominante, et de plusieurs nations faibles, qui sont assujetties. Telles l’Autriche, la Hongrie, la Russie.
3. Les États nationaux comme la France et l’Italie, ceux qui, d’emblée, se sont appuyés principalement sur leurs propres forces nationales, ont en général ignoré l’oppression nationale. Au contraire, les États multinationaux qui ont pour principe la domination d’une seule nation, ‑ plus exactement : de sa classe dominante, ‑ sur les autres nations, sont la patrie d’origine et le théâtre principal de l’oppression nationale et des mouvements nationaux. Les contradictions entre les intérêts de la nation dominante et ceux des nations assujetties sont de telle sorte qu’il faut absolument les résoudre si l’on veut assurer l’existence stable de l’État multinational. La tragédie de l’État bourgeois multinational provient de ce qu’il n’est pas en mesure de les résoudre : chacune de ses tentatives pour "rendre égales" les nations et "protéger" les minorités nationales tout en maintenant la propriété privée et l’inégalité de classe aboutit d’ordinaire à un nouvel échec, à une nouvelle aggravation des conflits nationaux.
4. Les progrès ultérieurs du capitalisme en Europe, le besoin de débouchés nouveaux, la recherche de matières premières et de combustible, enfin le développement de l’impérialisme, l’exportation des capitaux et la nécessité de s’assurer les grandes voies maritimes et ferroviaires ont conduit, d’une part, à l’annexion de territoires nouveaux par les vieux États nationaux et à la transformation de ces derniers en États multinationaux (coloniaux), avec l’oppression nationale et les conflits nationaux qui les caractérisent (Angleterre, France, Allemagne, Italie); d’autre part, ils ont renforcé chez les nations dominantes des vieux États multinationaux, la tendance non seulement à maintenir les frontières anciennes, mais à les élargir, à assujettir de nouvelles nationalités (faibles) aux dépens des États voisins. De la sorte, la question nationale s’est étendue à la question générale des colonies et finalement confondue, par la force des choses, avec elle; d’une question intérieure de l’État, l’oppression nationale est devenue une question internationale, une question de lutte (et de guerre) des "grandes" puissances impérialistes pour s’assujettir les nationalités faibles, tenues en état d’infériorité.
5. La guerre impérialiste, qui a mis entièrement à nu les contradictions nationales inconciliables et l’inconsistance interne des États bourgeois multinationaux, a entrainé une aggravation extrême des conflits nationaux au sein des États coloniaux vainqueurs (Angleterre, France, Italie), la désagrégation complète des vieux États multinationaux vaincus (Autriche, Hongrie, Russie de 1917) et enfin, ‑ solution la plus "radicale" de la question nationale par la bourgeoisie, ‑ la formation de nouveaux États nationaux bourgeois (Pologne, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Finlande, Géorgie, Arménie, etc.). Mais la formation de nouveaux États nationaux indépendants n’a pas assuré, et ne pouvait assurer, une coexistence pacifique des nationalités; elle n’a supprimé, et ne pouvait supprimer, ni l’inégalité nationale, ni l’oppression nationale, puisque les nouveaux États nationaux, qui reposent sur la propriété privée et l’inégalité de classe, ne peuvent subsister
a) sans opprimer leurs minorités nationales (la Pologne opprime les Biélorusses, les Juifs, les Lituaniens, les Ukrainiens; la Géorgie opprime les Ossètes, les Abkhaz, les Arméniens; la Yougoslavie opprime les Croates, les Bosniaques, et ainsi de suite);
b) sans étendre leur territoire aux dépens de leurs voisins, ce qui provoque des conflits et des guerres (Pologne contre Lituanie, Ukraine, Russie; Yougoslavie contre Bulgarie; Géorgie contre Arménie, Turquie, et ainsi de suite);
c) sans se soumettre aux "grandes" puissances impérialistes sous le rapport financier, économique et militaire.
6. Ainsi, l’après-guerre présente un tableau peu réjouissant de haine nationale, d’inégalité, d’oppression, de conflits, de guerres, d’atrocités impérialistes de la part des nations des pays civilisés, agissant les unes à l’égard des autres aussi bien qu’à l’égard des peuples tenus en état d’infériorité. D’une part, quelques "grandes" puissances, opprimant et exploitant toute la masse des États nationaux dépendants et "indépendants" (en fait entièrement dépendants), et la lutte de ces puissances entre elles pour s’assurer le monopole de l’exploitation des États nationaux. D’autre part, la lutte des États nationaux, dépendants et "indépendants", contre l’oppression intolérable des "grandes" puissances; la lutte des États nationaux entre eux pour étendre leur territoire national; la lutte de chaque État national pris séparément contre ses minorités nationales opprimées. Enfin, l’intensification du mouvement de libération des colonies contre les "grandes" puissances et l’aggravation des conflits nationaux, tant à l’intérieur de ces puissances qu’à l’intérieur des États nationaux, qui comprennent, en règle générale, un certain nombre de minorités nationales.
Tel est le "tableau du monde" légué par la guerre impérialiste.
La société bourgeoise s’est montrée parfaitement incapable de résoudre le problème national.
II. Le régime soviétique et la liberté nationale
1. S’il est inévitable que la propriété privée et le capital divisent les hommes, attisent les haines nationales et renforcent l’oppression nationale, il est non moins inévitable que la propriété et le travail collectifs rapprochent les hommes, minent les haines nationales et abolissent l’oppression nationale. L’existence du capitalisme sans oppression nationale est aussi inconcevable que celle du socialisme sans affranchissement des nations opprimées, sans liberté nationale. Le chauvinisme et la lutte nationale sont inévitables, inéluctables, tant que la paysannerie (et la petite bourgeoisie en général), imbue de préjugés nationalistes, suit la bourgeoisie; réciproquement, on peut considérer la paix et la liberté nationales comme garanties si la paysannerie suit le prolétariat, c’est-à-dire si la dictature du prolétariat est assurée. Aussi la victoire des Soviets et l’instauration de la dictature du prolétariat sont-elles la condition essentielle de la suppression de l’oppression nationale, de rétablissement de l’égalité nationale, du respect des droits des minorités nationales.
2. L’expérience de la révolution soviétique confirme entièrement cette thèse. L’instauration du régime soviétique en Russie et la proclamation du droit des nations à se séparer pour se constituer en États ont modifié du tout au tout les rapports entre les masses laborieuses des différentes nationalités de Russie, sapé les vieilles haines nationales, ôté toute base à l’oppression nationale, assuré aux ouvriers russes la confiance de leurs frères d’autres nationalités, non seulement en Russie, mais aussi en Europe et en Asie, et porté cette confiance jusqu’à l’enthousiasme, jusqu’à la volonté de lutter pour la cause commune. La formation de républiques soviétiques en Azerbaïdjan et en Arménie a abouti aux mêmes résultats en faisant disparaitre les conflits nationaux et la haine "séculaire" entre les masses laborieuses turques et arméniennes, arméniennes et azerbaïdjanaises. Il faut en dire autant de la victoire temporaire des Soviets en Hongrie, en Bavière, en Lettonie. D’autre part, on peut affirmer que les ouvriers russes n’auraient pu vaincre Koltchak et Denikine, et que les Républiques d’Azerbaïdjan et d’Arménie n’auraient pu tenir bon si l’on n’avait pas fait disparaitre ici et là les haines et l’oppression nationales, si les masses laborieuses des nationalités d’Occident et d’Orient n’avaient manifesté à leur égard tant de confiance et d’enthousiasme. L’affermissement des Républiques soviétiques et l’abolition de l’oppression nationale sont deux aspects d’un seul et même processus d’émancipation des travailleurs se libérant de la servitude impérialiste.
3. Mais l’existence de Républiques soviétiques, même d’étendue insignifiante, constitue une menace mortelle pour l’impérialisme. Cette menace ne tient pas seulement à ce que les Républiques soviétiques, qui ont rompu avec l’impérialisme, ont cessé d’être des colonies et des semi-colonies pour devenir des États réellement indépendants, privant ainsi les impérialistes d’une certaine étendue de territoire et de certains revenus; elle tient avant tout au fait que l’existence même des Républiques soviétiques, chaque pas qu’elles font dans la voie de l’écrasement de la bourgeoisie et de l’affermissement de la dictature du prolétariat, constituent la propagande la plus efficace contre le capitalisme et l’impérialisme, une propagande en faveur de la libération des pays soumis à la servitude impérialiste, un facteur irrésistible de décomposition et de désorganisation du capitalisme sous toutes ses formes. D’où la lutte inévitable des "grandes" puissances impérialistes contre les Républiques soviétiques, leurs efforts pour anéantir ces Républiques. L’histoire de la lutte engagée contre la Russie des Soviets par les "grandes" puissances, qui lancent contre elle l’un après l’autre les gouvernements bourgeois limitrophes, et l’un après l’autre les groupes de généraux contrerévolutionnaires; qui la soumettent à un blocus rigoureux et, plus généralement, cherchent à l’isoler au point de vue économique, ‑ cette histoire atteste éloquemment que dans l’état actuel des rapports internationaux, dans les conditions de l’encerclement capitaliste, aucune République soviétique prise à part ne peut se considérer comme garantie contre l’étranglement économique et la défaite militaire du fait de l’impérialisme mondial.
4. Aussi l’existence isolée des différentes Républiques soviétiques est‑elle instable, précaire, en raison de la menace que les États capitalistes font peser sur elles. Les intérêts communs de la défense des Républiques soviétiques, d’une part, le rétablissement des forces productives détruites par la guerre, de l’autre, et enfin, la nécessité d’une aide alimentaire des Républiques soviétiques riches en blé à celles qui ne le sont pas, exigent impérieusement l’union des différentes Républiques soviétiques en un même État, seul moyen pour elles de se soustraire à la servitude impérialiste et à l’oppression nationale. Délivrées de "leur" bourgeoisie et de la bourgeoisie "étrangère", les Républiques soviétiques nationales ne peuvent sauvegarder leur existence et vaincre les forces conjuguées de l’impérialisme qu’en s’unissant étroitement au sein d’un seul État; sinon, pas de victoire du tout.
5. La fédération des Républiques soviétiques, fondée sur la communauté des intérêts militaires et économiques, est la forme générale d’union politique qui permet :
a) d’assurer l’intégrité et le développement économique des différentes républiques aussi bien que de la fédération tout entière;
b) d’embrasser dans toute leur diversité les conditions de vie, la culture et l’état économique de nations et groupes ethniques qui se trouvent à des degrés de développement différents, et d’appliquer en conséquence telle ou telle forme de fédération;
c) d’organiser la coexistence pacifique et la collaboration fraternelle des nations et des groupes ethniques qui ont lié leur sort, d’une façon ou de l’autre, à celui de la fédération.
L’expérience acquise par la Russie dans l’application des formes diverses de fédération, depuis la fédération fondée sur l’autonomie soviétique (Kirghizie, Bachkirie, Tatarie, Montagnards, Daghestan), jusqu’à la fédération fondée sur des rapports contractuels avec des Républiques soviétiques indépendantes (Ukraine, Azerbaïdjan), des degrés intermédiaires (Turkestan, Biélorussie) étant admis entre ces deux types, a entièrement confirmé la valeur et la souplesse de la fédération comme forme générale d’association des Républiques soviétiques en un même État.
6. Mais la fédération ne peut être solide, elle ne peut donner de résultats effectifs, que si elle s’appuie sur la confiance mutuelle et la libre adhésion des pays qui la composent. Si la RSFSR est le seul pays au monde où l’expérience de la coexistence pacifique et de la collaboration fraternelle d’un certain nombre de nations et de groupes ethniques ait réussi, cela s’explique par le fait qu’il n’y a là ni nations dominantes ni nations assujetties, ni métropole ni colonies, ni impérialisme ni oppression nationale; la fédération y repose sur la confiance mutuelle et l’union librement consentie des masses laborieuses des différentes nations. Ce caractère volontaire de la fédération doit être maintenu coute que coute, seule une telle fédération pouvant constituer l’étape de transition à cette unité suprême des travailleurs de tous les pays au sein d’un système économique mondial, dont la nécessité devient de plus en plus évidente.
III. Les tâches immédiates du Parti communiste russe
1. La RSFSR et les Républiques soviétiques qui lui sont associées, comptent une population d’environ 140 millions d’habitants, dont près de 65 millions ne sont pas des Grands-Russes (Ukrainiens, Biélorusses, Kirghiz, Ouzbèks, Turkmènes, Tadjiks, Azerbaïdjanais, Tatars de la Volga, Tatars de Crimée, Boukhariens, Khiviens, Bachkirs, Arméniens, Tchétchènes, Kabardiens, Ossètes, Ingouches, Tcherkesses, Karatchaïs, Balkars[3], Kalmyks, Caréliens, Avars, Darghiniens, Kazikoumoukhs, Kuriniens, Koumyks[4], Mariis, Tchouvaches, Votiaks, Allemands de la Volga, Bouriates, Yakoutes et autres).
La politique du tsarisme, la politique des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie à l’égard de ces peuples visait à tuer en eux tout germe d’État national, à mutiler leur culture, à restreindre l’emploi de leur langue, à les tenir dans l’ignorance et enfin, à les russifier dans toute la mesure du possible. Elle a eu pour résultats l’étiolement et le retard politique de ces peuples.
Maintenant que les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie sont renversés et que le pouvoir soviétique a été proclamé par les masses populaires dans ces pays également, le Parti a pour tâche d’aider les masses laborieuses des peuples autres que les Grands-Russes à rattraper la Russie centrale qui a pris les devants, d’aider ces peuples
a) à développer et à consolider chez eux le type soviétique d’État dans les formes qui répondent le mieux à leurs particularités nationales;
b) à organiser chez eux des tribunaux, une administration, des organismes économiques, des organes du pouvoir fonctionnant dans la langue nationale et composés d’hommes du pays connaissant les mœurs et la mentalité de la population locale;
c) à développer chez eux la presse, les écoles, les théâtres, les clubs et, d’une façon plus générale, les institutions culturelles et éducatives fonctionnant dans la langue nationale.
2. Si nous retirons, des 65 millions d’hommes autres que les Grands-Russes, l’Ukraine, la Biélorussie, une infime partie de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie, qui ont passé, jusqu’à un certain point, par la période du capitalisme industriel, il reste environ 25 millions d’hommes, pour la plupart de population turke (Turkestan, majeure partie de l’Azerbaïdjan, Daghestan, Montagnards, Tatars, Bachkirs, Kirghiz, etc.), qui n’ont point connu le développement capitaliste, n’ont pas, ou peu s’en faut, de prolétariat industriel, en sont encore, dans la plupart des cas, à l’élevage et aux mœurs patriarcales de clan (Kirghizie, Bachkirie, Caucase du Nord) ou n’ont pas dépassé les formes primitives d’une existence semi-patriarcale, semi-féodale (Azerbaïdjan, Crimée, etc.), tout en se trouvant déjà entrainés dans la voie générale du développement soviétique.
La mission du Parti à l’égard des masses laborieuses de ces peuples (en plus de celle qui est indiquée au point 1) est de les aider à éliminer les survivances des rapports patriarcaux et féodaux et à s’associer à la construction d’une économie soviétique sur la base des Soviets de paysans travailleurs; pour cela, il faut créer parmi ces peuples de fortes organisations communistes capables de mettre à profit l’expérience des ouvriers et des paysans russes en matière d’édification politique et économique, tout en tenant compte dans ce travail de toutes les particularités de la situation économique concrète, de la structure sociale, de la culture et des conditions de vie de chaque nationalité, sans appliquer mécaniquement les mesures économiques prises en Russie centrale et bonnes uniquement pour un degré différent, un degré supérieur, de développement économique.
3. Si nous retirons des 25 millions d’hommes, pour la plupart de population turke, l’Azerbaïdjan, la majeure partie du Turkestan, les Tatars (de la Volga et de la Crimée), Boukhara, Khiva, le Daghestan, une partie des Montagnards (Kabardiens, Tcherkesses, Balkars) et certains groupes ethniques devenus sédentaires et établis sur un territoire déterminé, il reste environ 6 millions de Kirghiz, Bachkirs, Tchétchènes, Ossètes, Ingouches, dont les terres étaient jusqu’à ces derniers temps un objet de colonisation pour les immigrés russes; ces derniers leur avaient déjà enlevé les meilleurs sols arables et ils les refoulaient méthodiquement vers les contrées désertiques.
La politique du tsarisme, la politique des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie visait à implanter dans ces régions le plus possible d’éléments koulaks pris parmi les paysans russes et les cosaques, en faisant d’eux un soutien sûr pour les visées impérialistes. Cette politique avait comme conséquence l’extinction graduelle des populations locales (Kirghiz, Bachkirs), refoulées vers le désert.
La mission du Parti à l’égard des masses laborieuses de ces nationalités (outre les tâches mentionnées aux points 1 et 2) consiste à associer leur effort à celui des masses laborieuses de la population russe locale dans la lutte pour s’affranchir des koulaks en général, et en particulier des rapaces koulaks grands-russes; à les aider de toutes ses forces et par tous les moyens à secouer le joug des colonisateurs koulaks et à leur assurer de la sorte les bonnes terres, indispensables à une existence vraiment humaine.
4. Outre les nations et les groupes ethniques déjà mentionnés, qui ont une structure sociale déterminée et occupent un territoire déterminé, il existe dans la RSFSR des groupes nationaux instables, des minorités nationales disséminées au sein des majorités compactes d’autres nationalités et n’ayant la plupart du temps ni structure sociale, ni territoire déterminés (Lettons, Estoniens, Polonais, Juifs et autres minorités nationales). La politique du tsarisme consistait à faire disparaitre ces minorités par tous les moyens, jusque et y compris les pogroms (pogroms contre les Juifs).
Maintenant que les privilèges nationaux ont été abolis, que l’égalité des nations est effective et le droit des minorités nationales à un libre développement national garanti par le caractère même du régime soviétique, la tâche du Parti à l’égard des masses laborieuses de ces groupes nationaux consiste à les aider à user pleinement de ce droit de libre développement qui leur est garanti.
5. Les organisations communistes des régions périphériques se développent dans des conditions un peu spéciales, qui y retardent la croissance normale du Parti. D’une part, les communistes grands-russes qui y travaillent se sont formés alors qu’il existait une nation "dominante" et ils n’ont pas connu d’oppression nationale; c’est pourquoi ils sous-estiment souvent l’importance des particularités nationales dans le travail du Parti, ou même ils n’en font aucun cas, ne tiennent aucun compte dans leur travail des particularités de la structure sociale, de la culture, des conditions de vie, de l’histoire de la nationalité en question, compromettant ainsi et déformant la politique du Parti dans la question nationale. Le résultat est que l’on dévie du communisme vers l’esprit de domination impérialiste et colonialiste, vers le chauvinisme grand-russe. D’autre part, les communistes issus de la population locale, qui ont connu la dure période de l’oppression nationale et ne sont pas encore entièrement dégagés de sa hantise, exagèrent souvent l’importance des particularités nationales dans le travail du Parti et négligent les intérêts de classe des travailleurs, ou bien confondent tout simplement les intérêts "généraux" de cette nation, sans savoir distinguer les premiers des seconds et fonder sur eux le travail du Parti. D’où, cette fois, une déviation du communisme vers le nationalisme démocratique bourgeois, qui revêt parfois la forme du panislamisme, du panturquisme[5] (en Orient).
Tout en condamnant résolument ces deux déviations comme nuisibles et dangereuses pour la cause du communisme, le congrès tient à signaler comme particulièrement dangereuse et nuisible la première d’entre elles : la déviation vers l’esprit de domination impérialiste et colonialiste. Le congrès rappelle qu’il est indispensable de surmonter les survivances nationalistes et colonisatrices dans les rangs du Parti pour créer dans les régions périphériques des organisations réellement communistes, solides et liées aux masses, groupant dans leurs rangs les éléments prolétariens de la population locale et russe sur la base de l’internationalisme. Il estime donc que l’élimination, dans le communisme, des flottements nationalistes et, au premier chef, colonialistes, est une des tâches primordiales du Parti dans les régions périphériques.
6. À la suite des succès remportés sur les fronts militaires et surtout depuis la liquidation de Wrangel, on observe dans certaines régions périphériques arriérées, n’ayant pas ou presque pas de prolétariat industriel, une tendance de plus en plus prononcée des éléments nationalistes petits-bourgeois à entrer dans le Parti pour y faire carrière. Ces éléments tiennent compte de la situation du Parti, qui est en fait la force dirigeante, et ainsi ils se travestissent d’ordinaire en communistes bon teint en affluant souvent par groupes entiers au Parti, où ils apportent un esprit de chauvinisme et de désagrégation mal dissimulé; et les organisations du Parti des régions périphériques, en général assez faibles, ne savent pas toujours résister à la tentation d’"élargir" le Parti en y admettant de nouveaux adhérents.
Le congrès invite à une lutte résolue contre les éléments pseudo-communistes de tout acabit qui s’insinuent dans le Parti du prolétariat, et il met le Parti en garde contre tout "élargissement" par l’admission d’éléments intellectuels nationalistes petits-bourgeois. Il estime que dans les régions périphériques le Parti doit se recruter surtout parmi les prolétaires, les paysans pauvres et les paysans travailleurs et s’attacher à consolider ses organisations en améliorant la qualité de leurs effectifs.
B.
I. V. Staline
au 10e congrès du PC(b)R [6]
10e Congrès du Parti communiste (bolchevik) russe.
Compte rendu sténographique, Moscou, 1921.
1.
Rapport sur les prochaines tâches du Parti
au sujet de la question nationale
(10 mars 1921)
Avant de passer directement aux tâches concrètes et immédiates du Parti dans la question nationale, il est nécessaire d’établir certaines prémisses sans lesquelles cette question ne saurait être résolue. Ces prémisses ont trait au problème de la formation des nations, de l’origine de l’oppression nationale, des formes d’oppression nationale au cours de l’histoire et, ensuite, des formes que revêt la solution de la question nationale aux différentes périodes.
Ces périodes sont au nombre de trois.
La première période est celle de l’abolition du féodalisme en Occident et de la victoire du capitalisme. C’est celle où les individus se constituent en nations. Je veux parler de pays comme l’Angleterre (l’Irlande mise à part), la France, l’Italie. En Occident, ‑ en Angleterre, en France, en Italie et partiellement en Allemagne, ‑ il y a eu en général coïncidence chronologique de la période d’abolition du féodalisme et de constitution des individus en nations avec celle où sont apparus les États centralisés, ce qui fait que les nations, en se développant, ont pris la forme d’États. Et comme il n’existait pas d’autres groupes nationaux de quelque importance à l’intérieur de ces États, l’oppression nationale y a été inconnue.
À l’est de l’Europe, au contraire, la formation des nations et l’abolition du morcèlement féodal n’ont pas coïncidé avec la constitution des États centralisés. Je veux parler ici de la Hongrie, de l’Autriche, de la Russie. Dans ces pays, le capitalisme ne s’était pas encore développé; tout au plus y prenait-il naissance, alors que les intérêts de la défense contre l’invasion des Turks, des Mongols et d’autres peuples d’Orient exigeaient la formation immédiate d’États centralisés, capables de contenir la poussée de l’envahisseur. Par conséquent, à l’est de l’Europe, la formation d’États centralisés s’est opérée plus rapidement que la constitution des individus en nations, et c’est pourquoi on a vu s’y former des États mixtes, composés de plusieurs peuples non encore constitués en nations, mais déjà réunis en un seul État.
Ainsi, la première période est caractérisée par la naissance des nations à l’aube du capitalisme; à l’ouest de l’Europe apparaissent des États purement nationaux, sans oppression nationale, tandis qu’à l’Est apparaissent des États multinationaux ayant à leur tête la nation la plus évoluée, tandis que les autres, moins évoluées, sont subordonnées, du point de vue politique d’abord, économique ensuite, à la nation dominante. Ces États multinationaux de l’Est ont été la patrie de cette oppression nationale qui a fait surgir les conflits nationaux, les mouvements nationaux, la question nationale et les différentes méthodes pour la résoudre.
La deuxième période, dans l’histoire de l’oppression nationale et des méthodes employées pour la combattre, coïncide avec celle de l’apparition de l’impérialisme en Occident : le capitalisme, en quête de débouchés, de matières premières, de combustible et de main‑d’œuvre à bon marché, a engagé la lutte pour exporter les capitaux et s’assurer les grandes voies de communications ferroviaires et maritimes; il déborde le cadre de l’État national et étend son territoire aux dépens de ses voisins, proches et éloignés. Durant cette deuxième période, les vieux États nationaux d’Occident, ‑ Angleterre, Italie, France, ‑ cessent d’être des États nationaux : en s’emparant de territoires nouveaux, ils se transforment en États multinationaux, coloniaux; l’oppression nationale et coloniale y sévit ainsi, à l’instar de ce qui existait déjà à l’est de l’Europe. À l’est de l’Europe, cette période est caractérisée par l’éveil et le renforcement des nations assujetties (Tchèques, Polonais, Ukrainiens), phénomènes qui, à la suite de la guerre impérialiste, ont entrainé la dissolution des vieux États multinationaux bourgeois et la formation de nouveaux États nationaux, asservis à ce qu’on est convenu d’appeler les grandes puissances.
La troisième période est la période soviétique, celle de la destruction du capitalisme et de l’abolition de l’oppression nationale : la question des nations dominantes et assujetties, des colonies et de la métropole, est reléguée aux archives de l’histoire; on voit apparaitre, sur le territoire de la RSFSR des nations jouissant toutes du même droit de se développer, mais entre qui subsiste une certaine inégalité, explicable historiquement par leur retard économique, politique et culturel. Le fond de cette inégalité nationale, c’est que nous avons hérité, par suite du développement historique, d’une situation telle que l’une des nations, la nation grand-russe, s’est montrée plus développée que les autres du point de vue politique et industriel. De là une inégalité de fait, qui ne saurait être supprimée en un an, mais qui doit l’être grâce à l’aide économique, politique et culturelle accordée aux nations et groupes ethniques retardataires.
Telles sont les trois périodes de développement de la question nationale, qui marquent le cours de l’histoire.
Les deux premières présentent un trait commun; les nations subissent l’oppression et l’asservissement, ce qui fait que la lutte nationale se poursuit et la question nationale reste sans solution. Mais il existe aussi une différence entre elles : dans la première période, la question nationale ne sort pas du cadre de chaque État multinational et n’intéresse que quelques nations, surtout européennes, alors que dans la seconde, la question nationale, de question intérieure de l’État, devient une question internationale, une question de guerre entre les États impérialistes pour garder sous leur domination les nationalités tenues en état d’infériorité, pour soumettre à leur influence de nouvelles nationalités et peuplades hors d’Europe.
Ainsi, la question nationale qui, auparavant, n’avait d’importance que dans les pays civilisés, perd durant cette période son caractère isolé et se confond avec la question générale des colonies.
Si la question nationale a évolué et est devenue la question générale des colonies, il ne faut pas y voir l’effet d’un hasard historique. La raison en est d’abord que, pendant la guerre impérialiste, les groupes impérialistes des puissances belligérantes ont dû eux-mêmes faire appel aux colonies, où ils puisaient du matériel humain pour leurs armées. À coup sûr, ce processus, ‑ processus d’appel inévitable des impérialistes aux peuples retardataires des colonies, ‑ ne pouvait manquer d’éveiller ces peuplades et ces nationalités à la libération, à la lutte. Vient ensuite un deuxième facteur d’élargissement de la question nationale, de transformation de ce problème en question générale des colonies, s’étendant au globe entier et y faisant jaillir d’abord les étincelles, puis la flamme du mouvement d’émancipation : il s’agit de la tentative des groupes impérialistes de partager la Turquie et de mettre fin à son existence politique. La Turquie qui est, parmi les peuples musulmans, le pays le plus développé sous le rapport politique, ne pouvait se résigner à cette perspective; elle a levé l’étendard de la lutte et rallié les peuples d’Orient contre l’impérialisme. Le troisième facteur est l’apparition de la Russie soviétique, dont la lutte contre l’impérialisme a enregistré un certain nombre de succès, et, comme il était naturel, enthousiasmé les peuples opprimés d’Orient, éveillé ces peuples, en les incitant à la lutte, ce qui a permis de créer un front commun des nations opprimées, de l’Irlande aux Indes.
Tels sont les facteurs qui, au deuxième stade de développement de l’oppression nationale, ont abouti à ce résultat que la société bourgeoise, loin de résoudre la question nationale, loin d’établir la paix entre les peuples, a, au contraire, fait jaillir de l’étincelle de la lutte nationale, la grande flamme du combat des peuples opprimés des colonies et semi-colonies contre l’impérialisme mondial.
Le seul régime capable de résoudre la question nationale, autrement dit de créer les conditions d’une coexistence pacifique et d’une collaboration fraternelle des différentes nations et peuplades, est évidemment le régime du pouvoir soviétique, le régime de la dictature du prolétariat.
Est‑il besoin de démontrer que l’égalité des nations ne saurait être garantie sous la domination du capital, tant qu’existent la propriété privée des moyens de production et les classes sociales; qu’aussi longtemps que le pouvoir du capital subsistera, que la lutte se poursuivra pour la possession des moyens de production, aucune égalité n’est possible entre les nations, ni aucune collaboration entre les masses laborieuses des différentes nations? L’histoire nous dit que le seul moyen d’en finir avec l’inégalité nationale, le seul moyen d’établir un régime de collaboration fraternelle entre les masses laborieuses des peuples opprimés et non opprimés est d’abolir le capitalisme et d’instaurer le régime soviétique.
Poursuivons. L’histoire a montré que si même certains peuples réussissent à se libérer de leur bourgeoisie nationale aussi bien que de la bourgeoisie "étrangère", c’est‑à‑dire s’ils instaurent chez eux le régime soviétique, il leur est impossible, tant que l’impérialisme demeure, de subsister séparément et de défendre avec succès leur existence sans le soutien économique et militaire des Républiques soviétiques voisines. L’exemple de la Hongrie montre éloquemment que si les Républiques soviétiques ne s’unissent pas en un État, si elles ne se rassemblent pas pour constituer une seule force militaire et économique, il est impossible de résister aux forces coalisées de l’impérialisme mondial tant sur les fronts militaires que sur les fronts économiques.
La fédération des Républiques soviétiques est cette forme cherchée d’union politique dont la RSFSR est la vivante incarnation.
Telles sont, camarades, les prémisses dont j’avais à vous parler afin de pouvoir démontrer la nécessité pour notre Parti de prendre certaines mesures en vue de résoudre la question nationale dans le cadre de la RSFSR.
Bien que, sous le régime soviétique, il n’y ait plus, en Russie et dans les Républiques qui sont associées à la Russie, ni nations dominantes ni nations sans droits, ni métropole ni colonies, ni exploités ni exploiteurs, la question nationale n’en subsiste pas moins en Russie. Le fond de la question nationale dans la RSFSR, revient à supprimer le retard de fait (retard économique, politique, culturel) que certaines nations ont hérité du passé, afin de permettre à ces peuples de rattraper la Russie centrale sous le rapport politique, culturel et économique.
Sous l’ancien régime, le pouvoir tsariste ne cherchait pas, et il ne pouvait chercher, à développer une vie d’État en Ukraine, en Azerbaïdjan, au Turkestan et dans les autres régions périphériques; il s’opposait au développement de l’idée d’État dans ces régions, de même qu’à leur développement culturel, en s’attachant à assimiler de force la population locale.
Poursuivons. L’ancien État, les grands propriétaires fonciers et les capitalistes nous ont laissé en héritage des peuples aussi écrasés que les Kirghiz, les Tchétchènes, les Ossètes, dont les terres étaient colonisées par des éléments cosaques et koulaks de Russie. Ces peuples étaient condamnés à d’incroyables souffrances et à l’extinction.
Poursuivons. La situation de la nation grand-russe, qui était la nation dominante, a laissé des traces d’influences même sur des communistes russes, qui ne savent pas, ou ne désirent pas, aborder de plus près les masses laborieuses de la population locale, comprendre leurs besoins et les aider à sortir de leur état retardataire et de leur manque de culture. J’ai ici en vue les groupes peu nombreux de communistes russes qui, négligeant dans leur travail les particularités du mode de vie et de la culture dans les régions périphériques, dévient parfois vers le chauvinisme impérialiste russe.
Poursuivons. La situation des nationalités non russes qui ont connu l’oppression nationale n’a pas manqué d’exercer, elle aussi, son influence sur les communistes appartenant à la population locale; parfois, ils ne savent pas faire la distinction entre les intérêts de classe des masses laborieuses de leur peuple et les intérêts dits "nationaux". J’ai ici en vue la déviation vers le nationalisme local que l’on observe parfois dans les rangs des communistes non russes et qui trouve son expression, en Orient par exemple, dans le panislamisme, le panturquisme.
Il faut, enfin, sauver de l’extinction les Kirghiz, les Bachkirs et certaines peuplades montagnardes, les pourvoir des terres dont ils ont besoin, aux dépens des colonisateurs koulaks.
Tels sont les problèmes et les objectifs dont l’ensemble constitue le fond de la question nationale dans notre pays.
Après avoir défini ces objectifs immédiats du Parti dans la question nationale, je voudrais en venir à un problème d’ordre plus général : adapter notre politique communiste dans les régions périphériques aux conditions particulières de la vie économique que nous rencontrons, surtout en Orient.
C’est un fait qu’un certain nombre de nationalités, principalement turkes, ‑ 25 millions d’hommes environ, ‑ n’ont point passé, n’ont pas eu le temps de passer par la période du capitalisme industriel; pour cette raison, elles n’ont pas, ou presque pas, de prolétariat industriel, et elles doivent ainsi passer des formes d’économie primitives au stade de l’économie soviétique sans connaitre le capitalisme industriel. Pour mener à bien cette opération difficile, mais nullement impossible, il est nécessaire de tenir compte de toutes les particularités de l’état économique de ces nationalités, et même de leur passé historique, de leurs conditions de vie et de culture. Appliquer sur leur territoire des mesures qui étaient valables et avaient un sens ici, au centre de la Russie, serait inconcevable et dangereux. Il est bien évident que dans l’application de la politique économique de la RSFSR, il faut absolument tenir compte de toutes les particularités de l’état économique, de la structure sociale et de l’histoire, que nous avons trouvées dans ces régions périphériques. Sans parler de la nécessité d’en finir avec des inepties telles que, par exemple, l’ordre du Narkomprod[7] exigeant la livraison de porcs en Kirghizie, pays où la population musulmane n’a jamais élevé de porcs. Cet exemple montre à quel point on se refuse à tenir compte de conditions particulières d’existence qui pointant sautent aux yeux du premier voyageur venu.
On vient de me remettre un billet pour me demander de répondre aux articles du camarade Tchitchérine. Camarades, à mon avis, les articles de Tchitchérine, que j’ai lus attentivement, ne sont que littérature. Ils renferment quatre erreurs ou malentendus.
Tout d’abord, le camarade Tchitchérine est enclin à nier l’existence de contradictions entre les États impérialistes; il exagère l’union internationale des impérialistes et perd de vue, sous-estime les contradictions internes entre les groupes et les États impérialistes, contradictions qui existent bel et bien et provoquent la guerre (France, Amérique, Angleterre, Japon, etc.). Il a surestimé l’un des facteurs : l’union des milieux dirigeants impérialistes, et sous-estimé les contradictions à l’intérieur de ce "trust". Or, ces contradictions existent, et c’est sur elles que se fonde l’activité du commissariat du peuple aux Affaires étrangères.
Le camarade Tchitchérine commet ensuite une autre erreur. Il sous-estime les contradictions qui existent entre les grandes puissances dominantes et les États nationaux récemment constitués (Tchécoslovaquie, Pologne, Finlande et autres), qui sont soumis à ces grandes puissances sous le rapport financier et militaire. Le camarade Tchitchérine a complètement perdu de vue que, malgré la subordination de ces États nationaux aux grandes puissances, ou plutôt en raison de cette subordination, il existe entre les grandes puissances et ces États des contradictions qui ont eu leurs répercussions, par exemple, sur les pourparlers avec la Pologne, l’Estonie, etc. La raison d’être du commissariat du peuple aux Affaires étrangères est justement de tenir compte de toutes ces contradictions, de se fonder sur elles, de louvoyer dans ce cadre. Il est on ne peut plus surprenant que le camarade Tchitchérine ait sous-estimé ce facteur.
La troisième erreur, c’est qu’il parle beaucoup trop de la libre disposition nationale, laquelle est devenue en effet un mot d’ordre creux, utilisé tout à leur aise par les impérialistes. Il est étrange que le camarade Tchitchérine ait oublié que nous avons dit adieu à ce mot d’ordre il y a déjà deux ans. Il ne figure plus dans notre programme. Dans ce programme, il est question non pas de la libre disposition nationale, mot d’ordre tout à fait vague, mais d’un mot d’ordre plus net et plus précis : celui du droit des peuples à se séparer pour se constituer en États. Ce sont là deux choses différentes. Il est singulier que le camarade Tchitchérine ne tienne pas compte de cet élément dans ses articles; aussi toutes les objections qu’il oppose à un mot d’ordre aujourd’hui trop vague sont-elles un coup d’épée dans l’eau : ni mes thèses ni le programme du Parti ne soufflent mot de la "libre disposition". On n’y parle que du droit des peuples à se séparer pour se constituer en États. Mais ce mot d’ordre, dans le moment actuel, alors que le mouvement de libération se déclenche dam les colonies, est pour nous un mot d’ordre révolutionnaire. Pour autant que les États soviétiques se groupent en une fédération sur la base d’une adhésion librement consentie, le droit de se séparer reste inutilisé de par la volonté même des peuples qui composent la RSFSR. Mais pour autant qu’il s’agit de colonies étranglées par l’Angleterre, la France, l’Amérique, le Japon, pour autant qu’il s’agit de pays assujettis comme l’Arabie, la Mésopotamie, la Turquie, l’Hindoustan, c’est‑à‑dire de pays qui sont des colonies ou des semi-colonies, le mot d’ordre du droit des peuples à se séparer est révolutionnaire; y renoncer, c’est faire le jeu des impérialistes.
Quatrième malentendu : l’absence de directives pratiques dam les articles du camarade Tchitchérine. Écrire des articles est, certes, facile; mais pour les intituler "Contre les thèses du camarade Staline", il faudrait avancer quelque chose de sérieux, ne fût‑ce que des contrepropositions pratiques. Or, je n’ai trouvé là aucune proposition pratique digne d’être prise en considération.
Je termine, camarades. Nous avons abouti aux conclusions suivantes. La société bourgeoise ne s’est pas seulement révélée incapable de résoudre la question nationale; ses tentatives de la "résoudre" l’ont au contraire amplifiée jusqu’à en faire la question coloniale, et la bourgeoisie a formé contre elle-même un front nouveau qui s’étend de l’Irlande à l’Hindoustan. Le seul État capable de poser et de résoudre la question nationale est l’État qui se fonde sur la propriété collective des moyens et instruments de production : l’État soviétique. Dans l’État fédératif soviétique, il n’y a plus ni nations opprimées ni nations dominantes, l’oppression nationale est abolie; mais en raison de l’inégalité de fait (culturelle, économique, politique) entre les nations plus civilisées et celles qui le sont moins, inégalité héritée de l’ancien régime bourgeois, la question nationale revêt une forme qui impose l’étude des mesures propres à faciliter le progrès économique, politique et culturel des masses laborieuses des nations et groupes ethniques retardataires, propres à leur permettre de rattraper la Russie centrale, ‑ et prolétarienne, ‑ qui a pris les devants. De là, les propositions pratiques qui font l’objet de la troisième partie des thèses présentées par moi sur la question nationale.
2.
Discours de clôture de la discussion
(10 mars 1921)
Camarades, ce qu’il y a de plus caractéristique pour ce congrès, à propos de la discussion sur la question nationale, c’est que, partis de déclarations théoriques, nous sommes arrivés, en passant par la nouvelle division administrative de la Russie, à poser le problème pratiquement. Au début de la Révolution d’Octobre, nous nous sommes bornés à proclamer le droit des peuples à se séparer. En 1918 et 1920, nous nous sommes attachés à opérer une nouvelle division administrative de la Russie selon le principe national afin d’aider les masses laborieuses des peuples retardataires à se rapprocher du prolétariat de Russie. Et aujourd’hui, à ce congrès, nous posons sur un terrain purement pratique la question de savoir quelle doit être la politique du Parti à l’égard des masses laborieuses et des éléments petits-bourgeois à l’intérieur des régions autonomes et des républiques indépendantes associées à la Russie. Aussi ai‑je été surpris de la déclaration de Zatonski, selon laquelle les thèses qui vous ont été présentées ont un caractère abstrait. J’ai en main ses thèses à lui, qu’il n’a pas soumises, ‑ j’ignore pour quelle raison, ‑ à l’attention du congrès, et je n’ai pu y découvrir une seule proposition d’ordre pratique, littéralement pas une, sauf pourtant celle de remplacer le nomade "RSFSR" par l’expression d’"Europe orientale" et d’écrire "russe" ou "grand-russe" au lieu de la formule "de Russie". Je n’ai trouvé dans ces thèses aucune autre proposition pratique.
Je passe à la question suivante.
Je dois dire que j’attendais davantage des délégués qui ont pris la parole. On compte en Russie vingt-deux régions périphériques; certaines sont fortement touchées par le développement de l’industrie et ne se distinguent guère de la Russie sous le rapport industriel; d’autres n’ont pas encore passé par le stade du capitalisme et se distinguent profondément de la Russie centrale; d’autres encore sont complètement retardataires. Dans des thèses, il est impossible d’embrasser toute cette diversité des régions périphériques dans tous ses détails concrets. On ne saurait demander à des thèses valables pour l’ensemble du Parti d’avoir un caractère uniquement turkestanais, azerbaïdjanais ou ukrainien. Il faut prendre les traits caractéristiques communs à toutes les régions périphériques et les inclure dans les thèses, en faisant abstraction des détails. Il n’existe pas au monde d’autre méthode pour élaborer des thèses.
Les nations autres que la nation grand-russe doivent être divisées en plusieurs groupes, ainsi que le font les thèses. Les nations non-russes comptent environ 65 millions d’hommes. Leur caractéristique à toutes est qu’elles sont en retard sur la Russie centrale quant au développement des institutions d’État. Notre mission est de tout faire pour aider ces nations, leurs éléments prolétariens, leurs travailleurs, à développer chez elles les institutions soviétiques dans leur propre langue. Ce trait commun est consigné dans les thèses, dans la partie relative aux mesures pratiques.
Ensuite, si l’on continue à préciser les particularités des régions périphériques, il faudra mettre à part, sur le total d’environ 65 millions de non-Russes, quelque 25 millions d’hommes de population turke, qui n’ont pas passé par le capitalisme. Le camarade Mikoïan a tort de dire que l’Azerbaïdjan est, à certains égards, en avance sur les provinces russes. Il confond évidemment Bakou avec l’Azerbaïdjan, Bakou n’est pas sorti du sein de l’Azerbaïdjan; c’est quelque chose de surajouté, d’en haut, par Nobel, Rothschild, Wishaw et autres. Quant à l’Azerbaïdjan lui-même, c’est le pays des rapports patriarcaux et féodaux les plus retardataires. C’est pourquoi je range l’Azerbaïdjan dans son ensemble dans le groupe des régions périphériques qui n’ont point passé par le capitalisme et auxquelles il est nécessaire d’appliquer des méthodes particulières pour les entrainer sur la voie de l’économie soviétique. C’est ce qui est dit dans les thèses.
Il existe ensuite un troisième groupe qui compte au plus 6 millions d’hommes; ce sont surtout des peuplades d’éleveurs où subsiste le régime du clan et qui ne se livrent pas encore à la culture du sol. Ce sont principalement les Kirghiz, la partie nord du Turkestan, les Bachkirs, les Tchétchènes, les Ossètes, les Ingouches. Il faut avant tout pourvoir de terre ce groupe de nationalités. On n’a pas donné ici la parole aux Kirghiz et aux Bachkirs, on a clos les débats. Ils en auraient dit encore davantage sur les souffrances qu’endurent la Haute-Bachkirie, la Kirghizie et les Montagnards, qui dépérissent faute de terre. Mais ce qu’a dit à ce sujet Safarov ne concerne qu’un groupe de 6 millions d’individus. Aussi ne saurait‑on étendre ses propositions pratiques à toutes les régions périphériques; en effet, pour les autres nationalités non russes, ‑ et elles comptent environ 60 millions d’hommes, ‑ ces amendements n’ont aucune valeur. C’est pourquoi, sans m’opposer à ce que l’on précise, complète et améliore certains points sur la suggestion de Safarov et au sujet de certains groupes de nationalités, je tiens à dire qu’on ne saurait universaliser ces amendements. Ensuite, j’ai une remarque à faire à propos d’un des amendements de Safarov. Il s’y est glissé une phrase sur l’"auto-détermination nationale culturelle" :
Avant la Révolution d’Octobre, ‑ y est‑il dit, ‑ les peuples coloniaux et semi-coloniaux des régions périphériques orientales de la Russie étaient privés, du fait de la politique impérialiste, de toute possibilité d’accéder aux conquêtes culturelles de la civilisation capitaliste au moyen de l’auto-détermination nationale culturelle, de l’instruction en langue maternelle, etc.
Je tiens à dire que je ne puis accepter cet amendement, parce qu’il sent le bundisme. C’est une formule toute bundiste que l’auto-détermination nationale culturelle. Il y a beau temps que nous avons dit adieu aux mots d’ordre nébuleux d’auto-détermination; point n’est besoin de les faire revivre. Au surplus, toute cette phrase constitue un assemblage de mots hautement artificiel[8].
Poursuivons. J’ai reçu un billet prétendant que nous, communistes, implantons artificiellement la nationalité biélorusse. Cela est faux : il existe une nation biélorusse, avec sa langue, différente du russe, et par suite on ne peut faire progresser la culture du peuple biélorusse que dans sa propre langue. On entendait les mêmes propos il y a cinq ans au sujet de l’Ukraine, de la nationalité ukrainienne. Et tout récemment encore ne disait‑on pas que la République ukrainienne et la nation ukrainienne étaient une invention des Allemands? Il est pourtant clair que la nation ukrainienne existe, et que le devoir des communistes est de développer sa culture. On ne peut aller à l’encontre de l’histoire. Il est évident que si les éléments russes prédominent encore dans les villes d’Ukraine, celles‑ci, avec le temps, ne peuvent manquer de s’ukrainiser. Il y a une quarantaine d’années, Riga était une ville allemande; mais comme les villes se développent par l’afflux d’habitants des campagnes et que la campagne est la gardienne de la nationalité, Riga est aujourd’hui une ville purement lettone. Il y a une cinquantaine d’années, toutes les villes de Hongrie avaient un caractère allemand; à l’heure actuelle, elles sont magyarisées. Il en sera de même en Biélorussie, où les non-Biélorusses prédominent encore dans les villes.
En conclusion, je propose au congrès d’élire une commission comprenant des représentants des régions et chargée de préciser les propositions pratiques contenues dans les thèses, qui intéressent toutes nos régions périphériques.
[1]. Source : I. V. Staline, Œuvres, tome 5 (1921‑1923); Paris, Nouveau Bureau d’Édition, 1980; p. 26‑37.
[2]. Les thèses "Les tâches immédiates du Parti dans la question nationale" ont été discutées au Bureau politique du Comité central du PC(b)R le 5 février 1921. Une commission dirigée par Lénine et Staline fut chargée de leur rédaction définitive, et elles furent publiées dans le n° 29 de la Pravda, le 10 février, puis en brochure la même année (IMEL).
[3]. Ces sept dernières nationalités forment le groupe dit des "Montagnards" (IMEL).
[4]. Ces cinq dernières nationalités forment le groupe dit des "Daghestanais" (IMEL).
[5]. Le panislamisme est une idéologie religieuse et politique qui prétend unir en un tout tous les peuples professant l’Islam religion musulmane). Elle s’est largement répandue à la fin du 19e siècle parmi les classes exploiteuses des pays d’Orient; elle a été utilisée par la Turquie pour assujettir les musulmans de tout l’univers au sultan turc "khalife des croyants". Lénine considérait le panislamisme comme l’un des courants qui visaient à "conjuguer le mouvement de libération contre l’impérialisme européen et américain et le renforcement des positions des khans, des propriétaires fonciers, des mollahs, etc." [Œuvres, Paris-Moscou, t. 31, p. 150. (N. Ed.)]
[6]. Source : I. V. Staline, op. cit;, p. 38‑50.
[7]. Commissariat du peuple au Ravitaillement (N. Ed.).
[8]. Dans l’original : "un assemblage de mots le plus choquant". Modifié après consultation de l’édition en allemand des oeuvres de Staline (Werke, Band 5; Dietz Verlag Berlin, 1952), où on lit : "höchst unnatürlich". (N. ROCML).